PENDANT L'AGONIE DU MIKADO

Après un long et glorieux règne
de quarante-cinq ans, l'empereur Mutsu Hito vient de mourir. Jamais
aucun souverain du monde ne vit. s'accomplir sous son règne aussi
étonnante évolution que celle qui s'opéra au Japon
sous la souveraineté du Mikado défunt.
Lorsqu'en 1867, Mutsu Hito, âgé de quinze ans monta sur
le trône, le Japon vivait isolé. Le pays était fermé
aux influences étrangères. Le Mikado souverain de tradition
était rien en réalité. Le véritable maître
était une sorte de maire du palais, le shogun
En plein dix-neuvième siècle, ce pays, comme la Chine
sa voisine semblait être demeuré figé dans une civilisation
moyenâgeuse.
Un François qui parvint à séjourner au Japon à
cette époque, décrit un défilé de soldats
japonais auquel il assista :
« A ce moment-là les anciens uniformes, les anciennes armes
étaient seuls en usage. Qu'on se figure une procession de ces
compagnies d'archers, d'arbalétriers, revêtus de ces jolies
armures laquées ou damasquinées qu'on ne voit plus guère
aujourd'hui que chez de riches collectionneurs : quelques pelotons d'arquebusiers
; certaines compagnies précédées de tambours à
la longue caisse de forme hollandaise. - Les chefs, à cheval,
surchargés, hommes et bêtes, d'ornements guerriers et bizarres.»
Et il ajoute:
« Les Japonais d'aujourd'hui doivent bien rire, lorsqu'ils trouvent
des images représentant leurs pères ainsi accoutrés
; mais je vous assure que, en 1865, au moment où nous passions
cette revue des forces de terre des Japonais, il n'y en avait pas un
seul parmi nous qui, tout en croyant au progrès et au développement
futur de ce peuple si intelligent, eut soupçonné la réalisation
de ce développement et la transformation radicale, absolue, de
l'armée japonaise dans un espace de temps de moins de trente
années..»
Cette transformation, le règne de Mutsu Hito la vit s'accomplir
entièrement. Le pouvoir du shogun fut aboli ; le mikado régna
en fait. Le pays s'ouvrit aux étrangers. Tous les progrès
y pénétrèrent avec eux. En quelques années,
le Japon eut une armée, une marine, des arsenaux, un Parlement.
Il acquit en trente ans, ce que les pays d'Europe avaient mis des siècles
à conquérir.
Tout cela, c'est l'oeuvre de Mutsu Hito et de ses conseillers.
Or, en dépit des progrès de l'esprit scientifique au Japon,
il est une croyance qui subsista et qui subsiste encore, c'est celle
de la divinité de la personne impériale. Le mikado est
le descendant direct d'Ama -Terasou, déesse du soleil.
On comprend dès lors de quel respect il est entouré. Ajoutez
à cette croyance la gratitude d'un peuple qui sait tout ce qu'il
doit de gloire à son souverain. Et vous ne serez pas surpris
des manifestations de piété que provoqua la maladie du
mikado.
Toute la semaine qui précéda la mort de l'empereur, une
foule a stationné devant les portes du palais impérial
; le spectacle était pathétique. Le large terrain de revue
qui s'étend devant le palais était trop petit pour contenir
la multitude.
On remarquait des délégations venues de la campagne, des
détachements de soldats et de marins qui priaient tête
découverte. Écoliers et écolières se tenaient
sur le bord du fossé qui entoure le château et, tournés
vers le palais, récitaient des prières pour le rétablissement
de l'empereur.
Des nonnes bouddhistes avaient apporté des tortues et les lâchaient
dans le fossé ; la tortue étant connue pour sa longévité,
c'était là le symbole de leurs voeux.
Des pêcheurs de divers points de la côte, venus en pèlerinage
à la capitale, apportaient des poissons et supposaient que l'empereur,
dont c'était le mets favori, pourrait s'en nourrir.
On pourrait, compter, dans l'histoire du monde, le nombre des souverains
dont la disparition impressionna aussi profondément l'âme
populaire.