VARIÉTÉ
Le Palais de l'Elysée
Un logis bientôt bicentenaire. L'hôtel d'Evreux.- Mme
de Pompadour et Beaujon. - Le Hameau de Chantilly.-
Au lendemain de Waterloo. - La destinée d'un palais.
Avant la fin de son septennat., le nouveau
Président de la République pourra célébrer
le deuxième centenaire du palais que la munificence nationale
lui donne pour logis. L'Élysée vient d'entrer dans la
cent quatre-vingt-quinzième année de son existence.
C'est un bel âge pour un palais, en une ville où les
révolutions ne ménagent guère plus les pierres
que les hommes.
C'est en 1718 que Henri de la Tour d'Auvergne, comte d'Evreux, le
fit bâtir, par l'architecte Molet, sur un terrain dont le Régent
lui avait fait cadeau.
Cadeau, assez mince, à la vérité, car les terrains
compris en ce temps là entre le Faubourg Saint-honoré
et les Champs-Elysées valaient infiniment moins cher qu'aujourd'hui.
Paris, à cette époque, j'entends de Paris habitable
- n'allait pas plus loin que le jardin des Tuileries. La place de
la Concorde était un herbage, où l'on menait paître
des bestiaux . Au bord de la Seine, s'étendait une promenade
déserte, créée par l'ordre de Marie de Médicis,
qui devint plus tard le Cours-la-Reine, et, parallèlement,
à cette promenade, on avait, quelques années auparavant,
tracé une longue avenue qu'on appelait le Grand-Cours. C'étaient
nos futurs Champs-Elysées.
Mais cette voie nouvelle n'était pas moins déserte que
la première ; pas une maison n'en égayait la monotonie.
Des deux côtés, à perte de vue, rien que des prairies
et des champs de maraîchers. On cultivait même là,
tout particulièrement, certaines plantes de la famille des
cucurbitacées dont le nom est aujourd'hui employé plus
souvent au figuré qu'au sens propre. Et ces plantes avaient
donné leur nom à un chemin qui, partant du Grand Cours,
aboutissait à la Seine. Ce chemin devint plus tard une rue,
la rue des Gourdes, qui portait encore ce nom à la fin du dix-huitième
siècle. Mme Tallien, en 1793, y avait une petite maison d'été.
Mais voilà une appellation qu'on a bien fait, Je crois, de
rayer du répertoire des voies de Paris. Qui donc, aujourd'hui,
consentirait à habiter rue des Gourdes ?...
Ce fut donc au milieu des prairies et des champs de gourdes que le
comte d'Evreux fit tracer le parc de son nouveau domaine. Le noble
seigneur était riche, ayant épousé la fille du
banquier Crozat, le mécène, l'ami de Watteau, qui avait
une immense fortune. Rien ne fut négligé pour parer
le domaine de toutes les splendeurs. Le comte d'Evreux y consacra
sa vie. Quand il mourut, en 1753, l'oeuvre n'était pas achevée.
Mme de Pompadour s'y employa. Elle avait acheté le palais aux
héritiers du comte d'Evreux. Par ses soins les jardins furent
agrandis, les appartements garnis de mobiliers de prix, décorés
de splendides tapisseries des Goberins qu'elle tenait de la générosité
royale.
Elle , fit de l'Élysée une merveille et ne l'habita
guère. Sa vie fut une perpétuelle promenade à
travers les nombreux logis qu'elle avait achetés ou qu'elle
s'était fait donner par le roi, et dans lesquels elle satisfaisait
sa fièvre de réjouissances et de fêtes. Tantôt
à Grécy, à Aulnay, à Montre-tout, à
Ménars, à La Celle, à Saint-Rémy, tantôt
dans quelqu'un de ses « ermitages » de Versailles, de
Compiègne ou de Fontainebleau, tantôt dans son superbe
appartement du Palais-Royal, tantôt dans le somptueux château
de Bellevue qu'elle éleva, décora, meubla en moins de
deux ans, elle ne fut, dans tous ces palais, dans tous ces châteaux,
dans toutes ces villas, qu'une hôtesse de passage. Le 15 avril
1764, elle mourait à Versailles, sans avoir eu le temps de
se créer un foyer dans aucun de ces splendides logis.
Par son testament, elle léguait l'hôtel d'Evreux à
Louis XV.
Le roi laissa plusieurs années inoccupée la fastueuse
demeure ; puis, un jour, ayant besoin d'argent - ce sont choses qui
arrivent aux rois eux-mêmes - il la vendit au richissime financier
Beaujon.
Beaujon était le type accompli de ces spéculateurs,
de ces Turcarets, de ces « Mondors » comme on appelait
alors les maltôtiers et les fermiers généraux,
qui faisaient en peu de temps des fortunes invraisemblable. Sorti
d'une humble famille de Bordeaux, il arriva, par son intelligence
des affaires, par son audace aux plus hauts postes de la finance.
Il fut banquier de la Cour, conseiller d'État à brevet,
receveur des finances de la généralité de Rouen,
trésorier et commandeur de l'Ordre de Saint-Louis.
Il vécut suivant l'usage du temps, en pur épicurien
dans des demeures somptueuses, toujours entouré d'un essaim
de jolies femmes.
L'hôtel d'Evreux, qu'il avait acheté un million, fut
meublé par lui comme une demeure princière. Il y avait
accumulé les merveilles de l'art, les plus beaux tableaux,
les plus admirables orfèvreries. Plusieurs années se
passèrent en fêtes ; puis Beaujon, goutteux, infirme,
se lassa de son palais. Quelques mois avant sa mort il le . revendait
au roi qui, à son tour, le repassait à la duchesse de
Bourbon.
***
Et voici l'heure venue où tout se démocratise. La Révolution
éclate : les princes s'en vont. Trop heureux quand on ne vend
pas leurs palais comme biens nationaux. La duchesse de Bourbon a la
chance de garder le sien. Mais qu'en faire ? L'Élysée-Bourbon
(c'est ainsi qu'on appelle alors l'hôtel d'Evreux) trouve amateur
en la personne d'un sieur Hovyn, entrepreneur de spectacles et réjouissances.
Le sieur Hovyn loue l'Élysée et y ouvre un bal public.
Sur les pelouses qui virent passer toutes les grâces du dix-huitième
siècle, dans les salons où papillonnaient les courtisans
de la Pompadour, des couples vulgaires esquissent de populaires entrechats.
L'Elysèe change encore une fois de nom. On a élevé
un peu partout, dans le parc de petite maisonnettes, ou se débitent
des victuailles et des boissons variées : c'est devenu le «
Hameau de Chantilly ». Et tout Paris y court ,c'est l'établissement
à la mode. Les affaires vont si bien que lors qu'en 1798 on
vend l'Élysée comme bien national, Hovyn se trouve assez
riche pour l'acheter.
Mais une concurrence au Hameau de Chantilly s'établit peu après
en plein Paris. L'Italien Garchi vient d'ouvrir Frascati sur le boulevard,
au Coin de la rue de Richelieu. C'est un superbe café-glacier,
entouré de vastes jardins, où l'on danse jour et nuit.
Après les horreurs de la Révolution, une frénésie
de fêtes a saisi la société parisienne. Chacun
semble vouloir oublier dans une orgie de réjouissances le souvenir
des heures tragique que paris vint de traverser. Les jardins de Garchi
sont Garchi sont le rendez-vous de tous ces affamés de plaisir.
L'Italien y attire la foule par des bals, des concerts, des feux d'artifices.
Dans les salons blanc et or on voit se presser les plus jolies femmes
de Paris et les plus beaux officiers de l'état-major du Premier
Consul.
Le Hameau de Chantilly est la première victime du succès
de Frascati. La foule l'a déserté. Mlle Hovyn, qui a
succédé à son père, voit ses jardins abandonnés.
Elle n'a plus d'autre ressource que de transformer le palais de la
Pompadour en boîte à loyers. Elle y loue des appartements.
On sait que la famille d'Alfred de Vigny habita un de ces logements
et que le poète de Chatterton joua, enfant sous les
ombrages de l'Élysée.
L'hôtel et les jardins sont à vendre. Un acquéreur
illustre se présente. L'Élysée va voir se renouer
la tradition qui en fit une demeure princière. Murat, gouverneur
de Paris, l'achète en 1805 pour un million. Il y fait de grands
travaux. La somptueuse demeure de la Pompadour et du fastueux Beaujon
est méconnaissable. Les danseurs, les consommateurs du sieur
Hovyn, les locataires de la demoiselle Hovyn ont mis les appartements
et le parc en piteux état. Tout est à refaire. Murat
s'y emploie avec zèle. C'est à lui qu'on doit l'escalier
d'honneur et le salon qui porte encore son nom.
Mais trois ans plus tard, le prince est appelé au trône
de Naples. L'Élysée devient propriété
de la couronne et prend le nom d'Elysée-Napoléon. On
sait que l'empereur se plut à l'habiter quelquefois. Sur les
1.021 jours qu'il passa à Paris depuis son sacre jusqu'à
se seconde abdication, il en passa une trentaine à l'Élysée.
C'est de ce palais qu'il partit pour la campagne de Wagram.
Voici 1815, la chute de l'Aigle. L'Élysée n'a eu jusqu'alors
que des pages de grâce dans son histoire .: voici la page tragique.
Le 21 juin 1815, après la défaite de Waterloo, l'empereur
y arrive à huit heures du matin. Paris ne sait encore rien
du désastre. Napoléon est épuisé par la
longue route qu'il vient de parcourir. On lui prépare un bain.
Pendant ce temps, les ministres accourent. A dix heures, le conseil
est réuni. L'empereur a retrouvé son énergie.
Il plaide sa cause avec feu. Il faut résister encore, lever
de nouvelles troupes, vaincre. Mais ses paroles sont sans écho.
C'est fini ; le pays est épuisé : il faut abdiquer.
Et, pendant que Napoléon, abandonné, trahi. se débat
vainement devant le conseil, la foule, qui a appris son arrivée
a Paris, s'assemble sous les murs de l'Elysée, crie : «
Vive l'Empereur ! » et demande des armes pour courir à
l'ennemi.
Trop tard ! l'abdication est décidée. L'empereur la
signa le lendemain. Et le surlendemain il quittait I'Elysée
qu'il ne devait plus revoir.
***
Pendant l'occupation de Paris par les alliés, l'Élysée
donna asile à Wellington et à l'empereur de Russie.
La propriété avait été rendue à
la princesse de Bourbon. Elle l'échangea contre l'hôtel
de Monaco qui appartenait à la couronne; et Louis XVIII fit
don du parlais au duc de Berry, son neveu. La jeune duchesse de Berry
y tint pendant quatre ans une cour spirituelle et joyeuse. Mais le
13 février 1820, au sortir de l'Élysée, le duc
était assassiné par Louvel. A la suite de cet événement
tragique, la duchesse quitta le palais, qui demeura inhabité
pendant plus de sept ans.
De 1827 à 1848, l'Elysée fut la demeure réservée
aux hôtes princiers qui se rendaient officiellement à
Paris. Il donna successivement asile au vice-roi d'Egypte Méhémet
Ali ; à la reine Christine, au bey de Tunis, à la duchesse
de Kent, à Ibrahim-Pacha, fils du vice-roi d'Egypte, et à
la grande-duchesse de Mecklembourg.
En 1848, l'Assemblée Constituante en fit la résidence
du Président de la République. C'est en cette qualité
que Louis Napoléon vint l'habiter deux ans plus tard.
Et c'est en cette demeure où avait sombré la fortune
de l'oncle que s'échafauda la fortune du neveu. C'est à
l'Elysée que fut préparé le coup d'État
; c'est là, dans la, nuit du 1er décembre 1851, que
le prince-président signa le décret de dissolution de
l'Assemblée.
Au cours de l'année suivante, le palais s'agrandit par la suppression
de deux. immeubles voisins, l'hôtel Castellane et l'hôtel
Sébastiani. Une aile nouvelle est construite, les bâtiments
qui donnent sur la rue du faubourg Saint-Honoré sont surélevés.
Le palais est dégagé de tous côtés par
l'ouverture de la rue de l'Élysée qui porta d'abord
le nom de rue de la Reine-Hortense.
Dans le contrat de la vente des terrains de cette rue, faite par la
Ville à M. Péreire, des servitudes spéciales
étaient imposées à l'acquéreur, en vue
d'éviter au palais présidentiel tout voisinage désagréable.
« Les appartements, de la grande maison à construire
à l'angle du Faubourg-Saint-Honoré et de la rue de la
Reine-Hortense disait le dit contrat, ne pourront jamais être
habités que bourgeoisement, sans qu'il puisse y être
établi de garni..
»Quant aux boutiques, elles ne seront jamais occupées,
non plus qu'aucune partie du surplus de la dite maison, par des artisans,
ouvriers à marteau, marchands de vins, liqueurs, café
et fruits sur comptoirs, bouchers, charcutiers, cabaretiers, par tous
marchands de substances susceptibles de putréfaction, ni par
aucun état bruyant ou insalubre.
» Dans toute la partie de cette maison ayant façade sur
la rue nouvelle (la rue de l'Élysée actuelle) et dans
le pan coupé à l'angle de cette rue et de la rue du
Faubourg-Saint-Honoré, il ne devra être mis ni toléré,
soit au rez-de-chaussée, soit à tous étages supérieurs,
aucune peinture aucun écriteau ni enseigne, même par
lettres appliquées extérieurement ou intérieurement
sur les devantures, glaces ou carreaux, et ce afin de conserver à
la partie de ladite maison en pan coupé et en façade
sur la rue nouvelle l'aspect extérieur d'une maison exclusivement
bourgeoise.
Les maisons dites anglaises, l'hôtel du centre et l'hôtel
en façade sur la rue nouvelle et l'avenue Gabriel devront servir
à l'usage exclusif d'habitation bourgeoise, et il ne pourra
jamais y être créé aucun genre de commerce ou
d'industrie, ni être placé aucune enseigne ni indication
quelconque. »
Avec de telles précautions, les hôtes de l'Élysée
pouvaient être sûrs d'y trouver le séjour le plus
calme et le plus agréable.
Le palais fut encore le logis de Mlle de Montijo, après les
fiançailles impériales. Pendant les expositions de 1855
et de 1867, il reçut les souverains qui visitèrent Paris.
En 1871, il eut la chance d'échapper aux fureurs de la Commune.
Enfin, depuis 1873, il est la demeure des Présidents de la
République.
Telle fut, au cours de deux siècles, la destinée de
cette demeure illustre où revit et palpite un peu de l'histoire
tour à tour élégante ou tragique de la France
et de Paris.
Ernest Laut.