UN COUP D'ÉTAT A CONSTANTINOPLE


Meurtre de Nazim Pacha

Alors que l'Europe escomptait déjà l'acceptation par le gouvernement turc de la note collective des puissances et entrevoyait la conclusion de la paix, un coup d'État est venu tout anéantir.
Ce coup d'État ne s'est pas accompli sans effusion de sang, et parmi les victimes se trouve le général qui s'était manifesté comme le plus remarquable des chefs de l'armée turque dans la lutte contre les Bulgares. Nazim pacha a été assassiné.
Nazim pacha, qui était ministre de la Guerre quand éclata le conflit balkanique, avait été nommé généralissime des troupes turques, et si la désorganisation profonde, de l'armée ne lui permit pas d'éviter à son pays les premiers désastres, il sut du moins, après Lule-Bourgas, reprendre en main l'armée épuisée et défaite, la réorganiser et la fortifier sur les lignes de Tchataldja de manière à pouvoir arrêter victorieusement le suprême effort des Bulgares. Quoi qu'on en pense dans les milieux qui triomphent en ce moment à Constantinople, on peut dire que sa mort prive la Turquie d'un excellent général et d'un valeureux soldat..

VARIÉTÉ

Propos de Carnaval

Mardi gras d'autrefois. - Tradition corse. - La promenade du bœuf gras. - Ses rapports avec la littérature et l'histoire. - On n'a pas été grand'chose tant qu'on n'a pas été boeuf gras.

Il est d'usage chaque année à pareille époque de verser un pleur sur la disparition progressive et fatale des joies du carnaval, et c'est devenu un lieu commun de s'apitoyer sur l'abolition de la vieille gaîté française.
On ne s'amuse plus, dit-on... Ne serait-ce pas plutôt qu'on s'amuse trop ?
Jadis, le carnaval était un intermède de folies dans la vie monotone et laborieuse du peuple. Aujourd'hui que tous les plaisirs se sont démocratisés, les périodes de fêtes traditionnelles ont moins d'importance qu'autrefois.
Voilà pourquoi le carnaval se meurt ; et il se meurt si bien que, dans quelques années on pourra probablement dire : le carnaval est mort.
Il faut remarquer encore que le goût des réjouissances bruyantes, des festivités de la rue qu'aimaient tant nos ancêtres, s'efface chez nous de jour en jour. Où sont les cortèges burlesques d'autrefois, les tumultueuses descentes de la Courtille, les débardeurs et les chicards ?
Tout cela s'en est allé avec les vieilles lunes. Nous sommes à présent un peuple de « shopenhauérisés » : il nous faut des spectacles compliqués, des sensations morbides, de la musique, ennuyeuse ; et le vieux carnaval de nos pères, nous l'avons, avec tant d'autres traditions du temps passé, sacrifié sur l'autel du « snobisme ».
Donnons-lui du moins un souvenir avant qu il soit tout à fait défunt.

***
Carnaval vient de deux mots latins qui signifient adieu chair (caro, vale) il précède, en effet le carème, époque pendant la quelle on doit s'abstenir de viande. Il commençait jadis le jour du Roi pour finir le mercredi des Cendres, et, durant tout le temps, il était d'usage de se déguiser et de courir les bals et les réunions.
Avant la Révolution, le mardi gras était, à Paris, un jour de folies. Dès le matin, le seigneur Carnaval, représenté par un mannequin couvert d'oripeaux ridicules, faisait son entrée dans sa bonne ville. On le menait d'abord au carreau des Halles, puis, de là, on le promenait à travers les rues, en compagnie du boeuf gras d'alors, qu'on appelait le boeuf viellé.
L'après-midi, le peuple accourait en foule au faubourg Saint-Antoine. C'était le lieu choisi des réjouissances populaires, tandis que les gens du bon ton se rendaient au Cours-la-Reine. Des deux côtés, c'étaient mêmes saturnales.
Le gazetier Loret nous a laissé en quelques vers une énumération pittoresque des déguisements à la mode le jour du mardi gras de 1655.

Mardi, multitude de masques.
Qui ridicules, qui fantasques...
Jusqu'au nombre de quatre mille,
Etoient sortis hors de la ville.
Les uns ressembloient des Chinois,
Des Margajats, des Albanois,
Des amazones, des bergères,
Des paisannes, des harengères ,
Des clercs, des sergents, des baudets,
Des gorgones, des farfadets,
Des vieilles, des sainte n'y touche,
Des Jean-Douelts, des Scaramouches.

On s'amusait ainsi jusqu'à l'heure de minuit. Mais au premier coup de la cloche tous les masques tombaient. Le jour de pénitence commençait. Chacun regagnait au plus tôt son logis, car le guet était impitoyable pour quiconque perpétuait les folies du mardi gras jusqu'aux premières heures du mercredi des Cendres.
C'est la Révolution qui porta le premier coup au carnaval en proscrivant le masque et les mascarades comme attentatoires à la dignité des citoyens.
Cette interdiction dura jusqu'en 1799 ; mais, avec le siècle nouveau, les fêtes carnavalesques revinrent en faveur.
Paris aujourd'hui les laisse passer avec indifférence. Mais, en province, où les habitudes anciennes sont mieux enracinées, l'époque du carnaval ramène encore certaines réjouissances traditionnelles.
Il est une coutume, entre autres, que tout vrai gourmet doit défendre c'est celle qui veut qu'on fête le retour du dimanche gras en mangeant des crêpes, de bonnes crêpes, fleurant la pâte légère et les neufs frais.
En Poitou, naguère, il était usage quand en faisait des crêpes le dimanche gras, d'en garder une pour la pie. Les bouviers et les bergères allaient en cortège porter la crêpe à la pie. L'un d'eux l'attachait à quelque haute branche d'un arbre autour duquel toute la bande dansait en rond. La pie, qui, à ce qu'il paraît, est friande de crêpes, verrait manger le gâteau ; et l'on croyait qu'en reconnaissance, elle ne manquerait jamais d'avertir les bergers à l'approche du loup.
Je pourrais vous conter maintes et maintes traditions des jours gras qui subsistent encore dans nos provinces... Nous n'en finirions pas. Mais laissez-moi vous rapporter seulement cette jolie coutume jadis en usage en Corse.
La nuit du mardi gras au mercredi des Cendres était le moment choisi par les amoureux pour faire leur déclaration.
Cela se passait publiquement, au bal, devant tout le village assemblé. La musique se taisait tout à coup, l'assistance formait le cercle et les deux amoureux se plaçaient au milieu. Le jeune homme, alors, posait la main sur son coeur.

- Ahi !... s'écriait-il.
- Cos'hai ? (Qu'as-tu ?) lui disait la jeune fille.
- Son ferto ! (Je suis blessé !)
- E dove ? (Où donc ?)
- Al core... (Au coeur).
-- Per quale ? (Par qui ?)
- Per voi, signora. (Par vous, mademoiselle.)

Par là-dessus, la jeune fille baissait les yeux : l'assistance applaudissait, et, le carême fini, le curé de l'endroit célébrait un mariage.
Quant à la promenade du seigneur Carnaval sous la forme d'un mannequin que l'on brûlait ou qu'on lançait à la rivière le matin du mercredi des Cendres, elle, fut de toutes les régions, et, pourrait-on dire, de tous les pays.
Chez nous, Nice seule paraît avoir conservé aujourd'hui ce mannequin symbolique. En Italie, nous le retrouvons à Venise où le seigneur Carnaval apparaît encore avec son cortège composé de masques de toutes les villes d'Italie et portant des costumes empruntés à la comédie populaire de chaque cité : le Romain en Cassandre, le Napolitain en Polichinelle; le Florentin en Gille, et le Vénitien en Pantalon.
L'étranger, d'ailleurs, a gardé plus que nous le respect des fêtes du carnaval : Rome a toujours sa fameuse promenade du Corso, mais l'année en année moins brillante et moins animée ; et l'Espagne n'a point encore renoncé complètement aux magnificences de ses cortèges profanes.
Paris seul dédaigne à présent les joies du carnaval : l'Opéra n'a plus de bals, la rue n'a plus de masques ; le boeuf gras lui-même a disparu, le boeuf taciturne qu'on promenait lentement par les rues et qui, lorsqu'on tenta, il y a quelques années, de le ressusciter, n'apparut plus aux Parisiens que comme le mélancolique symbole d'un temps où l'on ne sait plus s'amuser.

***

C'est pourtant une tradition fort ancienne que celle du Boeuf gras.
D'aucuns prétendent même qu'elle remonterait au temps des Pharaons et que le boeuf Apis que les Égyptiens adoraient serait l'ancêtre du boeuf gras. Ils oublient que le bœuf Apis était un dieu alors que le boeuf gras n'était qu'une victime livrée à la curiosité publique avant d'être sacrifiée.
A la vérité, la promenade du boeuf gras date du XIIe siècle. C'est déjà un bel âge pour une tradition.
Ce n'était au début qu'un simple divertissement que les garçons bouchers de Paris s'offraient entre eux. Un maître-boucher leur prêtait un boeuf et ils s'en allaient par la ville rendre visite aux puissants du jour, qui leur donnaient quelque présent pour boire.
Ce n'est guère qu'à la fin du XVIe siècle qu'on voit la corporation des bouchers de Paris prendre la fête à son compte.
Dès lors, chaque année, le jeudi qui précéde les jours gras, un cortège magnifique s'organise et parcourt les rues de Paris. Toute la corporation des bouchers y figure en costume de fête. Le boeuf, choisi parmi les plus beaux, engraissé pour la circonstance, défile au son des hautbois et des vielles - de là son nom de boeuf viellé.
Il est couronné de laurier et couvert d'une précieuse étoffe sur laquelle est assis un jeune et bel enfant portant d'une main un sceptre et de l'autre une épée. On appelle cet enfant le roi des bouchers. Et c'est un curieux contraste qui émeut la sensiblité populaire que la vue de cet enfant-roi parmi son peuple de rudes gaillards aux faces rubicondes et aux bras noueux.
Jusqu'à la Révolution, les bouchers firent ainsi leur promenade annuelle à travers les rues de Paris ; mais, pas plus que tant d'autres cérémonies corporatives, cette fête pacifique ne trouva grâce devant les réformateurs révolutionnaires. A une époque où l'on supprimait les rois d'une façon si radicale comment eût-on permis aux bouchers d'en exhiber un dans Paris ? La fête du boeuf gras fut abolie avec tout ce qui rappelait l'organisation des jurandes et des corporations.
Napoléon la rétablit en 1805. L'empereur estimait nécessaire d'amuser le peuple, parce que le peuple qui s'ennuie va se distraire dans les clubs et fait de la politique. Après le cortège du couronnement, qui avait eu auprès des Parisiens le plus vif succès, il leur rendit le cortège du Boeuf gras.
Et l'on vit cette chose inouïe l'autorité impériale réglant jusque dans les moindres détails le cortège et même le costume de ceux qui y devaient figurer.
L'ordonnance du 23 février 1805 disait :
« Les marchands bouchers, coiffés et poudrés en tresses, porteront le chapeau Henri IV avec panache aux couleurs nationales ; gilets, pantalons et veste en basin rayé ; bottes à la hussarde avec glands d'or et d'argent ; manteaux écarlates brodés d'or, gants en crispin noir piqués de blanc.
Le cortège se composera de six chevaux montés, 10 mameluks, 6 sauvages et 6 Romains, 4 Grecs cuirassés et 6 chevaliers français, 4 Polonais, 4 Espagnols, 2 coureurs, 8 Turcs, 1 tambour-major de la garde, 6 tambours costumés en gladiateurs, 2 fifres en Chinois, -18 musiciens en costumes de caractère, 12 garçons bouchers portant tous les attributs de la boucherie.
» Le boeuf devra peser de 13 à 14 cents. être richement Panaché et décoré, porter un enfant en Amour soutenu par deux sacrificateurs ornés de haches et de massues. »
Ainsi, tout était prévu, jusqu'au poids du boeuf. Le Roi des bouchers avait disparu, mais l'Amour le remplaçait. A la place d'un roi, le boeuf portait un dieu : les Parisiens n'avaient pas à se plaindre.

***
La tradition, ainsi renouée, se perpétua presque sans interruption jusqu'en 1870. Paris, chaque année, aux jours gras, regarda passer le bœuf gras entouré de ses Romains, de ses Grecs, de ses sauvages et de ses sacrificateurs. Par malheur, la température à cette époque est assez peu clémente dans nos climats ;,il arrivait souvent que les sacrificateurs et les sauvages grelottaient sous leurs oripeaux ; quant à l'Amour, c'était un pauvre amour transi. En 1821, il faisait si froid que le malheureux enfant fut pris de congestion et dégringola à bas de sa monture.
La fête cependant avait lieu, quelque temps qu'il fît ; le bœuf gras était même devenu, depuis 1815, un élément d'expression de l'actualité parisienne.
C'est cette année-là que, pour la première fois, le boeuf gras ne fut plus un personnage anonyme. On le baptisa ; et, naturellement, le nom qu'il porta chaque année fut comme l'écho du succès du jour ou de la préoccupation qui dominait l'esprit des Parisiens.
Ainsi, 1845 est l'année où parut le Père Goriot, de Balzac. Le livre eut un retentissement considérable. Le boeuf gras s'appela le Père Goriot.
En 1846, c'est au célèbre roman d'Eugène Süe, Le Juif Errant, qu'alla le succès populaire et que le boeuf emprunta son nom.
L'année suivante, il s'appela MonteCristo, à cause du roman non moins fameux d'Alexandre Dumas.
Qui eût cru que le bœuf gras pouvait avoir de tels rapports avec la littérature ?
La République ne fut jamais favorable au boeuf gras. Celle de 1848 le supprima comme l'avait fait celle de 1792. Le cortège ne fut rétabli qu'en 1851. Il faut croire que cette année-là aucun événement littéraire important ne se produisit à Paris, car le boeuf se vit donner le nom d'un consul, romain. Il s'appela Manlius. Etait-ce pour signifier qu'après une journée de triomphe, il trouverait lui aussi sa roche tarpéienne, et serait mené à l'abattoir après avoir été au Capitole ?
Les années suivantes, c'est encore l'actualité littéraire qui baptisa le boeuf. En 1853, il s'appela le Père Tom. C'était l'année où avait paru la traduction du célèbre livre de Mme Beecher-Stowe, la Case de l'oncle Tom.
Les Trois Mousquetaires, d'Alexandre Dumas, prêtèrent leurs noms à trois boeufs gras l'année suivante. Paris applaudit Porthos, Athos et Aramis.
Puis ce fut le tour des événements historiques. On se bat en Crimée : les boeufs gras s'appellent Sébastopol et Malakoff. On fait campagne en Italie : ils prennent le nom de Solférino, de Palestro, de villafranca. On perce l'isthme de Suez : le boeuf s'appelle Port-Saïd.
Ainsi la tradition du boeuf gras, pendant plus d'un demi-siècle, est inséparable de l'histoire.
Le boeuf gras consacre les gloires. C'est ce que Monselet a fort bien exprimé dans une pièce dont on ne cite généralement que les deux derniers vers, et que je m'en voudrais de ne pas reproduire ici en terminant :

C'est une habitude formée
De baptiser, tant bien que mal,
Du nom d'une oeuvre renommée
Chaque boeuf gras du carnaval.

Le génie ainsi se consacre ;
Il n'est pas de plus haut gradin ;
C'est le triomphe, c'est le sacre ;
« Montjoye » accompagne « Aladin ».

Suprême couronne de rose !
Laurier poussé sur le verglas!
Et l'on n'a pas été grand'chose
Tant qu'on n'a pas été boeuf gras.

Hélas ! le boeuf gras n'est plus. On a essayé de le ressusciter il y a quelques années. Ce fut en vain. Toutes les folies carnavalesques sont défuntes. Et le boeuf gras est mort avec le carnaval
Ernest LAUT.

 

Le Petit Journal illustré du 9 février 1913