Le Palais de l'Elysée. - Autrefois et Aujourd'hui


A l'heure où un nouveau président entre à L'Elysée il nous a paru intéressant de retracer rapidement le passé de ce palais dont l'histoire fut si intimement liée, de puis deux siècles aux destinées de la France et de Paris.
Et nous avons, dans notre « Variété », esquissé cette histoire.
Nos lecteurs verront que, successivement, l'Elysée vit passer les hôtes les plus illustres qu'il fut le théâtre des fêtes les plus gracieuses, des scènes les plus tragiques ou les plus importantes de notre histoire politique.
Si les murs ont des oreilles, ceux de l'Elysée en savent long. Et, soit dans le genre gai, soit dans le genre grave, ils seraient curieux à interroger. Histoires amoureuses, histoires politiques, il y a de tout dans cette vieille maison, où vivent presque bourgeoisement les Présidents de notre République, successeurs dans le « marais des Champs-Elysées » de la Pompadour, de Murat et de Napoléon III.

VARIÉTÉ

Le Palais de l'Elysée


Un logis bientôt bicentenaire. L'hôtel d'Evreux.- Mme de Pompadour et Beaujon. - Le Hameau de Chantilly.-
Au lendemain de Waterloo. - La destinée d'un palais.

Avant la fin de son septennat., le nouveau Président de la République pourra célébrer le deuxième centenaire du palais que la munificence nationale lui donne pour logis. L'Élysée vient d'entrer dans la cent quatre-vingt-quinzième année de son existence. C'est un bel âge pour un palais, en une ville où les révolutions ne ménagent guère plus les pierres que les hommes.
C'est en 1718 que Henri de la Tour d'Auvergne, comte d'Evreux, le fit bâtir, par l'architecte Molet, sur un terrain dont le Régent lui avait fait cadeau.
Cadeau, assez mince, à la vérité, car les terrains compris en ce temps là entre le Faubourg Saint-honoré et les Champs-Elysées valaient infiniment moins cher qu'aujourd'hui.
Paris, à cette époque, j'entends de Paris habitable - n'allait pas plus loin que le jardin des Tuileries. La place de la Concorde était un herbage, où l'on menait paître des bestiaux . Au bord de la Seine, s'étendait une promenade déserte, créée par l'ordre de Marie de Médicis, qui devint plus tard le Cours-la-Reine, et, parallèlement, à cette promenade, on avait, quelques années auparavant, tracé une longue avenue qu'on appelait le Grand-Cours. C'étaient nos futurs Champs-Elysées.
Mais cette voie nouvelle n'était pas moins déserte que la première ; pas une maison n'en égayait la monotonie. Des deux côtés, à perte de vue, rien que des prairies et des champs de maraîchers. On cultivait même là, tout particulièrement, certaines plantes de la famille des cucurbitacées dont le nom est aujourd'hui employé plus souvent au figuré qu'au sens propre. Et ces plantes avaient donné leur nom à un chemin qui, partant du Grand Cours, aboutissait à la Seine. Ce chemin devint plus tard une rue, la rue des Gourdes, qui portait encore ce nom à la fin du dix-huitième siècle. Mme Tallien, en 1793, y avait une petite maison d'été.
Mais voilà une appellation qu'on a bien fait, Je crois, de rayer du répertoire des voies de Paris. Qui donc, aujourd'hui, consentirait à habiter rue des Gourdes ?...
Ce fut donc au milieu des prairies et des champs de gourdes que le comte d'Evreux fit tracer le parc de son nouveau domaine. Le noble seigneur était riche, ayant épousé la fille du banquier Crozat, le mécène, l'ami de Watteau, qui avait une immense fortune. Rien ne fut négligé pour parer le domaine de toutes les splendeurs. Le comte d'Evreux y consacra sa vie. Quand il mourut, en 1753, l'oeuvre n'était pas achevée.
Mme de Pompadour s'y employa. Elle avait acheté le palais aux héritiers du comte d'Evreux. Par ses soins les jardins furent agrandis, les appartements garnis de mobiliers de prix, décorés de splendides tapisseries des Goberins qu'elle tenait de la générosité royale.
Elle , fit de l'Élysée une merveille et ne l'habita guère. Sa vie fut une perpétuelle promenade à travers les nombreux logis qu'elle avait achetés ou qu'elle s'était fait donner par le roi, et dans lesquels elle satisfaisait sa fièvre de réjouissances et de fêtes. Tantôt à Grécy, à Aulnay, à Montre-tout, à Ménars, à La Celle, à Saint-Rémy, tantôt dans quelqu'un de ses « ermitages » de Versailles, de Compiègne ou de Fontainebleau, tantôt dans son superbe appartement du Palais-Royal, tantôt dans le somptueux château de Bellevue qu'elle éleva, décora, meubla en moins de deux ans, elle ne fut, dans tous ces palais, dans tous ces châteaux, dans toutes ces villas, qu'une hôtesse de passage. Le 15 avril 1764, elle mourait à Versailles, sans avoir eu le temps de se créer un foyer dans aucun de ces splendides logis.
Par son testament, elle léguait l'hôtel d'Evreux à Louis XV.
Le roi laissa plusieurs années inoccupée la fastueuse demeure ; puis, un jour, ayant besoin d'argent - ce sont choses qui arrivent aux rois eux-mêmes - il la vendit au richissime financier Beaujon.
Beaujon était le type accompli de ces spéculateurs, de ces Turcarets, de ces « Mondors » comme on appelait alors les maltôtiers et les fermiers généraux, qui faisaient en peu de temps des fortunes invraisemblable. Sorti d'une humble famille de Bordeaux, il arriva, par son intelligence des affaires, par son audace aux plus hauts postes de la finance. Il fut banquier de la Cour, conseiller d'État à brevet, receveur des finances de la généralité de Rouen, trésorier et commandeur de l'Ordre de Saint-Louis.
Il vécut suivant l'usage du temps, en pur épicurien dans des demeures somptueuses, toujours entouré d'un essaim de jolies femmes.
L'hôtel d'Evreux, qu'il avait acheté un million, fut meublé par lui comme une demeure princière. Il y avait accumulé les merveilles de l'art, les plus beaux tableaux, les plus admirables orfèvreries. Plusieurs années se passèrent en fêtes ; puis Beaujon, goutteux, infirme, se lassa de son palais. Quelques mois avant sa mort il le . revendait au roi qui, à son tour, le repassait à la duchesse de Bourbon.

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Et voici l'heure venue où tout se démocratise. La Révolution éclate : les princes s'en vont. Trop heureux quand on ne vend pas leurs palais comme biens nationaux. La duchesse de Bourbon a la chance de garder le sien. Mais qu'en faire ? L'Élysée-Bourbon (c'est ainsi qu'on appelle alors l'hôtel d'Evreux) trouve amateur en la personne d'un sieur Hovyn, entrepreneur de spectacles et réjouissances. Le sieur Hovyn loue l'Élysée et y ouvre un bal public. Sur les pelouses qui virent passer toutes les grâces du dix-huitième siècle, dans les salons où papillonnaient les courtisans de la Pompadour, des couples vulgaires esquissent de populaires entrechats.
L'Elysèe change encore une fois de nom. On a élevé un peu partout, dans le parc de petite maisonnettes, ou se débitent des victuailles et des boissons variées : c'est devenu le « Hameau de Chantilly ». Et tout Paris y court ,c'est l'établissement à la mode. Les affaires vont si bien que lors qu'en 1798 on vend l'Élysée comme bien national, Hovyn se trouve assez riche pour l'acheter.
Mais une concurrence au Hameau de Chantilly s'établit peu après en plein Paris. L'Italien Garchi vient d'ouvrir Frascati sur le boulevard, au Coin de la rue de Richelieu. C'est un superbe café-glacier, entouré de vastes jardins, où l'on danse jour et nuit.
Après les horreurs de la Révolution, une frénésie de fêtes a saisi la société parisienne. Chacun semble vouloir oublier dans une orgie de réjouissances le souvenir des heures tragique que paris vint de traverser. Les jardins de Garchi sont Garchi sont le rendez-vous de tous ces affamés de plaisir. L'Italien y attire la foule par des bals, des concerts, des feux d'artifices. Dans les salons blanc et or on voit se presser les plus jolies femmes de Paris et les plus beaux officiers de l'état-major du Premier Consul.
Le Hameau de Chantilly est la première victime du succès de Frascati. La foule l'a déserté. Mlle Hovyn, qui a succédé à son père, voit ses jardins abandonnés. Elle n'a plus d'autre ressource que de transformer le palais de la Pompadour en boîte à loyers. Elle y loue des appartements. On sait que la famille d'Alfred de Vigny habita un de ces logements et que le poète de Chatterton joua, enfant sous les ombrages de l'Élysée.
L'hôtel et les jardins sont à vendre. Un acquéreur illustre se présente. L'Élysée va voir se renouer la tradition qui en fit une demeure princière. Murat, gouverneur de Paris, l'achète en 1805 pour un million. Il y fait de grands travaux. La somptueuse demeure de la Pompadour et du fastueux Beaujon est méconnaissable. Les danseurs, les consommateurs du sieur Hovyn, les locataires de la demoiselle Hovyn ont mis les appartements et le parc en piteux état. Tout est à refaire. Murat s'y emploie avec zèle. C'est à lui qu'on doit l'escalier d'honneur et le salon qui porte encore son nom.
Mais trois ans plus tard, le prince est appelé au trône de Naples. L'Élysée devient propriété de la couronne et prend le nom d'Elysée-Napoléon. On sait que l'empereur se plut à l'habiter quelquefois. Sur les 1.021 jours qu'il passa à Paris depuis son sacre jusqu'à se seconde abdication, il en passa une trentaine à l'Élysée. C'est de ce palais qu'il partit pour la campagne de Wagram.
Voici 1815, la chute de l'Aigle. L'Élysée n'a eu jusqu'alors que des pages de grâce dans son histoire .: voici la page tragique.
Le 21 juin 1815, après la défaite de Waterloo, l'empereur y arrive à huit heures du matin. Paris ne sait encore rien du désastre. Napoléon est épuisé par la longue route qu'il vient de parcourir. On lui prépare un bain. Pendant ce temps, les ministres accourent. A dix heures, le conseil est réuni. L'empereur a retrouvé son énergie. Il plaide sa cause avec feu. Il faut résister encore, lever de nouvelles troupes, vaincre. Mais ses paroles sont sans écho. C'est fini ; le pays est épuisé : il faut abdiquer.
Et, pendant que Napoléon, abandonné, trahi. se débat vainement devant le conseil, la foule, qui a appris son arrivée a Paris, s'assemble sous les murs de l'Elysée, crie : « Vive l'Empereur ! » et demande des armes pour courir à l'ennemi.
Trop tard ! l'abdication est décidée. L'empereur la signa le lendemain. Et le surlendemain il quittait I'Elysée qu'il ne devait plus revoir.

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Pendant l'occupation de Paris par les alliés, l'Élysée donna asile à Wellington et à l'empereur de Russie. La propriété avait été rendue à la princesse de Bourbon. Elle l'échangea contre l'hôtel de Monaco qui appartenait à la couronne; et Louis XVIII fit don du parlais au duc de Berry, son neveu. La jeune duchesse de Berry y tint pendant quatre ans une cour spirituelle et joyeuse. Mais le 13 février 1820, au sortir de l'Élysée, le duc était assassiné par Louvel. A la suite de cet événement tragique, la duchesse quitta le palais, qui demeura inhabité pendant plus de sept ans.
De 1827 à 1848, l'Elysée fut la demeure réservée aux hôtes princiers qui se rendaient officiellement à Paris. Il donna successivement asile au vice-roi d'Egypte Méhémet Ali ; à la reine Christine, au bey de Tunis, à la duchesse de Kent, à Ibrahim-Pacha, fils du vice-roi d'Egypte, et à la grande-duchesse de Mecklembourg.
En 1848, l'Assemblée Constituante en fit la résidence du Président de la République. C'est en cette qualité que Louis Napoléon vint l'habiter deux ans plus tard.
Et c'est en cette demeure où avait sombré la fortune de l'oncle que s'échafauda la fortune du neveu. C'est à l'Elysée que fut préparé le coup d'État ; c'est là, dans la, nuit du 1er décembre 1851, que le prince-président signa le décret de dissolution de l'Assemblée.
Au cours de l'année suivante, le palais s'agrandit par la suppression de deux. immeubles voisins, l'hôtel Castellane et l'hôtel Sébastiani. Une aile nouvelle est construite, les bâtiments qui donnent sur la rue du faubourg Saint-Honoré sont surélevés. Le palais est dégagé de tous côtés par l'ouverture de la rue de l'Élysée qui porta d'abord le nom de rue de la Reine-Hortense.
Dans le contrat de la vente des terrains de cette rue, faite par la Ville à M. Péreire, des servitudes spéciales étaient imposées à l'acquéreur, en vue d'éviter au palais présidentiel tout voisinage désagréable.
« Les appartements, de la grande maison à construire à l'angle du Faubourg-Saint-Honoré et de la rue de la Reine-Hortense disait le dit contrat, ne pourront jamais être habités que bourgeoisement, sans qu'il puisse y être établi de garni..
»Quant aux boutiques, elles ne seront jamais occupées, non plus qu'aucune partie du surplus de la dite maison, par des artisans, ouvriers à marteau, marchands de vins, liqueurs, café et fruits sur comptoirs, bouchers, charcutiers, cabaretiers, par tous marchands de substances susceptibles de putréfaction, ni par aucun état bruyant ou insalubre.
» Dans toute la partie de cette maison ayant façade sur la rue nouvelle (la rue de l'Élysée actuelle) et dans le pan coupé à l'angle de cette rue et de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, il ne devra être mis ni toléré, soit au rez-de-chaussée, soit à tous étages supérieurs, aucune peinture aucun écriteau ni enseigne, même par lettres appliquées extérieurement ou intérieurement sur les devantures, glaces ou carreaux, et ce afin de conserver à la partie de ladite maison en pan coupé et en façade sur la rue nouvelle l'aspect extérieur d'une maison exclusivement bourgeoise.
Les maisons dites anglaises, l'hôtel du centre et l'hôtel en façade sur la rue nouvelle et l'avenue Gabriel devront servir à l'usage exclusif d'habitation bourgeoise, et il ne pourra jamais y être créé aucun genre de commerce ou d'industrie, ni être placé aucune enseigne ni indication quelconque. »
Avec de telles précautions, les hôtes de l'Élysée pouvaient être sûrs d'y trouver le séjour le plus calme et le plus agréable.
Le palais fut encore le logis de Mlle de Montijo, après les fiançailles impériales. Pendant les expositions de 1855 et de 1867, il reçut les souverains qui visitèrent Paris.
En 1871, il eut la chance d'échapper aux fureurs de la Commune.
Enfin, depuis 1873, il est la demeure des Présidents de la République.
Telle fut, au cours de deux siècles, la destinée de cette demeure illustre où revit et palpite un peu de l'histoire tour à tour élégante ou tragique de la France et de Paris.
Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 1913