LES PRÉSIDENTS DE LA REPUBLIQUEDE 1871 A 1913


A d'heure où l'Élysée va recevoir un nouvel hôte désigné par le Congrès de Versailles, il nous a paru intéressant de jeter un regard en arrière et de donner à nos lecteurs les portraits des présidents qui se sont succédé dans la première magistrature de l'état, depuis Thiers jusqu'à M. Armand Fallières.
On trouvera d'autre part, dans notre « Variété » sur le Congrès de Versailles, les quelques notes historiques nécessaires sur les hommes qui occupèrent cette haute fonction. Donnons un souvenir aux présidents d'hier, tandis que nos parlementaires réunis en Congrès vont nous choisir le Président de demain.

VARIÉTÉ

Le Congrès de Versailles

La ville du parlementarisme. - Les Présidents de la République. - Économes et prodigues. - Voyages présidentiels. - Ce que coûte un Congrès.

Versailles, une fois tous les sept ans, redevient, pour un jour, une ville agitée et tumultueuse. Pour un jour, elle n'est plus seulement la « ville de l'Histoire », elle est la ville de la Politique. Là viennent aboutir et se dénouer toutes les petites intrigues obscures machinées par nos politiciens en vue de la nomination d'un Président de la République.
Versailles, au surplus, fut de tout temps la ville du parlementarisme. C'est au château de Versailles, dans le salon d'Hercule, que, le 2 mai 1789, les députés des trois ordres, venus de tous les points de la France, furent présentés à Louis XVI. C'est au Jeu de Paume de Versailles, que se tinrent les assises solennelles des députés de la Nation ; c'est là que, par la célèbre réponse de Mirabeau au marquis de Dreux-Brézé, la volonté du peuple se dressa pour la première fois en face de la volonté royale.
Enfin c'est à Versailles que, depuis 1873, le congrès se réunit pour l'élection du Président de la République.
M. Thiers, premier Président de la troisième République, ne fut pas, il est vrai, élu à Versailles. C'est à Bordeaux que, le 17 février 1871, l'assemblée Nationale le nomma « chef du pouvoir exécutif ». Le 30 août suivant, l'assemblée réunie à Versailles, le confirma dans ces fonctions et lui décerna le titre de Président de la République.
Le maréchal de Mac-Mahon lui succéda et occupa l'Élysée jusqu'en janvier 1879, époque où il donna sa démission.
Le même jour, à 8 heures du soir, le congrès se réunissait à Versailles et nommait président, M. Jules Grévy. Arrivé à l'expiration de son septennat, M. Grévy vit le congrès lui renouveler sa confiance. Il fut réélu au premier tour de scrutin.
Ce nouveau mandat devait le mener jusqu'en 1893, mais, pour des raisons que personne n'a oubliées, M. Grévy dut démissionner le 1er décembre 1887.
Deux candidats étaient en présence pour le remplacer : MM. de Freycinet et Jules Ferry. On discuta trois jours durant en de tumultueuses réunions plénières, et, faute de s'entendre, on en choisit un troisième qui portait un grand nom républicain : Sadi Carnot.
Après six ans de présidence, Sadi Carnot tombait à Lyon sous le poignard d'un anarchiste.
Il y eut, à ce moment, grand désarroi dans les milieux politiques. Les attentats anarchistes semaient la terreur de toutes parts. Il fallait un homme, énergique à la tête du pouvoir. On avait à choisir entre M. Charles Dupuy et M. Casimir-Périer. On élut celui-ci.
Six mois plus tard, en janvier 1895, il jugeait la fonction incompatible avec ses idées sur le libre arbitre et démissionnait.
Félix Faure fut élu pour le remplacer, par un congrès réuni le 17 janvier. L'alliance franco-russe fut le grand événement de cette présidence.
La mort subite de Félix Faure, le 16 février 1899, déterminait une nouvelle réunion du Congrès. Elle eut lieu le 18 février. M. Loubet fut élu par 483 voix sur 824 votants.
Pour la première fois, depuis 1875, un sénateur était nommé Président de la République. En effet, MM. Grévy, Carnot, Casimir-Périer et Félix Faure étaient députés
Au moment de leur élection, MM. Grévy et Casimir-Périer étaient présidents de la Chambre ; M. Carnot était ministre des Finances et M. Félix Faure ministre de la Marine. M. Loubet était président du Sénat.
M. Fallières était également président du Sénat lorsque, il y a sept ans, il succéda à M. Loubet.

***
Tout le monde sait que la liste civile du Président de la République est de six cent mille francs par an, plus six cent mille francs de frais de représentation. En dépit de ces émoluments respectables, il est quelques-uns de nos Présidents qui diminuèrent leur propre fortune au pouvoir ; il est vrai, qu'en compensation, il en est d'autres qui l'augmentèrent.
M. Thiers dépensait peu : il économisait son traitement et vivait de ses revenus personnels qui étaient de quatre cent mille francs. M. Thiers, en effet, était un des plus gros actionnaires des mines d'Anzin.
Le maréchal de Mac-Mahon dépensait largement. Il n'avait, du reste, comme M. Thiers, que 600.000 francs de traitement. Ce n'est qu'après lui que furent votés les frais de représentation. Les derniers mois de sa présidence, il dut hypothéquer son hôtel de la rue de Bellechasse. Ayant été informé de ce détail, Gambetta, qui présidait la commission du budget en 1878, fit adopter une motion portant à la charge de l'Etat une centaine de mille francs de dépenses engagées pour l'entretien de la présidence.
La parcimonie de M. Jules Grévy n'était point que légendaire ; elle était parfaitement réelle. C'est sous cette présidence que l'économie entra au palais de l'Elysée. On assure que à Grévy s'était imposé le devoir d'acheter un immeuble chaque année et qu'il remplit ce devoir avec la plus parfaite exactitude.
Carnot inaugura les dépenses fastueuses il reçut beaucoup et bien ; il voyagea aussi. Bref, il entama sa fortune personnelle. Mme Carnot disait à ses intimes :
- L'Élysée est un palais où l'on s'ennuie et où l'on se ruine.
M. Casinir Périer resta trop peu de temps au pouvoir pour y déployer le goût du faste que ses moyens lui eussent permis de satisfaire.
M. Félix Faure, lui aussi, dépensait plus que son traitement. On assure qu'à la fin de sa présidence, il contracta un emprunt hypothécaire chez un notaire du Havre.
La modération dans les dépenses commença de rentrer à l'Élysée avec M. Loubet. Mais le prédécesseur de M. Fallières dépensait cependant jusqu'au dernier sou ses 600.000 francs de frais de représentation.
Enfin, on sait qu'en ces sept dernières années, le souvenir de la présidence de M. Grévy fut maintes fois évoqué. La vertu d'économie régna de nouveau, et sans conteste, à l'Élysée.
Nos derniers présidents, il est vrai, ont été entraînés à des dépenses auxquelles n'étaient pas tenus les premiers. Les voyages, et même les grands voyages, sont aujourd'hui une des nécessités de la fonction.
M.Thiers se montra peu hors de Paris.
Il trouvait qu'il avait assez voyagé pendant l'année terrible, alors qu'il allait, à travers l'Europe, solliciter l'intervention des puissances en notre faveur. Les rares fois qu'il lui fallut se rendre en province, il le fit sans le moindre apparat, n'emmenant aucune suite avec lui.
Mais, détail plaisant, il se fit toujours suivre de son lit, un petit lit de fer que l'on démontait et que l'on remontait partout où le président devait passer la nuit.
Le maréchal de Mac-Mahon eut volontiers goûté le plaisir des voyages ; mais il avait horreur des harangues. Plutôt que de subir l'éloquence des orateurs qui le saluaient dans ses tournées officielles, il préférait demeurer au logis. Du moins, lorsqu'il voyageait, le faisait-il avec grand apparat, revêtu de son uniforme de maréchal de France, et tenant à ce que tout fut parfait dans ses équipages.
M. Grévy fut aussi casanier. qu'économe. Une seule fois, en 1880, il consentit à aller à Cherbourg inaugurer une digue. Mais, généralement, il refusait toutes les invitations, et ne se mettait volontiers en route que pour aller chez lui, dans le Jura.
Sadi Carnot fut le premier, Président qui se déplaça. Chaque année de sa présidence est marquée par plusieurs voyages dans les provinces françaises. C'est, d' ailleurs, au cours d'un de ces voyages qu'il fut assassiné.
Mais Carnot n'avait voyagé qu'en France : Félix Faure inaugura la série des voyages à l'étranger. On se souvient peut-être qu'en 1897, lorsqu'on parla de ses projets de voyage en Russie, des polémiques s'élevèrent sur la question de savoir si le Président avait ou non le droit de quitter le sol français. Félix Faure conclut dans le sens affirmatif ; et, depuis lors, la tradition des déplacements présidentiels à l'étranger est établie.
M. Loubet, à ce point de vue, semble tenir le record. Après divers voyages en France, il visita, en 1903, nos colonies d'Algérie et de Tunisie. La même année, il se rendit en Angleterre ; en 1904, il alla en Russie, en Suède et en Norvège, puis en Italie. En 1905, l'Espagne et le Portugal eurent sa visite.
M. Fallières, lui aussi, a accompli plusieurs voyages à l'étranger : les pays du Nord, l'Angleterre, la Suisse, la Belgique, ont successivement acclamé en sa personne la France amie ou alliée.
La coutume des visites entre souverains et chefs d'État est aujourd'hui si fermement établie qu'un Président casanier à la mode de M. Grévy serait à présent un Président impossible.

***
Disons un mot de la salle où se réunit le Congrès pour l'élection présidentielle. Cette salle fut construite en 1875 sur l'emplacement d'une cour du château de Versailles. L'architecte de Joly fit là un véritable tour de force : en quatre mois, l'immense hall, avec ses tribunes et ses 860 sièges, était édifié. En 1905, avant l'élection de M. Fallières, il fallut procéder à quelques travaux nécessaires afin d'y créer quelques sièges de plus, 890 parlementaires devant trouver au Congrès de quoi s'assoir.
Un mois ou deux avant chaque Congrès, on se préoccupe de mettre en état les locaux où doivent se réunir nos honorables.
On nettoie les vestiaires, on s'assure que les pupitres « jouent » bien ; on pose des tapis propres, on répare et l'on change l'étoffe des fauteuils.
Sait-on, à ce propos, ce que coûte un congrès ? On dit en France que tout se termine par des chansons ; il serait plus exact de dire que tout se termine par une note à payer : les Congrès comme le reste.
Le prix des Congrès n'est d'ailleurs pas fixe il varie suivant les circonstances. Les Congrès imprévus, c'est-à-dire survenus par suite de démission ou de décès ont coûté en moyenne de 18 à 20.000 francs. On n'avait, en effet, que vingt-quatre heures pour les préparatifs. nécessaires. Il fallait se contenter de l'indispensable ; le temps manquait pour le superflu.
Mais quand l'échéance présidentielle arrive à la date normale, ce qui fut le cas pour le précédent Congrès et pour celui-ci, alors on peut s'y prendre en temps opportun et l'on a tout loisir de dépenser de l'argent. Vous pensez bien qu'on n'y manque pas.
« Ce qu'il y a de curieux dans cette installation d'un Congrès, qui dure deux heures tous les sept ans, écrivait naguère un de nos confrères, membre du Parlement, c'est qu'on la prépare comme si les gens qui descendent du train devaient passer là toute leur existence. Les présidents ont des appartements, avec chambres à coucher, tables de nuit et bibliothèques garnies ; les questeurs sont également logés, et quelques-uns en profitent pour y revenir l'été, lorsqu'ils n'y ont que faire, afin de villégiaturer aux frais de la princesse ; enfin tout le monde semble y être attendu, et d'inutiles casseroles y emplissent des cuisines, dans lesquelles personne n'a jamais pénétré, ni ne pénétrera jamais..: »
Et notre honorable ajoutait :
« Ce qui justifie ce remue-ménage sans utilité, c'est qu'il coûte très cher. On sait que chez nous c'est le point essentiel. »
Le dernier Congrès coûta dans les 30.000 francs ; et il y a tout lieu de penser que celui d'aujourd'hui ne coûtera pas moins.
Et notez que les frais de la buvette ne sont pas compris dans ce chiffre. Car il y a une buvette... vous n'imaginez pas une assemblée de parlementaires sans buvette.
La buvette, au dernier Congrès, se composait de deux salles abondamment pourvues de bière, liqueurs variées, thé, chocolat, lait, consommé, sandwiches, brioches, petits pains au jambon et au foie gras, gâteaux secs, 'vins généreux pour les députés, eaux minérales pour les sénateurs.
La consommation totale était évaluée à 1.500 francs pour chaque tour de scrutin, ce qui, somme toute, étant donné qu'il y avait 850 membres 'au Congrès, n'est pas trop cher; et porte la dépense à environ 2 francs par tête.

***
Versailles, une fois, de plus, va donc connaître l'animation des grands jours. Les avenues mélancoliques revivront au passage des foules que Paris déversera sur la cité du Grand Roi, les restaurants si calmes d'ordinaire s'empliront d'une clientèle tumultueuse. La galerie des Tombeaux, par laquelle on accède dans la salle du Congrès, s'éveillera aux rumeurs des discussions entre partisans des divers candidats.
Curieuse destinée que celle de ces galeries majestueuses qui ont conservé l'empreinte des solennités imposantes de la royauté, et où viennent aboutir aujourd'hui les intrigues mesquines de nos politiciens !
Là, dans cette galerie des Tombeaux qui sert d'antichambre à la salle du Congrès, se dressent des bustes d'hommes célèbres : Vergniaud, Sainte-Beuve, Lannes, Arago ; un Voltaire, assis dans son fauteuil, sourit de son sourire sarcastique ; dans la salle voisine, où fut dépouillé le scrutin, se trouve le Napoléon de Seurre, dans son costume légendaire avec la redingote et le petit chapeau. Et tous ces personnages illustres semblent avoir été placés là par une volonté ironique, pour rappeler la grandeur du passé à ceux qui ont pour mission de nous préparer l'avenir.
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 19 janvier 1913