LA GRANDE-DUCHESSE ANASTASIE
SALUANT LE DRAPEAU
AU PASSAGE D'UN REGIMENT


La grande Duchesse Anastasie a suivi les manoeuvres et visité nos frontières de l'Est avec un intérêt passionné. Elle s'est montrée, par là, la digne épouse de ce grand soldat qu'est le grand duc Nicolas.
Un soir, à la fin d'une manoeuvre elle exprima le désir de voir de près un régiment d'infanterie.
Le 32e régiment était là. Les hommes, partis dans la nuit précédente, avaient fait 45 kilomètres et combattu pendant toute la journée. Au coup de sifflet, chacun se porta vers les faisceaux et les officiers dirent simplement à la troupe : « Le régiment a l'honneur de défiler devant la grande-duchesse. »
Un véritable frisson parcourut les files. Les soldats assujettirent leurs sacs, rectifièrent la tenue ; les tambours tendirent leurs cordes, les clairons et la musique se préparèrent.
Lorsque le régiment se mit en marche, il n'y avait plus trace de fatigue. Les petits troupiers, nerveux, défilèrent la tête haute, les rangs impeccablement alignés, à la cadence accélérée.
Et, debout dans son automobile, la grande-duchesse n'interrompit ses applaudissements que pour saluer gravement, comme une icône, le drapeau qui passait.

VARIÉTÉ

Les Ancêtres de l'Omnibus

Pascal crée les premières voitures publiques. - Les carrosses à cinq sols. - Supplique des cabaretiers parisiens. - Paris Versailles en « pot-de-chambre » et en « carabas ».

L'autobus triomphe. Le boulevard, bientôt, ne retentira plus du trot lourd des trois chevaux de Madeleine-Bastille.
Ainsi s'accomplit peu à peu dans l'industrie des transports en commun la révolution que faisaient prévoir les développements de l'automobilisme ; de toutes parts, la traction mécanique se substitue à la traction animale ; et l'on prévoit l'époque prochaine où le cheval, définitivement détrôné par le moteur, ne trouvera plus place que dans l'alimentation. A l'heure où disparaissent les dernières pataches dont Paris s'est contenté pendant près d'un siècle, il n'est pas indifférent de jeter un coup d'oeil dans le passé lointain et de rappeler les curieuses origines de ce mode de transport en commun.
La création de ce service public, tel ou à peu près tel que nous l'avons vu subsister jusqu'aujourd'hui, date en réalité de 1828, mais les omnibus avaient eu des ancêtres que nous devons ignorer d'autant moins que la première idée en revient à l'un des plus grands esprits de ce temps et qu'il durent leur création et leur premier succès au plus illustre des patronages. De même que la volonté de Henri IV avait institué les diligences en France, celle de Louis XIV y créa les omnibus.
Le véritable inventeur de ce mode de transport en commun ne serait autre que Blaise Pascal, l'auteur des Provinciales. On lui en a quelquefois discuté la paternité, mais on a retrouvé un acte passé le 6 novembre 1661 par devant Me Galloys, notaire à Paris, entre Pascal et les bailleurs de fonds de l'entreprise, et cet acte fait foi qu'il en était l'initiateur.
Pour réaliser son idée, Pascal s'était adressé à de hauts et puissants personnages. C'étaient Artus Gonffier, duc de Roannés, pair de France, gouverneur et lieutenant général du Poitou ; de Bonschet, marquis de Sourches, prévôt de l'hôtel du roi et grand prévôt de France, et Pierre de Perrien, marquis de Crénan, grand échanson du roi.
Avec de tels patronages, l'initiative de Blaise Pascal ne pouvait être que bien accueillie par le roi.
Des contrats passés entre les associés par devant Me Galloys, il appert que le premier de ces personnages auquel Pascal s'adressa fut le duc de Roannès. Celui-ci proposa de mettre le prévôt et l'échanson du roi dans l'affaire.
Les bénéfices devaient être partagés ainsi qu'il suit : le duc de Roannès, étant le plus gros bailleur de fonds, toucherait trois sixièmes ; le marquis de Crenan et Pascal chacun un sixième. Le dernier sixième était réservé à Arnaud de Pomponne qui apportait une part du capital.
Quant au marquis de Sourches qui ne paraît avoir donné que son influence, il toucherait une somme fixe de six mille livres, prélevée avant tout partage.
Ce contrat, nous l'avons dit, avait été signé en novembre 1661. Deux mois plus tard, les lettres-patentes, accordant le privilège des carrosses publics aux concessionnaires, étaient signées par le roi, et, le 27 février suivant le Parlement les enregistrait.
Les initiatives d'intérêt public étaient, en ce temps-là, réglées plus rapidement que de nos jours.
Elles étaient aussi plus rapidement réalisées. Le 18 mars, les « carrosses publiques (sic) établies dans la ville et faux bourgs de Paris pour les bourgeois et habitants d'icelle » étaient mis en service.
Ce fut un événement considérable dans la vie parisienne. La première « route » qui fonctionna allait de la place Royale au Luxembourg. L'itinéraire était ainsi fixé rue Saint-Antoine, cimetière Saint-Jean, rue de la Verrerie, rue des Lombards, rue Saint-Denis, porte de Paris, pont au Change, quay qui regarde celui de la Mégisserie, rue de Harlay, place Dauphine, Pont Neuf, rue et porte Dauphine, rue Neuve-des-Fossés, rue du Petit-Lion, rue de Tournon et Luxembourg.
Le carrosse devait suivre cette route « sans se détourner, ni arrêter que pour recevoir ou descendre ceux qui voudront y entrer ou en sortir en quelque endroit que ce soit de la dite route, et où chacun ne paiera que sa place au prix de cinq sols marquez. »
Les départs avaient lieu dans les deux sens « tous les demy-quarts d'heure du jour, mesme aux heures du dîner... ; en sorte, disait l'avis au public, que pour l'ordinaire, personne n'aura pas plus de temps à attendre, en quelque lieu de la route qu'il soit, qu'il lui en faudrait pour faire mettre ses chevaux à son carrosse avec quelque diligence que ce fût. »
Les voitures contenaient huit personnes et étaient traînées par deux chevaux.
L'inauguration se fit avec pompe. Le 18 mars 1662, à sept heures du matin, deux commissaires du Châtelet, accompagnés de quatre gardes du Grand Prévôt, d'une douzaine d'archers et d'autant de sergents à cheval, s'en vinrent au Luxembourg et annoncèrent au populaire assemblé l'établissement des carrosses. Les cochers des voitures reçurent des casaques bleues portant les armes du roi et au-dessous celles de la ville.
Les carrosses eux-mêmes, pour les distinguer de ceux des particuliers étaient ornés de l'écusson de la ville.
La cérémonie d'inauguration terminée, les voitures se mirent en route.
Le Parisien, comme chacun sait, est badaud de sa nature. Tout le long du parcours, les passants s'arrêtaient, les boutiquiers accouraient sur leur porte pour voir passer la voiture. Dès le point le départ, les carrosses étaient pris d'assaut. On faisait la route sans nécessité, pour le plaisir.
Dans sa « Muse historique », le gazetier Loret a dans ses versiculets empreints de verve gouailleuse, noté la création nouvelle à la date du 18 mars 1662 :

L'établissement des carrosses
Tirés par des chevaux non rosses,
Mais qui pourraient, à l'avenir,
Par leur travail le devenir,
A commencé d'aujourd'hui même,
- Commodité sans doute extrême -
Et que les bourgeois de Paris
Considérant le peu de prix
Qu'on donné pour chaque voyage
Prétendent bien mettre en usage.

***
Les bourgeois de Paris mirent, en effet, cette commodité largement en usage. Les carrosses eurent d'abord le plus vif succès.
Nous en trouvons l'écho dans nombre de mémoires du temps, et aussi dans deux lettres de Pascal, où l'inventeur manifeste sa joie du triomphe de son invention.
L'une de ces lettres est adressée par Pascal à sa soeur, Mme Périer ; l'autre à Arnaud de Pomponne. Celui-ci, compromis dans les affaires du surintendant Fouquet, venait d'être exilé à Verdun. Commanditaire de l'entreprise nouvelle, il n'avait pu assister à son succès : Pascal l'en informait et l'assurait ainsi qu'il avait fait un bon placement.
Devant l'excellent accueil fait par le public à leur entreprise, les Organisateurs s'empressèrent de la développer. Le 11 avril, une seconde « route » fut créée, qui allait de la rue Saint-Antoine à l'église Saint-Roch, dans la rue Saint-Honoré. Le 29 mal, on en mettait en service une troisième, de la rue Montmartre au Luxembourg, puis une autre de la rue de Poitou au Luxembourg. Au mois de juillet, Paris comptait cinq lignes de carrosses publics
Là devaient s'arrêter, d'ailleurs, les progrès de l'entreprise.
L'engouement du début s'était un peu calmé. On avait vu d'abord de hauts seigneurs prendre le carrosse à cinq sols ; le duc d'Enghien y était monté plusieurs fois; même, un jour, le roi, par fantaisie, avait fait venir l'une de ces voitures à Saint-Germain, où il se trouvait, et y avait pris place en joyeuse compagnie pour se rendre chez la reine mère.
Mais bientôt, les grands personnages avaient cessé de faire aux carrosses publics l'honneur de leur présence. La voiture allait vraiment trop lentement. On mettait près de deux heures pour faire la route de la rue Saint-Antoine au Luxembourg. Ceux qui avaient de bonnes jambes avaient plus tôt fait de s'en aller à pied.
On avait bien la clientèle de ces messieurs les conseillers du Châtelet et de la Cour qui prenaient le carrosse pour se rendre au Palais ; mais par la volonté du Parlement, les voitures publiques ne pouvaient accueillir la masse des petites gens. Dans l'édit rendu à la création, il était fait défense « à tous soldats, laquais, gens de livrée, manoeuvres et gens de bras d'y entrer pour la plus grande commodité et liberté des bourgeois. »
L'entreprise, on le voit, n'était rien moins que démocratique, et c'était une singulière idée que d'interdire ce moyen de transport à bon marché à ceux qui, tout justement, pouvaient avoir le plus d'intérêt à l'employer.
Cette restriction du Parlement avait même causé quelques émeutes. Les premiers jours, des groupes de mécontents se formèrent sur le passage des voitures ; des pierres furent lancées contre elles et des cochers furent blessés. Il fallut faire accompagner chaque carrosse d'un garde pour contenir les colères du populaire.
Les carrosses eurent encore un autre ennemi, le marchand de vins.
Il faut lire la curieuse supplique qu'à cette époque les cabaretiers de Paris adressèrent à l'autorité royale sous ce titre : « Les justes plaintes faites au roi sur la confusion des carrosses qui sont en sa capitale et de l'incommodité qu'en reçoit le public. »
« Sire, dit ce document, Votre Majesté, comme toute confite en excellence de douceur, de charité et de justice, excusera un pauvre cabaretier, délégué de tous ceux de votre incomparable ville de Paris, lesquels participant à leur dommage, à la connaissance de cette susdite vanité, s'il ose se présenter, et humblement prosterné à vos pieds pour implorer un moindre des rayons de votre grande splendeur, pour leur faire justice de cette vaine gloire qui ravage, et porte à la ruine presque tout le monde et particulièrement dans cette opulente ville, suppliant très humblement Votre Majesté, de considérer s'il lui plaît, combien que nous ne soyons qu'une partie de la lie du peuple, les grandes pertes que nous faisons de nos vins tous les jours dans nos caves par ce grand bruit et roulement de carrosses, dont tout un chacun est garni maintenant par excès, et en si grand et si horrible nombre que l'on les voit par les rues comme essaims de mouches de qui on vient de ravir le miel qu'elles avaient par un long travail peu à peu amassé.
Ces carrosses, jour et nuit, font troubler nos vins que nous sommes contraints de les débiter et nous défaire en les sophistiquant et mixtionnant par artifices. Aujourd'hui, les avocats, procureurs et petits commis, se jettent dans la partie et leurs carrossiers font péter leurs fouets aussi haut que tout le reste, et mille autres sortes de gens de même étoffe suivent ce désordre...»
Il est curieux de trouver, dès le dix-septième siècle cette plainte, tant de fois répétée depuis lors, contre les inconvénients de la circulation des grosses voitures, et rendue plus aiguë encore de nos jours par la création du Métropolitain.
Il a donc été impossible de tout temps d'avoir à Paris une bonne cave et de bons vins.
La plainte des débitants, il est vrai, ne visait pas seulement les carrosses publics, mais tous les carrosses dont le nombre paraît avoir été considérable à cette époque. Et ce grand nombre de voitures particulières est encore une des causes de la décadence qui menaçait l'invention de Pascal.
Les moindres parvenus voulaient avoir chevaux et voitures ; tout le monde prétendait posséder son carrosse ; c'étaient autant de clients en moins pour les voitures publiques.
L'entreprise des carrosses à cinq sols n'aurait pu être sauvée qu'en s'ouvrant à la clientèle ouvrière et en faisant quelques progrès ; mais les voitures demeurèrent interdites aux gens de main, lentes, peu confortables. Un poète satirique disait :

Sur l'essieu, sans aucun ressort,
Ma carriole se balance ;
Qu'elle aille doucement ou fort
Quoiqu'assis, toujours on y danse...
On y grelotte un peu l'hiver.
L'été; on y manque un peu d'air.
Mais elle fait dans la banlieue
En une heure presqu'une lieue !

Le poète exagérait. Le carrosse à cinq sols ne faisait pas presque une lieue en une heure. C'eût été là une allure fort acceptable. Il faisait à peine une lieue en deux heures, tant on perdait de temps aux arrêts. Et les Parisiens d'alors, bien qu'ils ne fussent pas affolés de vitesse comme le sont ceux d'aujourd'hui, trouvaient que c'était marcher un peu trop comme les tortues.
Ils désertèrent donc peu à peu le carrosse à cinq sols. Si bien qu'au bout d'une quinzaine d'années, l'entreprise, qui avait d'abord semblé si florissante, sombra dans l'indifférence générale.

***
Paris devait rester pendant cent quarante ans sans service de voitures publiques, car ce n'est qu'en 1828 que, furent créés les omnibus.
Cependant, au dix-huitième siècle, un essai de voitures publiques devait être tenté de nouveau, mais non plus à Paris même. C'était entre Paris et Versailles que ces: voitures circulaient régulièrement.
Beaucoup de gens qui ne possédaient point de carrosse et n'avaient pas les moyens de prendre la chaise de poste avaient besoin d'aller à Versailles, où la présence du roi faisait affluer les solliciteurs. Ils empruntaient donc les voitures publiques désignées par ces deux termes singuliers : « carabas » et « pots de chambre ».
Mme d'Oberkirch a noté, dans ses Mémoires, l'affluence de ces voitures sur la route de Paris à Versailles :
« On aperçoit tout le temps les carabas et les pots de chambre qui conduisent beaucoup de solliciteurs. Les carabas, lourdes voitures qui contiennent vingt personnes, ont huit chevaux qui mettent six heures et demie pour aller à Versailles ; il est curieux de voir ce monde entassé. Quant aux pots de chambres, outre les six habitants, il y a encore deux singes, deux lapins et deux araignées. Les lapins sont devant à côté du cocher, les singes sur l'impériale et les araignées derrière, comme ils peuvent. Cela me parut fort drôle. »
Les infortunés qui occupaient sur les pots de chambre ces places de singes et d'araignées, et devaient rester plusieurs heures durant accrochés à la voiture pour ne pas dégringoler sur le terrible pavé du roi, devaient trouver cela moins drôle, apparemment.
Ernest LAUT

Le Petit Journal illustré du 6 octobre 1912