PENDAISON DE BACHI-BOUZOUKS


Nous disons plus loin ce que sont ces Bachi-Bouzouks, soldats irréguliers de l'armée turque, plus souvent brigands que soldats.
L'organisation rapide des territoires conquis par les Bulgares, les Serbes et les Grecs n'a guère permis à ces sacripants de se manifester. Et c'est fort heureux pour les habitants des villages de Thrace et de Macédoine
Si les Turcs, au lieu de reculer, avaient été vainqueurs, on en eût vu de belles de la part des Bachi-Bouzouks, car leurs hordes suivent généralement l'armée régulière et profitent de ses victoires en pillant et en massacrant tout sur leur passage.
Mais, cette fois, les Bachi-Bouzouks se heurtèrent partout aux postes serbes, bulgares et grecs et trouvèrent à qui parler.
On eut donc à déplorer de leur part moins d'exactions que dans les précédentes guerres.
Cependant, ces jours derniers, une bande de ces irréguliers fut signalée au village de Ketcheukeli, sur les derrières de l'armée bulgare.
Non contents de se livrer à une sorte de guérilla, ces brigands commettaient, partout où ils passaient, des atrocités effrayantes. Ces bachi-bouzouks étaient, soit des soldats turcs et albanais, débris de régiments dispersés, soit des pomaks, c'est-à-dire des paysans de race bulgare, mais convertis à la religion islamique et qui sont, en toutes circonstances, les ennemis les plus acharnés des Bulgares chrétiens. Les bachi-bouzouks avaient déjà perpétré dans plusieurs villages des forfaits monstrueux. Ils avaient déjà massacré, après leur avoir infligé de terribles supplices, cent cinquante ou deux cents personnes. Ils avaient mis à mort jusqu'à des vieillards et des petits enfants.
On envoya contre eux des troupes bulgares qui les mirent en déroute.
Plusieurs bachi-bouzouks furent pris, jugés sommairement, puis enveloppés, suivant la coutume du pays, dans de grands sacs de toile blanche, et proprement pendus aux arbres du chemin.

VARIÉTÉ

Les Bachi-Bouzouks

Les irréguliers turcs. - Circassiens, Kurdes et Albanais. - Un voleur subtil. - Des brigands transformés en gendarmes. - Kara Fatma, la princesse kurde. - Le bachi-bouzouk va disparaître d'Europe.

Depuis le commencement de la guerre des Balkans, nous avons vu reparaître, dans les dépêches, dans les correspondances envoyées aux journaux, ce nom étrange des soldats irréguliers turcs.
Le bachi-bouzouk !... Depuis le temps où le grand peintre Decamps, parcourant les villes et les campagnes d'Orient à la recherche de typos-pittoresques pour ses tableaux, peignait de truculents bachi-bouzouks, tout le monde croyait disparu ce type du féroce volontaire turc. Mais non ! le bachi-bouzouk vit et sévit toujours. La Turquie est un pays où les types subsistent comme les moeurs. Les années passent ; la civilisation s'arrête aux frontières. Il semble que la douane turque ait pour mission de l'empêcher d'entrer. Et le bachibouzouk est toujours là, plus brigand que soldat, digne auxiliaire du fonctionnaire ottoman.
Vous vous rappelez le bachi-bouzouk des tableaux de Decamps ?..C'est, un grand-diable osseux et farouche, un type kurde, généralement ; il est couvert d'oripeaux multicolores, coiffé d'un haut turban bariolé. Une longue moustache lui tombe de chaque côté des lèvres et donne un air terrible sa physionomie. A sa ceinture, tout un arsenal de cimeterres et de pistolets damasquinés. Entre ses mains, le long fusil pierre dont la crosse est incrustée de nacre et d'argent.
Cette figure effrayante, maintes fois reproduite jadis par l'imagerie, a terrifié notre enfance. Peut-être a-t-elle perdu aujourd'hui de son pittoresque. Le bachi-bouzouk à présent, a un mauser et une baïonnette ; ses vêtements sont peut-être moins brillants qu'autrefois, mais ils doivent être toujours en loques, comme au temps de Decamps ; et si les cimeterres et les pistolets ont disparu de sa ceinture, le bachi-bouzouk les a remplacés par le kandjar affilé et le revolver. Le type, pour s'être modernisé, n'est pas moins farouche qu'autrefois.
Ce terme de bachi-bouzouk signifie textuellement Qui n'a point de tête, c'est-à-dire qui n'a point de chef. Il caractérise à merveille l'état du bachi-bouzouk, soldat irrégulier qui n'obéit à aucune discipline.
On sait que depuis la destruction des Janissaires, en 1826, l'armée ottomane, façonnée et instruite à l'européenne, se compose de deux éléments : l'armée régulière active (mizam) et la réserve, (redif). A cette armée, dans toutes les guerres entreprises ou soutenues par la Turquie au cours du XIXe siècle, se joignirent une foule de volontaires accourus de tous les points de l'empire, mais parmi lesquels se trouvaient surtout en grand nombre des Circassiens, des Albanais et des Kurdes. C'étaient les bachi-bouzouks.
Étrangers à toute discipline, à toute subordination, traînant après eux un splendide attirail d'armes, de pipes, de tapis pour la prière, et souvent dénués de chaussures ; braves à leur manière et à leur heure, grossiers, ignorants, fanatiques ; voleurs par instinct autant que par nécessité, car ils ne touchent pas de solde et ne reçoivent que le taïn, ration de vivres du soldat en campagne ; pillant et rançonnant les villages, ils rappelaient les compagnies franches du moyen âge ou ces premières bandes de croisés qui, sous prétexte qu'elles allaient combattre les musulmans, commençaient par maltraiter les chrétiens sur leur route. Tels apparurent de tout temps les bachi-bouzouks.
Dans chaque guerre, à côté du soldat turc régulier qui, généralement, supportait héroïquement les privations, se conduisait en brave et tenait ferme devant l'ennemi, les bachi-bouzouks, au contraire, se livrèrent aux plus déplorables excès, et, souvent, par leur ardeur inconsidérée, autant que par leurs soudaines paniques, compromirent le gain des batailles.
Mais après avoir été un embarras pendant la guerre, les bachi-bouzouks devenaient. un véritable fléau dès que la paix était signée.
Que faire de ces hommes, la plupart sans famille, sans moyens d'existence, et jetés parfois à plusieurs centaines de lieues de leurs foyers ? Forcée de les conserver, la Porte essaya à plusieurs reprises de leur donner une sorte d'organisation. Elle en forma divers corps et les dissémina par petites troupes dans les provinces de la Turquie d'Europe où les régiments du nizam étaient insuffisants pour former les garnisons. Mais ces tentatives produisirent les plus déplorables résultats. Les bachi-bouzouks agirent en pleine paix comme en temps de guerre : ils pillèrent et massacrèrent ; et ce sont eux qui provoquèrent constamment tous les troubles qui éclatèrent depuis un siècle, en Bosnie, en Herzégovine, en Serbie, en Bulgarie, en Macédoine, au Monténégro, en un mot chez tous les peuples chrétiens soumis au joug des Trucs...

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De tout temps, les bandes de bachi-bouzouks se recrutèrent, ainsi que nous le disons plus haut, parmi les Circassiens, les Albanais et les Kurdes.
Après la conquête de la Caucasie par les Russes, un grand nombre de Tartares de Circassie quittèrent le pays et s'en furent s'établir en territoire musulman. Ce sont les frères de ces farouches guerriers qui, il y a un peu moins d'un siècle, sous le commandement de Schamyl, tinrent pendant de longues années, la puissance slave en échec. Les moeurs de ce peuple ne se sont guère adoucies au cours des siècles. On se rappelle qu'il n'y a pas plus de sept ans, en 1905, les Tartares de Circassie mirent à feu et à sang tout le pays, brûlèrent Batoum et Bakou, et massacrèrent en masse les Arméniens transplantés en Caucasie.
Un grand nombre de ces Circassiens sont aujourd'hui disséminés dans les provinces de l'empire ottoman ; c'est parmi eux que se recrutent en partie ces bandes de pillards et d'assassins dont les chrétiens de Turquie eurent tant à souffrir.
L'Albanie et le Kurdistan sont les autres pépinières de bachi-bouzouks. Le brigand albanais, pendant des siècles, a terrorisé les populations chrétiennes de la Macédoine ; le brigand kurde, pendant ce temps, a fait de même pour les Arméniens.
Ces deux peuples ont des caractéristiques semblables. Tous deux sont vigoureux et braves ; tous deux ont les mêmes allures indépendantes. Volontiers nomades, Albanais et Kurdes vont chercher leur nourriture ailleurs que chez eux. Le pillage est leur grande ressource. Le chef albanais, flanqué de son escorte de bachi-bouzouks, se présente chez le fermier macédonien, s'installe, se fait nourrir avec sa troupe pendant un mois, impose des taxes ; et, si on lui résiste, il massacre et brûle tout sur son passage. Le chef kurde en fait autant chez le paysan arménien.
Dans tout l'Orient musulman, Kurdes et Albanais ont cette même renommée de pillards. On affirme même que, non contents de dépouiller leurs voisins par la force, ils sont encore capables de le faire par la seule ressource de leur adresse. Ce sont, dit-on, des voleurs d'une habileté à rendre des points à nos plus subtils cambrioleurs.
Guillaume Lejean, dans son voyage en Bulgarie, raconte à ce propos un trait curieux dont il tient le récit du gouverneur de Vidin, Rassim pacha.
Cette anecdote vaut d'être reproduite, car elle peint à merveille l'opinion qui domine en Orient à l'endroit de ces deux peuples de bachi-bouzouks, les Kurdes et les Albanais.
Donc, un shah de Perse, causant un jour avec un ambassadeur de la Porte, lui dit :
- Nous avons ici les premiers voleurs du monde.
- Je n'en doute pas, répliqua l'Osmanli en s'inclinant.
- J'ai en particulier, reprit le shah, un certain Kurde, qui est un filou si subtil qu'il volerait les diamants de votre padischah jusque sur son front auguste : je vous défie d'avoir rien de semblable dans votre pays.
L'Osmanli, humilié dans amour-propre national, écrit au sultan pour lui faire part du défi du Persan. Le sultan, non moins sensible à l'affront, réunit son conseil et lui expose l'affaire. Tous les pachas, à l'unanimité, déclarent qu'il n'y a pas de chance de trouver hors de l'Arnautlik (Albanie), le champion capable de soutenir l'honneur de la Sublime Porte en un pareil tournoi. On s'empresse d'écrire au plus influent des beys indigènes des bords du Drin, pour lui demander son concours. Le bey répond aussitôt par l'envoi d'un grand garçon à mine éveillée, porteur d'une lettre dont le sens était : « Très sublime seigneur, l'homme que je vous envoie est ce que nous avons de mieux dans le genre que vous désiriez. Si toutefois il se laissait noircir la face (humilier), par le Kurde, daignez me le faire savoir, et j'irai moi-même prendre sa place.»
On s'empressa d'expédier l'Albanais à Téhéran, et le concours annoncé eut lieu à la campagne, en présence du shah et d'une brillante compagnie.
Le Kurde devait, pour commencer, grimper sur un arbre où un aigle couvait. ses oeufs, et voler les oeufs sous la mère sans qu'elle s'en aperçût. S'il réussissait, c'était à l'Albanais à imaginer un tour encore plus difficile. Le Kurde, vêtu d'un simple caleçon, grimpa à l'arbre et exécuta brillamment son programme. Comme il descendait, joyeux et triomphant; un immense éclat de rire de la foule lui apprit que son rival venait d'accomplir quelque tour de force des plus plaisants. En se regardant, il se vit tant. nu : pendant. qu'il volait la couvée, l'Albanais, monté sournoisement après lui, lui avait volé son propre caleçon....
Ces voleurs subtils ne se contentent malheureusement pas de voler : ils tuent.
Depuis un siècle, dans tous les massacres dont furent victimes les populations chrétiennes de la Turquie d'Europe ou de la Turquie d'Asie, les bachi-bouzouks albanais et Kurdes ont joué le grand rôle.
Ce sont, en 1822, les tueries de Chio ; en 1860, celles du Liban et de l'Antiliban , en 1862, celles de la Serbie. En 1876, la Bulgarie, Herzégovine nagent dans le sang ; en 1896, l'Arménie est décimée par les massacres ; en 1897, c'est le tour de la Crète. Enfin, en 1904 et 1905, la Macédoine et l'Arménie encore sont mises à feu et à sang.
En 1895, le sultan, auquel l'Europe reprochait de ne point mettre un terme aux sanglants excès de ses bachi-bouzouks, eut une idée ingénieuse. Il s'avisa de donner à ces bandes une organisation régulière. Il forma avec les Kurdes des régiments de cavalerie auxiliaire qu'on appela, en son honneur, cavalerie Hamidieh, et il confia à ces régiments le soin de protéger l'Arménie.
C'était là, il faut l'avouer, une plaisante invention de tragique pince-sans-rire. On reprochait à Abdul-Hamid de ne point sévir contre les auteurs des plus abominables brigandages ; il ne trouva rien de mieux que de transformer les brigands en gendarmes. Désormais, les pillages passèrent à l'état de subventions à la gendarmerie.
De même, les bachi-bouzouks albanais étaient incorporés en masse dans la gendarmerie de Macédoine ; et, là comme en Arménie, c'étaient les agents de l'autorité qui commettaient les pires exactions.
Leurs chefs, d'ailleurs, leur donnaient l'exemple. Au mois de juillet 1901, à Uskub, le colonel Mehmed pacha, chef des gendarmes du vilayet, enlevait en plein jour deux jeunes filles bulgares, tuait leurs parents, avec l'assistance de ses soldats ; et, sans être le moins du monde inquiété ou puni, il conservait en captivité ces malheureuses dont il avait assassiné les parents.

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Or, ces peuples de bachi-bouzouks, ces Albanais, ces Kurdes vivent de brigandages parce qu'aucune discipline ne leur fut jamais imposée. Ce sont des races maintenues à l'état barbare par le régime turc, qui ne s'est jamais soucié de les améliorer et qui s'est contenté de se servir d'elles pour ses sanglantes entreprises contre les peuples chrétiens.
Ce sont cependant des races vivaces, saines, vigoureuses et que les voyageurs qui les ont étudiées estiment capables de progrès.
Elles professent certaines vertus primitives, celle de l'hospitalité notamment.
« J'ai beaucoup fréquenté les Kurdes, dit Guillaume Lejean, et je les estime fort... Il est difficile d'être reçu chez eux, mais une fois qu'on est leur hôte, on peut dormir sur les deux oreilles avec mille ducats dans sa ceinture... »
Il note aussi ce fait curieux que les Kurdes n'ont point pour la femme le mépris commun aux peuples musulmans.
Lors de la première guerre turco-russe, la Porte, ayant appel à la guerre sainte les contingents de fidèles, ceux-ci accoururent de tous les points de. l'empire. « Constantinople, dit Lejean, vit alors affluer du fond de l'Asie des bandes à mine peu rassurante. On ne vit jamais plus de guenilles pittoresques, plus longs pistolets, plus riche collection de fusils damasquinés qui devaient dater du temps de Soliman le Magnifique... » Or, les Kurdes accoururent en foule, et c'était une femme, la princesse Kara Fatma, qui les commandait.
Kara Fatma, dit Lejean, était princesse, c'est-à-dire chef d'un clan important dans les montagnes du Kurdistan turc, et elle amenait ses hommes à la guerre sainte. Elle n'était pas jeune et elle était d'une insigne laideur, mais, en revanche, les quelques milliers d'escogriffes à cheval qui l'avaient suivie étaient les plus beaux bandits de théâtre qu'un peintre romantique eût pu imaginer... »
Une femme chef de bachi-bouzouks, voilà qui bouleverse toutes nos idées sur le rôle effacé que joue la femme en pays musulman.
Ces peuplades kurdes seront désormais seules à fournir aux Turcs des bandes de soldats irréguliers.
Le résultat de la présente guerre sera fatalement d'ouvrir l'Albanie à la civilisation. Même indépendante, l' « Arnautlik » sera tenue en respect par la puissance serbe, et c'est fini ses incursions en territoire chrétien, des exactions, des vols, des pillages, des assassinats.
Le bachi-bouzouk, il faut l'espérer, va disparaître définitivement d'Europe. Les paysans macédoniens ne le regretteront pas.
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 8 décembre 1912