LA “ SAUTERELLE ”


Traineau saharien qui vient de conduire ,le général Bailloud de Biskra à Touggourt.

Ce singulier véhicule, construit pour assurer dans le désert de rapides communications, a été inventé par un caporal mécanicien, M. Gustave Cros. C'est une automobile à propulseur aérien. Légère et souple, cette voiture se compose essentiellement, d'un châssis formant un triangle allongé, qui est monté sur trois essieux portant chacun deux roues, et d'un moteur de 50 chevaux sur lequel est calée directement l'hélice. Un dispositif ingénieux permet à chaque roue de se déplacer suivant un axe perpendiculaire à l'axe de marche ainsi le poids total de la machine, qui n'est que de 320 kilos, se trouve également réparti sur les six roues, quel que soit le profil de la route suivi.
La marche de ce curieux véhicule est une série de bondissements qui lui permet de franchir sans s'y enlizer les grandes dunes de sable qui, dans la région du Sud algérien, dressent interminablement leurs monticules abrupts du côté du vent, arrondis en pentes douces sur l'autre versant.
De là, le nom de « Sauterelle » donné à la machine.
Depuis le mois d'août, on faisait avec la « Sauterelle » d'intéressants essais. Ces temps derniers, le nouveau véhicule a enfin accompli son premier grand voyage.
Du bordj de Stil, point terminus actuel du rail, après Biskra, la « Sauterelle », bondissant, volant sur l'océan des sables, a conduit le général Bailloud jusqu'à Touggourt, soit un raid de 200 kilomètres.
Ce nouveau moyen de locomotion rendra les plus grands services à la pénétration française dans le désert.

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VARIÉTÉ

LA GALETTE DES ROIS

Une vieille tradition. - Le gâteau de l'Épiphanie nous vient des Turcs. - Son histoire. - La « galette » au sens figuré.

La fête des Rois fut à l'origine une fête essentiellement chrétienne, purement religieuse. Un chroniqueur du temps de Saint-Louis dit qu'on l'institua « pour faire une leçon annuelle aux roys de la terre de recognoistre Dieu comme plus grand et plus puissant roy qu'ils ne le sont ».
Mais il advint de la fête des Rois ce qui advient de toute tradition, tombée dans le domaine populaire ; le peuple l'enjoliva des arabesques de son imagination ; et au fur et à mesure que la fête perdait son caractère primitif, elle se compliquait de coutumes et de croyances nouvelles.
Les chercheurs de traditions ont tenté de fixer de mille façons savantes l'origine de cette fête familiale et celle de la coutume du Roi boit. Mais je n'ai pas souvenance qu'aucun d'eux ait rapporté l'interprétation suivante que j'ai découverte par hasard en feuilletant un vieux manuscrit, et qui n'est pas banale. Jugez-en plutôt.
L'auteur de cet antique factum s'élève avec une assez plaisante indignation contre l'habitude qu'on a de se réunir à cette époque pour festoyer en commun :
Il s'est glissé, dit-il, dans toutes nos provinces une très meschante et détestable coutume, qu'en la veille des Roys on fait des assemblées, où sont invités pesle-mesle, hommes, femmes, ecclésiastiques ou laïques, pour souper tous ensemble.
» On prépare un festin magnifique et on tire au sort un Roy et une Reyne ; et les offices de leur Cour sont aussi distribués de la mesme façon à tous les conviés. Aprés quoi, le Roy et la Reyne ayant pris le haut bout, chaque fois qu'ils boivent, tous les assistants crient à gorge déployée : le Roy boit ! la Reyne boit !... »
Et c'est ici que se place l'originale explication de notre auteur.
« Les libertins, ajoute-t-il, ont accoutumé d'apporter pour raison de cette bouffonnerie, que les Mages, entrans dans l'étable, aperceurent le divin Enfant qui prenoit pour lors la mamelle et qu'ils se mirent à crier le Roy boit !... » . J''ignore si c'est là l'origine de la fête des Rois, mais ce qui est certain, c'est que cette fête est fort ancienne..
La galette des Rois est un mets vénérable : on la mangeait déjà au temps de Hugues Capet.
Il est vrai que cette galette-là n'avait rien de commun avec celle d'aujourd'hui. C'était une pâtisserie lourde et compacte. Quant à la galette feuilletée, elle daterait des Croisades et nous en devons, paraît-il, la recette aux Turcs... C'est inouï ce que les Croisades nous ont valu de progrès de toutes sortes !...
Une dame qui revenait de Constantinople nous faisait remarquer l'autre jour que la capitale de l'empire ottoman regorge de marchands de galette... Et cette galette lui rappelant celle qui se vend dans nos boutiques du boulevard par là-bas devers la rue de la Lune.
Elle en concluait que les Turcs nous avaient emprunté cette pâtisserie savoureuse.
- Nullement, lui dit un savant ès-choses d'Orient : la galette est de pure essence ottomane. De temps immémorial, en Turquie et en Perse, on mange le « bourreck ». Ce n'est autre chose que la galette. On le mange seul entre les repas ou encore avec des plats divers, en guise de pain. Les chevaliers de France prisonniers chez l'infidèle durent trouver le « bourrerk » agréable et en rapporter la recette à leurs dames... A mois que la galette n'ait été introduite à Paris plus tard, par les coqs ou cuiseniers turcs qui y pullulèrent sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV.
Quoi qu'il en soit de ces deux opinions, un fait subsiste, indiscutable la galette feuilletée nous vient d'Orient.
Mais avant de connaître cette friandise, nos pères mangeaient d'une autre galette, celle dont la recette s'est perpétuée sous le nom de galette de ménage ou galette de plomb. Je crois bien que si haut qu'on puisse remonter dans l'histoire de la bombance, il n'y eut pas de festin d'Epiphanie sans galette.

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Au moyen Age, les souverains, aussi bien que le populaire, ne manqueraient pas de se réjouir à l'occasion de l'Épiphanie.
Chez les ducs de Bourgogne se déroulaient des fêtes somptueuses où les pauvres et le menu peuple avaient leur large part. En France, les corporations tiraient au sort de la fève un roi qui, toute l'année, gardait cette dignité. Les clercs de la Basoche, du Parlement et de la Chambre des comptes allaient en cortège porter des gâteaux aux conseillers et dignitaires, et la fête, dépassant le cercle de famille, s'épanchait à travers les rues de la grand'ville.
A l'époque de François Ier, on regardait comme une heureuse chance d'être roi de la fève, et, suivant Montluc, il était d'usage de s'aborder au début de l'année par ces mots « Je suis aussi ravi de vous avoir rencontré que si j'étais roi de la fève. »
Henri IV fut un fidèle observateur de la fête des Rois. Louis XIV, qui fut le plus grand mangeur de son royaume, ne manqua jamais de la célébrer bruyamment et brillamment. Il conviait ce soir-là tous ses courtisans à sa table.
On mangeait force victuailles, et lorsque, au dessert, apparaissait la galette, le roi donnait le signal du vacarme. Dangeau nous a rapporté le souvenir de ces soirs de fête où le grand Roi -- que l'histoire nous présente trop volontiers comme un personnage rogue et figé dans sa dignité - frappait et faisait frapper chacun de sa fourchette ou de son couteau contre son assiette et menait le charivari « comme dans un franc cabaret ».
Au début du dix-huitième siècle il y eut grave conflit entre deux corporations parisiennes à propos de la galette.
Jusqu'alors, la fabrication de la galette avait été l'apanage exclusif des pâtissiers-oublieurs, fabricants de pain d'épices. Mais voilà qu'en 1714 les boulangers, qu'on nommait alors talmisiers ou talmeliers, s'avisèrent de faire des galettes et de les envoyer en cadeaux à leurs clients le jour des Rois.
Les pâtissiers virent dans ce fait une atteinte à leurs privilèges. Ils réclamèrent au nom de leurs droits contre ce qu'ils regardaient comme un empiètement.
La boulangerie, refusa de céder ; la pâtisserie s'entêta. Si bien qu'il fallut en appeler au Parlement. Celui-ci mit gravement la main à la pâte et rendit deux arrêts par lesquels il était fait aux boulangers défense absolue «de fabriquer et donner à l'avenir aucune espèce de pâtisserie, d'employer du beurre et des neufs dans leur pâte et même de dorer leur pain avec de l'oeuf ».
Les pâtissiers triomphaient. Jusqu'à la Révolution, ils eurent seuls le droit de fournir Paris de galette des Rois...
Les auteurs de mémoires du dix-huitième siècle, nous ont gardé de savoureuses descriptions de fêtes des Rois à cette époque. Qui ne se souvient, à ce propos, de l'anecdote relative à ce dîner des Rois, organisé à l'intention du cardinal de Fleury par son valet de chambre Barjac, lequel avait eu l'habileté de réunir autour de la table du cardinal onze convives, tous plus âgés que lui, bien qu'il eût alors quatre-vingt-douze ans, de sorte que ce fut au vieux ministre qu'échut l'honneur de tirer le gâteau comme étant le plus jeune.
On conte encore - ceci est une légende et je vous la donne pour ce qu'elle vaut - qu'en 1774, les trois petits-fils de Louis XV ayant tiré les Rois, la fève se trouva brisée en trois morceaux. Chacun d'eux, par hasard, eut le sien. Les faiseurs de pronostics en conclurent que les trois frères, alors âgés de vingt, dix-neuf et dix-sept ans se succéderaient sur le trône. Et, en effet, l'aîné, Louis XVI, fut roi la même année et les deux autres régnèrent plus tard sous les noms de Louis XVIII et de Charles X.
Sous l'ancienne monarchie, il y eut cependant une année, une seule, où le gâteau des Rois fut officiellement supprimé. C'était en 1711 : la France ruinée, envahie, affamée, était à deux doigts de sa perte ; le blé était rare. Aussi le Parlement, en raison de la famine, prit-il un arrêt défendant d'employer la farine à faire de la galette des Rois. Mais, l'année suivante, Villars triomphait à Denain. La royauté était sauvée et la galette des Rois renaissait avec l'abondance et la paix.
La Révolution, impitoyable pour les réjouissances coutumières du régime déchu, essaya d'abolir la fête des Rois. Mais l'habitude en était si bien enracinée qu'elle n'y put parvenir. En vain Manuel, en 1792, réclama l'interdiction de cette « réjouissance anticivique et contre-révolutionnaire »...La Convention se contenta de passer à l'ordre du jour. Tout au plus décida-t-elle que le gâteau des Rois s'appellerait désormais gâteau de l'Egalité et que, dans le calendrier nouveau, l'Epiphanie deviendrait la Fête du bon voisinage.
Cette innocente manifestation de l'esprit révolutionnaire n'eut aucun résultat. La fête et le gâteau continuèrent de s'appeler comme devant ; et, en pleine Terreur, il se trouva des pâtissiers pour vendre et des clients pour acheter des « gâteaux des Rois ».
Ainsi la tradition du gâteau des Rois est venue jusqu'à nous, et l'éphémère royauté de la fève plus farte que les souverainetés de droit divin, a bravé les bouleversements politiques et les révolutions.

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L'Épiphanie est aujourd'hui l'occasion d'une réjouissance toute intime et toute familiale, mais il n'est pas une région de France où elle ne soit célébrée.
Parmi les coutumes qui s'y attachent, il en est une, particulièrement touchante, qui vaut d'être rapportée. Elle est spéciale à nos provinces septentrionales : Normandie, Picardie et Vermandois, Flandre et Hainaut
De temps. immémorial. c'est l'habitude, en ces provinces, que chacun s'en retourne passer la nuit des Rois sous le toit familial. Naguère encore, en Flandre, quand venait l'Épiphanie, on n'eût pu retenir un domestique dans les fermes. C'était la fête intime, celle qui réunissait à la table paternelle les enfants éloignés les uns des autres tout le reste de l'année. C'était le jour de la famille ; et chacun, dans le pays, eût préféré perdre sa place que de ne pas aller manger auprès de ses parents la galette et le fin morceau de lard cuit au four avec des oignons et des pommes, et chanter, après souper, la vieille chanson des Rois.
Une croyance populaire prétend même que c'est là un usage commun aux bêtes comme aux gens. Et je me souviens qu'un vieux « boquillon » - un vieux bûcheron, si vous l'aimez mieux - de la forêt de Normal m'a conté que cette nuit là, les roitelets, qui sont bien les plus volages de tous les oiseaux, les roitelets eux-mêmes s'en retournaient coucher au nid où ils étaient nés.
En certaines contrées, on a gardé la belle tradition charitable du temps passé et, dans les familles aisées, le premier morceau du gâteau, le plus gros, est réservé pour les pauvres, qui attendent à la porte en chantant :

Honneur à la compagnie
De cette maison.
Nous souhaitons année jolie
Et biens en saison ;
Nous sommes d'un pays étrange.
Venus en ce lieu
Pour demander à qui mange
La part du bon Dieu.

Naguère, on ne mettait dans les gâteaux, pour désigner le roi, qu'une fève ou un haricot ; mais, comme il se trouvait des convives peu scrupuleux qui les avalaient pour se soustraire aux devoirs quelquefois coûteux de leur éphémère royauté, on remplace généralement, aujourd'hui, ces simples végétaux par un bébé de porcelaine, d'une digestion infiniment moins facile.
Je me rappelle, à ce propos, une bien amusante caricature de Cham. Elle représente un mari qui, le jour des Rois, se lève de table avec les gestes d'un homme qui s'étrangle. Sa femme, justement effrayée, s'écrie :
- Mais, mon ami, tu étouffes !
Et le mari de répondre :
- Non, non ! je me suis dévoué... La République est sauvée... J'ai avalé le roi !
Au surplus, les avaleurs de rois sont rares ; on ne les rencontre guère qu'aux tables d'hôte ou aux tables de cercles, dans les divers endroits où l'heureux possesseur de la fève se trouve parfois entraîné à des dépenses au-dessus de ses moyens.
Partout ailleurs, c'est-à-dire en famille et chez ses amis, on n'est pas fâché, généralement, d'être en pareil cas distingué, par le sort, et l'on dit volontiers comme le poète :

J'aimerais assez être roi,
Mais seulement roi de la fève ;
Ce gai métier, ce deux emploi,
Donne au moins des moments de trêve !
Oui, je voudrais bien être roi,
Mais seulement roi de la fève.

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Et maintenant que nous avons fait le rapide historique du gâteau des Rois, vous m'en voudriez si je ne vous parlais pas un peu de la galette... au sens figuré du mot.
Nul n'ignore aujourd'hui que le mot galette s'applique familièrement à toute autre chose que la pâtisserie.
La galette, c'est tout ce qui sonne clair au fond des goussets, c'est l'or, c'est l'argent, c'est le billon même, c'est ce qui cause beaucoup de nos joies et plus encore de nos chagrins.
Et pourquoi, me direz-vous, appelle-t-on cela la galette ?..
Pourquoi ?... Voilà justement ce que j'allais vous demander... Force m'est de l'avouer humblement, je n'en sais rien.
Est-ce parce que la galette est ronde... ronde comme sont le louis et la pièce de cent sous ?...
L'étymologie ne me sourit pas, je vous le déclare.
Est-ce parce que les petites Parisiennes qui adorent la galette n'ont pas trouvé pour désigner ce qui nous est le plus utile et le plus précieux en ce bas monde de nom mieux approprié que celui de leur régal favori ?...
C'est possible, mais je n'en voudrais pas répondre.
Avez-vous une explication meilleure ? Donnez-la-moi, je vous en prie. Le mot, né de l'argot parisien, est à présent répandu par toute la France. Dans quelques années peut-être, il aura droit d'accès dans les dictionnaires. Cherchons son origine... et préparons la besogne aux académiciens de l'avenir.
Ernest LAUT

 

Le Petit Journal illustré du 5 janvier 1913