HOMMAGE AU DÉFENSEUR D'ANDRINOPLE


Le tsar Ferdinand de Bulgarie rend à Chukri pacha l'épée que lui remettait le glorieux vaincu.

L'héroïque résistance d'Andrinople ajoute un chapitre à la glorieuse histoire des sièges héroïques. La ville n'est tombée, emportée d' assaut qu'après une résistance de six mois. Elle avait, il est vrai, une puissante garnison, cinquante mille hommes environ, avec six cents canons, dont près de deux cents pièces de position. Mais la plus grande part dans l'honneur d'une telle résistance revient au gouverneur de cette puissante place, Chukri pacha dont le nom mérite de rester dans l'histoire.
Les vainqueurs ont été les premiers à lui rendre un légitime et éclatant hommage.
Après son entrée dans la ville, le tsar Ferdinand de Bulgarie, accompagné de ses fils, des généraux bulgares et des chefs des troupes serbes, dont la part fut si importante et si glorieuse dans la prise d'Andrinople, se rendit auprès de Chukri pacha qui le reçut, entouré de son état-major.
L'entrevue fut particulièrement émouvante. S'avançant vers le valeureux officier, il lui serra la main et refusa le sabre que le général turc lui tendait. il lui exprima, en termes empreints d'une réelle et énergique sympathie, l'admiration que lui causaient sa belle conduite, sa valeur personnelle et celle de ses troupes.
Un tel hommage honore à la fois et le vainqueur et le vaincu.

VARIÈTÉ

Le " Tuyau de Poêle"


Un prétendu centenaire. - Le haute-forme, à travers les âges. - Ses adversaires. - Un peu de statistique. - Les doléances d'une industrie française. - Souvent mode varie.

Peut-être allez-vous me trouver bien irrévencieux. Le « tuyau de poêle » dont je vous vais entretenir n'est point, comme d'aucuns pourraient le croire, un produit de la fumisterie ; c'est tout bonnement le chapeau haute-forme, le huit-reflets, auquel, depuis longtemps, la malignité populaire a décerné ce sobriquet.
Or, ces temps derniers, ne nous a-t-on pas parlé du centenaire de ce majestueux couvre-chef ?
Notre époque a la manie des anniversaires. Chaque semaine a son centenaire. On fait revivre pour un jour des gloires éteintes, des figures que l'on croyait à jamais sombrées dans l'oubli. Même, la fantaisie du jubilé dépasse le cercle de l'humanité ; on ne laisse point passer l'anniversaire des inventions les plus baroques et les moins utiles sans le signaler avec fracas : Les choses elles aussi ont droit au centenaire. Et l'on fait plus encore : quand on manque de centenaires, on en invente... Ce n'est pas plus difficile que cela.
Tel ce fameux centenaire, du chapeau haute-forme dont on nous rebat les oreilles depuis quelques jours...
Vous connaissez l'histoire, tous les journaux l'ont racontée :
Un Anglais original - comme l'étaient jadis tous les Anglais - eut l'audace de se promener un jour, dans Londres, coiffé d'un couvre-chef de son invention, en forme de cylindre. La foule s'ameuta, houspilla vertement l'inventeur, lui arracha son « tube » et le mit en pièces. L'autorité elle-même s'alarma et une ordonnance de police parut intredisant de porter de tels chapeaux en dehors du temps de carnaval.
L'aventure se serait passée, paraît-il, en 1813.
Or, cette date est très sujette à caution. Déjà, il y a seize ans, eu janvier 1897, on nous avait servi la même anecdote en nous annonçant l'échéance de ce centenaire du « tuyau de poêle »... Il faudrait pourtant s'entendre. La fantaisie de John Hetherington - ainsi s'appelait l'Anglais qui inventa le haute-forme date-t-elle de la fin de l'avant-dernier siècle ou du commencement du dernier ?
Je me prononce, quant à moi, pour la première hypothèse, car c'est exactement à la date du 16 janvier 1797 que le Times rapporta l'aventure.
Le chapeau haute-forme aurait donc à présent plus de cent seize ans, et nous n'aurions aucune bonne raison de célébrer un centenaire périmé depuis si longtemps

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Mais il va mieux. Si l'on veut bien, dans l'histoire de la mode, accorder quelque attention au « chapitre des chapeaux », on s'apercevra vite que le haute-forme est infiniment plus vieux que cela.
Allez voir au Louvre les bas-reliefs des salles assyriennes, et vous constaterez que les tiares des vieux rois chaldéens, des Assurbanipal et des Assarhaddon ne sont pas autre chose que des haute-forme qu'on aurait privés de leurs bords.
C'est aller chercher des exemples un peu loin, me direz-vous. Soit ! Sans remonter au déluge, consultons les historiographes du costume. Ils nous signaleront le chapeau haute-forme à bords larges et plats, à cylindre évasé, en usage chez les bourgeois des Pays-Bas au XVe siècle. Nous le retrouverons d'ailleurs dans les tableaux des maîtres flamands et hollandais, des Van Eyck et des Rembrandt.
Les chapeaux de nos huguenots du XVIe siècle ne sont pas autre chose que des haute-forme : et le fameux « pot à beurre » de Henri IV, dont Furetière se gaussait irrévérencieusement, qu'est-ce donc, sinon un haute-forme des mieux caractérisés ?
Passons sur le dix-septième et le dix-huitième siècle. La perruque a rendu le haute-forme impossible. Mais voici la Révolution. En 1790, nous le retrouvons non seulement chez les hommes, mais même chez les femmes qui le portent gaillardement, très haut, avec de larges bords, posé sur la chevelure plate au milieu et frisée sur les côtés en triple rang de grosses boucles.
Pendant tout le dix-neuvième siècle, le haute-forme triomphe, tantôt bas, tantôt haut., tantôt tromblon. tantôt pain de sucre, bolivar ou tuyau de poêle, à bords larges ou étroits, plats ou cambrés, tour à tour castor, soie ou feutre.
On le raille, on lui fait la guerre, des sociétés se forment, en Angleterre notamment, pour consommer sa ruine. Le haute forme résiste. Il a la puissance d'une institution.
Vous voyez que rien ne justifie la célébration d'un centenaire qui remonte en réalité à quelques siècles. Au surplus, si l'on me dit qu'il s'agit de l'anniversaire du haute-forme tel que nous le portons aujourd'hui, c'est-à-dire du chapeau de soie, je vous répondrai, en consultant M. Grand-Carteret, le savant annaliste de la Mode, que là encore nous serions en retard.
C'est en 1760 que l'industrie du chapeau de soie fut créée à Florence. L'année suivante, elle se propagea en France par les soins d'un sieur Prévot, marchand chapelier à Paris, rue Guénégaud ; et les Anglais ne connurent cette mode que longtemps après nous.
Il en est donc du chapeau de soie comme de maintes autres choses. Depuis longtemps nous le portions alors qu' « ils n'en avaient pas en Angleterre ».

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Au surplus, s'il est vrai qu'on a célébré à Londres le centenaire du chapeau haute-forme, cette fête a dû avoir un peu l'air d'une cérémonie funèbre. Le « tube », en effet, depuis plusieurs années, subit une crise très grave : jamais il ne fut moins en faveur qu'aujourd'hui.
De tout temps, d'ailleurs, il eut d'irréductibles adversaires. M. Jules Claretie qui l'accuse d'être « fort laid, incommode, pesant, migrainigène », rappelle que jamais Victor Hugo ne s'astreignit à le porter. Le feutre, plus commode, lui semblait plus pittoresque. Gavarni, qui fut en son temps l'arbitre des élégances était fidèle au feutre des cavaliers de Van Dyck. Alphonse Karr se fût battu en duel plutôt que de renoncer à son feutre habituel.
Par contre, Lamartine fut partisan du haute-forme. Musset également. Rappelez-vous les portraits, les statues qui le représentent : le poète est toujours coiffé du tube monumental tel qu'on le portait de son temps, à moins qu'il ne le tienne à la main, comme dans le merveilleux portrait qu'a fait de lui Eugène Lami.
Depuis quelques années surtout, une véritable croisade a été entreprise contre le haute-forme. L'année de l'avant-dernière exposition, 1889, marqua son apogée. A cette époque, la province française en consommait annuellement pour 7 millions, autant à elle seule que tous les autres pays d'Europe où la France en exportait.
Paris, à lui seul, achetait alors pour deux millions de chapeaux de soie par an.
Cependant, la campagne contre le chapeau haute-forme avait déjà commencé depuis longtemps ; et ce n'est pas seulement au point de vue de l'esthétique et de la commodité qu'on lui faisait la guerre.
D'aucuns allaient jusqu'à le trouver antidémocratique. On alla même, en 1874, dans la séance du 22 février, jusqu'à proposer à la Chambre de le frapper d'une taxe. L'auteur de cette proposition, s'appelait M.de Lorgeril. Ce n'était pas, comme vous pourriez le croire, un humoriste, mais bien un grave législateur qui ne recherchait dans cet impôt que les intérêts du Trésor.
Voici comment s'exprimait sa proposition :
« Les chapeaux de luxe dit « chapeaux haute-forme » seront soumis à une taxe de 2 francs. Cette taxe sera perçue au moyen d'un timbre spécial, collé d'une manière visible au fond de tous les chapeaux soumis à la taxe. »
Ici M. Léon Say interrompit l'orateur et s'écria en riant :
- Ce serait là véritablement un impôt de capitation.
- Celui-là, du moins, reprit M. de Lorgeril, n'atteint pas toutes les têtes ; il n'atteint que les plus hautes. Cette taxe n'est pas de mon invention ; elle a existé en Angleterre à l'époque de la première révolution : elle s'élevait à half a crown, une demi-couronne, c'est-à-dire 2 fr. 90.
A cette époque-là il y avait encore, heureusement, à la Chambre, une majorité de gens sérieux. La proposition de M. de Lorgeril fut repoussée. Peut-être aurait-elle plus de succès aujourd'hui. N'avons-nous pas vu en ces dernières années, de farouches socialistes proposer des impôts sur les pianos et même sur les armoires à glace, parce que meubles de luxe ?
Même, il y a trois ans, un socialiste unifié qu'une ville de Seine-et-Marne envoya à la Chambre, ne prit-il pas, devant ses électeurs, l'engagement solennel de ne jamais se coiffer d'un chapeau haute-forme. Ce farouche démocrate estimait que le chapeau de soie était le signe d'un bourgeoisisme évident, et qu'un unifié conscient ne devait jamais s'en coiffer.
Ainsi le chapeau haute-forme avait tout le monde contre lui : les artistes qui le trouvaient laid ; les gens amis de leur bien-être et de leurs aises qui le trouvaient incommode; les politiciens avancés qui l'accusaient d'être anti-démocratique. Il ne lui manquait plus que de s'attirer les foudres de la science.
Or, il y a cinq ou six ans, par un des rares étés chauds que nous eûmes alors, un médecin parisien s'avisa de démontrer par l'expérience que le chapeau haute-forme était dangereux pour la santé et pouvait provoquer des névralgies et même des transports au cerveau.
Durant toute une saison, ce savant s'étant coiffé d'un huit-reflets, se promena courageusement du matin au soir à l'ombre et au soleil.
Et il avait placé un petit thermomètre dans son chapeau, dont il prit, heure par heure, la température, comme on fait pour un malade.
De son carnet, extrayons ces chiffres : 32° le matin, après une promenade au Bois où l'air ambiant ne donnait que 25° ; 42° à 2 heures de l'après-midi, après avoir traversé la place de la Concorde ; 36°, de 4 heures à 5 heures, à l'ombre, dans la salle des Pas-Perdus, du Palais de Justice ; 31° le soir, après une sieste sur un banc, dans le jardin du Luxembourg.
Bref, des températures de fièvre chaude ont été ainsi constatées dans cette sorte d'étuve close qui surmontait le crâne de l'expérimentateur.
Ces chiffres furent alors publiés et même soumis à l'Académie de Médecine.
Tout le monde, vous le voyez conspirait la perte du « tuyau-de-poêle ». Et cette campagne portait ses fruits. Je vous ai dit plus haut quel quel était le produit de l'industrie du chapeau haute-forme en 1889, époque de son apogée. D'année en année, ce chiffre alla décroissant. Il y a six ans, en 1907, on achetait encore à Paris pour un million et demi de « tubes » ; mais en province, la vente, de 7 millions qu'elle était en 1889, était tombée à 2 millions. Quant à l'exportation française à l'étranger, elle ne représentait plus que 1.200.000 francs.

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N'applaudissons pas à cette décadence déplorons-la plutôt, car l'industrie du chapeau de soie est essentiellement une industrie française, tellement française même qu'il n'en saurait être de plus française que celle-là, attendu que ce n'est pas seulement le « tube » qui est d'origine française, mais encore tous les produits qui servent à le confectionner, depuis la mousseline qui, durcie par de la gomme laque, sert à faire la carcasse du chapeau, jusqu'à la soie du galon, en passant par la peluche qui recouvre la carcasse, le merinos qui ouate le revers des ailes, le satin de la coiffe et le cuir de la garniture intérieure.
La fabrication d'un chapeau haute-forme n'est pas ce qu'un vain peuple pense : l'objet passe successivement par les mains de quatre ouvriers et de trois ouvrières : le galetier, qui prépare la charpente : le monteur, qui la tapisse de peluche : le tournurier, qui façonne et courbe les ailes ; la bordeuse, qui les borde ; le bichonneur, qui lisse la peluche ; la garnisseuse qui pose le cuir et la couseuse, qui pose la coiffe.
Il y a quelques années, cette industrie faisait encore vivre à Paris environ 800 ouvriers, soit 500 hommes et 300 femmes. Mais à l'inverse de ce qui se passe dans la plupart des autres industries, les salaires des travaileurs du « tube » ont été constamment en décroissant depuis vingt ans. Le tournurier qui gagnait dix francs par jour, en 1889, n'en gagnait plus que huit en 1906. Et cependant, la vie renchérissait pour ces ouvriers-là comme pour les autres.
A cette époque, la corporation des travailleurs du haute-forme exprima ses doléances. Elle accusa de la décadence du chapeau de soie certains chroniqueurs acharnés à blaguer le « tube » au point de vue de l'esthétique et aussi certains arbitres de l'élégance ennemis de ce genre de coiffure.
Parmi les causes de l'abandon du haute-forme, elle rappelait celle-ci : Un jour, les journaux annoncèrent avec grands renforts de commentaires que le roi Édouard VII était allé aux courses coiffé d'un « melon ». C'était, vous pensez Bien, un coup terrible pour le « tube ». Il est vrai que, quelques jours plus tard, certains journaux écrivirent que l'information était erronée, que la roi portait un « tube » et non un « melon ». Mais il était trop tard : le mal était fait.
Un chapelier donnait une autre raison encore de la décadence du haute-forme. Une des grandes causes de cette décadence, c'était, à son avis, la suppression des réceptions du jour de l'an.
« Les ministres, disait-il, ayant rompu avec cette tradition, les chefs de service ont fait de même, puis les sous-chefs, et ainsi de suite, tout au long de la hiérarchie administrative. La province a imité Paris, comme d'habitude. Or, si l'on songe qu'au beau temps des réceptions, on achetait pour paraître devant ses supérieurs un chapeau dont on se coiffait par la suite ( pour ne rien perdre), on comprendra le pourquoi de ce déchet dans la vente du chapeau de soie... »
Le « tube » victime des nouvelles moeurs administratives, qui l'eût cru ?..
Il y a encore les sports, la bicyclette, l'automobile ; l'abandon de la redingote qui exigeait le haute-forme, pour le veston et la jaquette qui s'accommodent du chapeau rond, les efforts considérables des fabricants anglais pour répandre le « melon », chapeau essentiellement britannique, et l'invasion du chapeau de paille qui coûtait naguère assez cher et qui est aujourd'hui à la portée de toutes les bourses.
En voilà plus qu'il n'en faut pour expliquer la décadence du « tuyau de poêle », décadence regrettable puisque c'est une industrie française qui en souffre.
Espérons cependant que cet abandon ne sera que passager. Quoi d'étonnant que le haute-forme rentre quelque jour en faveur ?... La mode-n'est-elle pas, comme le monde, un éternel recommencement
Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 13 avril 1913