LES HÔTES DE LA FRANCE

S. M. ALPHONSE XIII ROI D'ESPAGNE


Le roi Alphonse XIII est, pour quelques jours, officiellement, l'hôte de la France et de Paris. On sait qu'en dehors de ses rares voyages officiels en notre pays, le roi se plaît, à passer souvent la frontière en simple touriste et à venir se promener en automobile à Bayonne et à Biarritz.
Alphonse XIII a, aujourd'hui, vingt-sept ans.
Après une enfance chétive, il est devenu, grâce à une éducation développée intelligemment, un homme vigoureux, robuste et habile à tous les exercices du corps. Il adore les sports, la chasse, les chevauchées, les courses en automobile ; et, par contre, les solennités officielles lui sont particulièrement pénibles.
Tout jeune, Alphonse XIII a montré un goût très vif pour le métier militaire. Trois fois par semaine, un capitaine d'infanterie venait l'initier au maniement des armes.
Quand il eut terminé « ses classes » militaires, on lui donna, à son tour, l'occasion de commander. A certains jours fixes, trente jeunes gens des meilleures familles de Madrid se réunissaient au palais.
Équipés, armés de fusils Mauser, ils se livraient, sous le commandement du jeune roi, à des exercices que des officiers supérieurs suivaient avec un grand intérêt.
La petite troupe était soumise à la plus stricte discipline, et le roi lui-même se plaisait à lui donner l'exemple.
L'éducation qu'il a reçue de sa mère, éducation dans laquelle s'est surtout manifesté le souci de lui donner le sentiment de ses devoirs, ne l'empêchait pas, d'ailleurs, dès son plus jeune âge, d'avoir conscience du respect qui lui était dû.
On cite à ce propos maints traits caractéristiques, notamment celui-ci :
Un haut dignitaire de la cour s'étant permis de l'appeler un jour « Alfonsito », petit nom familier que lui donnait la reine, Alphonse XIII, qui était alors âgé de huit ans, se révolta fièrement : « Maman seule, déclara-t-il, a le droit de m'appeler ainsi. Pour vous, monsieur, je suis le roi. »

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Comme nous l'avons dit plus haut, Alphonse XIII éprouve un éloignement marqué pour toutes les cérémonies officielles. Homme de plein air, il supporte malaisément l'étiquette de cour et le protocole si minutieux en Espagne.
Si les vieux hidalgos, attachés aux traditions du cérémonial s'en affligent, le peuple au contraire lui sait gré de cette simplicité.
Il ne l'admire pas moins pour la belle crânerie chevaleresque, pour l'admirable sang-froid que le roi montra toujours dans les circonstances tragiques où, maintes fois déjà, la bombe, le poignard ou le revolver des anarchistes mirent sa vie en danger.
Enfin, quelques traits de bonté simple et, de bienveillance spontanée ont achevé d'assurer la popularité du roi parmi le peuple espagnol, et parfois ont désarmé ses ennemis eux-mêmes.
Citons celui-ci, qui date de l'époque où, au lendemain de sa majorité, le roi fit, en Catalogne, la province, pourtant où l'idée républicaine a fait le plus de progrès, un voyage vraiment triomphal.
Alphonse XIII, ce jour-là, montait en voiture la route en lacet du Tibi-Dabo, la montagne qui domine Barcelone. Bien que les chevaux allassent d'un pas modéré, un gamin imprudent se jeta sous leurs pieds. Le roi saute à terre et, avant tout le monde, est près du blessé, le prend dans ses bras et le porte dans une auberge voisine. Le propriétaire, un farouche républicain, s'avance pourtant la tête découverte.
Cependant, un grand rassemblement s'était formé. L'émotion sincère du roi, son empressement à relever à soigner l'enfant, le charme de la jeunesse uni au prestige royal, avaient touché ces âmes simples. Emportées par leur enthousiasme, les femmes apostrophaient Alphonse XIII et, avec la familiarité des mœurs espagnoles, criaient en patois catalan : « Va, nous t'aimons bien, notre cher petit roi, et nous prierons Dieu qu'il te garde. Tu commences ton règne comme nos vieux rois de jadis puisses-tu continuer et finir comme les meilleurs et les plus heureux ! Heureuse est la mère qui t'a donné le jour ! » L'aubergiste, stupéfait d'un spectacle qui bouleverse ses idées, s'approche timidement, comme pour solliciter une grâce :
- Me serait-il permis d'offrir quelque chose à Votre Majesté ?
- Mais certainement, mon ami, un verre de ton meilleur vin.
Depuis, le portrait du jeune roi orne le mur de l'auberge ; et le commerçant a inscrit sur son enseigne : « Fournisseur de S. M. le Roi. »

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Ces simples anecdotes devenues populaires en Espagne nous ont paru devoir être rapportées ici, car elles illustrent à merveille le caractère du jeune roi ardent et généreux, qui, pendant quelques jours, sera. l'hôte acclamé de la France et de Paris.

VARIÉTÉ

UN ROI D ESPAGNE A PARIS

Charles-Quint en France. - De. Bayonne à Paris. - Le journal de Triboulet. - Un cortège somptueux. - « Paris n'est point une ville, c'est un monde.»

Il y a tout près de quatre cents ans que, pour la première fois, un roi d'Espagne fut reçu en grande solennité à Paris. Ce prédécesseur d'Alphonse XIII n'était point un souverain aussi sympathique que notre hôte de demain, mais c'était un grand souverain:. Ce n'était autre que Charles-Quint. Moins d'un an auparavant, il faisait encore la guerre au roi de France et ses troupes dévastaient la province de Picardie. Mais une trêve était intervenue : les deux souverains s'étaient rencontrés à Aigues-Mortes et avaient lié commerce d'amitié.
François 1er avait la rancune courte : il oubliait Pavie et sa rude captivité de Madrid ; il oubliait les dures conditions que son vainqueur lui avait imposées à Cambrai.
Et, sur ces entrefaites, les Gantois, sujets de Charles-Quint, s'étant soulevés, empereur les voulut aller châtier en personne. Mais comment se rendre d'Espagne en Flandre ?
Par mer, Charles Quint risquait d'être jeté sur les côtes des rebelles à moins qu'il ne le fût sur celles de l'Angleterre, dont le roi n'était guère de ses amis. Le plus court était de traverser la France. Mais l'empereur oserait-il se fier à un prince qu'il avait vaincu et abreuvé d'humiliations, à un peuple qu'il avait ruiné par la guerre ?...
Charles cependant n'hésita pas. Il connaissait l'esprit chevaleresque des Francais et de leur roi. Se confier à leur bonne foi lui parut plus sage que se livrer au sort des flots.
La proposition du voyage de Charle-Quint à travers la France fut faite au roi par l'entremise de l'ambassadeur espagnol et du connétable de Montmorency. François Ier y acquiesça. En vain, des conseillers prudents l'engagèrent-ils à exiger de l'empereur en échange, et par écrit, la cession du Milanais pour son second fils, le roi s'y refusa en disant qu'une telle précaution serait indigne de lui. Cela s'appelait alors de la chevalerie ; cela s'appellerait aujourd'hui d'un autre nom.
Au surplus, la chevalerie, pas plus au XVIe siècle qu'au XXe, n'a jamais réussi en politique à qui la pratique trop généreusement : François Ier devait en faire l'expérience à ses dépens et aux dépens de la France.

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Charles-Quint se met donc en route. C'étaient de rudes voyages que ceux de ce temps-là emmenait avec lui une troupe nombreuse, « moult gens de son conseil », des chevaliers de la Toison d'Or, dix-sept seigneurs, chambellans et autres, quarante-deux gentilshommes, sans compter le personnel de service. On chevauche tout le jour par les routes raboteuses où s'embourbent les charrettes portant les bagages du souverain.
Enfin on a arrive à la frontière française. Là, les fils du roi de France avec une escorte brillante attendent l'empereur. Une réception a lieu à Bayonne et l'on se remet en chemin.
François Ier est venu jusqu'à Loches au devant de Charles. A partir de ce moment, sur le passage des deux souverains, ce ne sont partout que chasses, festins, spectacles, tournois. Il en coûte quatre millions à la France pour recevoir magnifiquement son plus mortel ennemi.
On s'arrêta à Chambord, où les fêtes durèrent huit jours.
Puis on vint à Fontainebleau. Dans le merveilleux palais où le roi avait amoncelé toutes les merveilles de l'art français et de l'art italien, notre hôte d'aujourd'hui pourra retrouver le souvenir de son illustre prédécesseur. Une série de fêtes splendides s'y déroulement, qui tenait de l'enchantement
Charles-Quint jouissait de toutes ces courtoisie, mais non sans ressentir quelque inquiétude. Fourbe de sa nature, il redoutait quelque fourberie. Toutes ces fêtes n'avaient-elles point pour but de préparer un coup de force contre sa personne ? Ne cachait-on point quelque piège sous tant de fleurs ?
Si maître de lui qu'il fût, il ne parvenait pas toujours à cacher ses alarmes et demeurait parfois taciturne au milieu des réjouissances données en son honneur.
Cette attitude inquiète n'échappait pas à ceux qui l'entouraient. Un jour, le jeune duc d'Orléans s'élança sur la croupe du cheval que montait l'empereur et, le ceignant de ses bras, lui cria :
- Sire, je vous fais mon prisonnier !
L'empereur se retourna, et l'on vit qu'il était affreusement pâle.
Plus d'une fois on conseilla à François Ier de profiter de l'imprudence de Charles pour le retenir et obtenir de lui qu'il adoucit les termes des traités qu'il avait naguère imposés à la France. Le roi gentilhomme se refusa formellement à abuser de la confiance d'un ennemi qui s'était fié à lui.
La duchesse d'Etampes, dont l'influence était considérable sur l'esprit et le coeur du roi, lui avait donné ce conseil. Or, un matin qu'à Paris les deux souverains se promenaient dans le jardin des Tournelles, le roi, montrant à l'empereur la duchesse qui marchait à quelques pas d'eux et cueillait des fleurs pour les leur offrir, lui dit :
- Mon frère, vous voyez cette belle dame ? Eh bien ! elle est d'avis que je ne vous laisse pas sortir de France sans que vous ayez révoqué le traité de Madrid.
Charles tressaillit ; puis, se ressaisissant, il répondit froidement :
- Si l'avis est bon il faut le suivre.
Mais il avait eu peur et tout de suite il songea à s'attirer les grâces de la belle dame qui donnait d'aussi dangereux avis.
Le lendemain, la duchesse d'Étampes, selon la coutume, présentait la serviette à Charles, qui venait de ce laver les mains avant le dîner. Tout à coup, un magnifique diamant, échappé comme par mégarde du doigt de l'hôte couronné, tombe dans la cuvette. La favorite le saisit aussitôt et, après l'avoir essuyé, le présente à l'empereur.
- Non, non, madame, répond galamment Charles, gardez-le ; je suis trop heureux d'avoir l'occasion d'orner une si belle main. »
Triboulet, le fou du roi, était du même avis que la favorite. Il portait toujours sur lui certain registre qu'il appelait son « Journal des fous », et sur lequel il inscrivait les noms de toutes les personnes qui commettaient quelque action imprudente, irréfléchie ou dangereuse pour elles-mêmes.
Quand, il apprit que Charles-Quint demandait à traverser la France, il inscrivit le nom de l'empereur sur son journal et le vint montrer au roi.
- Qu'est-ce à dire, maître fou, s'écria le roi, penses-tu que je vais attenter à la liberté de mon hôte ?
- En ce cas, répondit Triboulet, j'efface le nom de l'empereur et j'inscris le vôtre à sa place.

***
De Fontainebleau, les souverains s'en vinrent à Paris. A l'abbaye de Saint-Antoine-des-Champs, le roi quitta l'empereur afin de l'aller attendre et recevoir au palais. Après quoi, Charles-Quint, en compagnie du dauphin et du duc d'Orléans, fit son entrée solennelle par la porte Saint-Antoine, tandis que de la Bastille et des remparts de la ville, plus de trois cents coups d'artillerie étaient tirés en son honneur.
Un cortège immense l'accompagnait.
En tête marchaient les quatre ordres mendiants, suivis des religieux de tous les monastères et du clergé paroissial avec les croix et les reliquaires ; puis venait l'Université, recteur en tête ; puis les cent arquebusiers, les cent vingt archers et les soixante arbalétriers de la ville ; puis les corps de métiers en costume portant le bâton blanc en main ; puis les sergents de l'Hôtel de Ville à cheval, le prévôt des marchands et les échevins, le procureur de la ville en robe de velours cramoisi, les. vingt-quatre conseillers, les seize, quarteniers, les dizainiers et cinquanténiers en robe de satin, puis les bourgeois de la ville « honorablement vêtus ».
Ensuite s'avançaient les officiers du Châtelet : en tête, le chevalier du Guet, les sergents à verge « portant hacquebutes, piques et hallebardes, conduits de fifres et tambours », les notaires royaux, les commissaires du Châtelet, tous à cheval ; le prévôt de Paris suivi de ses lieutenants civil et criminel en robes d'écarlate.
Puis les magistrats des cours suprêmes : aides, monnaies, comptes, parlement, les archers de la garde du roi, les prévôts de la connétablie et de l'hôtel du roi, les soixante secrétaires de la chancellerie, les conseillers du Grand Conseil, les deux cents gentilshommes pensionnaires du roi, les trompettes, rois d'armes et hérauts, le chancelier de France sur une mule caparaçonnée de velours cramoisi, le grand maître de l'artillerie, le grand écuyer de l'empereur, le grand chambellan de France, les cardinaux, le connétable de France ; enfin l'empereur monté sur un cheval noir, s'avançait sous un dais que portaient les maîtres jurés des métiers. Et derrière lui venaient ses officiers entourés d'un grand nombre de gentilshommes vêtus des plus riches hahits.
La chronique du roi Francois 1 er, qui décrit ce superbe cortège, ajoute que des arcs de triomphe étaient dressés de place en place sur son passage à la porte Saint-Antoine, à la porte Baudoyer, au pont Notre- Dame. En outre, toutes les maisons sur le parcours avaient à leur porte une torche ardente, et les rues étaient toutes tendues « de tapisserie bien riche ».
Cette simple description, comparée à la façon dont on reçoit chez nous les souverains aujourd'hui, n'est-elle pas de nature à inspirer quelque regret du passé à ce peuple français si amateur des cortèges pittoresques et somptueux ?

***
En cet équipage, l'empereur se rendit d'abord à Notre-Dame, où l'attendait, sur le seuil, le cardinal du Bellay, évêque de Paris ; puis, de là, au Palais, où le roi le vint recevoir au pied des grands degrés près le perron de marbre pour le conduire en la grande salle où fut servi un repas magnifique.
Le lendemain et les jours suivants, l'empereur visita la Sainte-Chapelle et le Louvre, où des joutes et des tournois eurent lieu en son honneur.
Il fut aussi reçu par la municipalité parisienne sur la demande du roi.
- L'argent est court à la ville, avait dit le prévôt des marchands, mais on fera ce qu'on pourra.
Et, de fait, on fit les choses le plus largement du monde.
On donna à l'empereur le régal d'un « mystère » qui prônait symboliquement les avantages de 1a paix. Après quoi la Ville offrit à son hôte une admirable pièce d'orfèvrerie, un Hercule en argent qui pesait près de dix mille livres.
Et les fêtes succédèrent aux fêtes. Toutes les journées que l'empereur passa dans la capitale furent pour lui une série ininterrompue d'enchantements.
Et c'est à la suite de ces réceptions et de ces réjouissances, au moment de se remettre en route pour les Flandres, que Charles-Quint, tranquillisé, s'écriait
« Paris n'est point une ville, c'est un monde ! »
Et qu'il ajoutait :
« Il n'y a vraiment en l'univers grandeur telle que celle de la France, et je comprends le mot de mon grand-père qui disait : « Si j'étais Dieu le père et que j'eusse deux fils, je ferais l'aîné Dieu le fils et le second roi de France. »
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 11 mai 1913