LA TOUSSAINT DANS UN CIMETIÈRE D'ESPAGNE

Illumination des tombeaux

Nous signalons, dons notre « Variété », cette curieuse coutume qui subsiste dans les pays du Midi latin, en Alsace et même dans certaines villes françaises du Nord, d'allumer des flambeaux sur les tombes le soir de 1a Toussaint.
C'est en Espagne surtout que cette tradition se manifeste avec le plus de pittoresque. Les cierges sont ornementés, sculptés, damasquinés, ornés de fleurs en cires multicolores : bleues, rouges, vertes, jaunes. Sur les tombes, on dépose des couronnes faite en plumes également multicolores. Et la foule, peu recueillie, les femmes coiffées de la mantille ou d'un élégant voile de tulle, circule à travers les cimetières, tandis qu'à tous les clochers les cloches se répondent joyeusement.
L'hommage aux morts, en ce pays, ne s'accompagne nullement d'un appareil lugubre.

VARIÉTÉ

La fête des Morts dans tous les pays

Les traditions de la Toussaint. - Le respect des morts autrefois et aujourd'hui. - Cérémonies pittoresques. - Les cimetières en fête.

Voici la Toussaint.
Durant ces premiers jours de novembre, la foule se presse vers les champs de repos. Et, par une pieuse tradition, les dernières fleurs de l'année, les roses tardives, les chrysanthèmes vont s'effeuiller sur les tombeaux.
Le respect, la vénération des morts furent de tous les temps. Les anciens avaient maintes façons de célébrer le souvenir des parents et des amis disparus.
Ils plantaient sur les tombeaux l'if, arbre de deuil en raison de son feuillage noir, et aussi le pin et le cyprès, qui ne repoussent plus une fois coupés et qui, pour cette raison, symbolisaient la mort.
Sur la tombe de ceux qui avaient laissé après eux une réputation de bonté, on plantait le frêne, parce qu'une croyance assurait que le serpent ne pouvait vivres sous l'ombrage de cet arbre.
Le houx, symbolisant le courage, était réservé aux tombeaux des guerriers ; le bouleau, avec l'écorce duquel on faisait des livres, croissait sur ceux des savants.
Le rosier, enfin, était planté à profusion sur toutes les sépultures. C'était le parfum sur l'urne funéraire, le symbole de la vie rendant hommage à la mort

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Les traditions se perpétuent de peuple à peuple et d'âge en âge. Le respect des défunts, en dépit de notre moderne scepticisme, reste intangible ; et il n'est si humble cimetière de France qui ne reçoive les pieuses visites de ceux qui se souviennent.
A Paris même, ces visites sont si nombreuses qu'elles ne vont pas sans causer quelque cohue dans les cimetières. On a parfois protesté contre ces bruyants défilés qui font ressembler les champs de repos à des boulevards un jour de réjouissances .
Je ne sais plus plus qui a appelé la fête de la Toussaint « la Courtille de la douleur ».
De fait, la foule n'est pas toujours très recueillie et son attitude témoigne souvent d'autres sentiments que ceux du souvenir et du regret
« Il y a, disait un chroniqueur parisien, comme une sorte de satisfaction chez les visiteurs annuels des disparus. Regardez bien: les visages sont loin d'avoir l'expression ravagée des pietas des Primitifs. Ils expriment la satisfaction du devoir accompli, d'un devoir souriant, comme si le deuil, cette vois, était en fête.Fête des fantômes. Il y a bien, entre les pierres grises, quelque femme en deuil, courbée sous ses voiles noirs, ou quelque vieillard, cassé, portant d'un pas alourdi, une couronne à quelque disparu. Mais la plupart des visiteurs semblent se hâter, presser le pas, pour revenir à la vie qui attend, qui les appelle.»
L'observation est fort exacte. Beaucoup de gens vont dans les cimetières ce jour-là par pure habitude, et n'y vont pas avec toute la piété qu'il faudrait. Ils remplissent ce devoir comme toutes les autres obligations accoutumées de l'existence, un peu par habitude, un peu par snobisme, et leur attitude s'en ressent.
Cela est si vrai que beaucoup de ceux qui vont là avec la seule pensée d'honorer leurs morts, ont pris le parti de faire leur visite au cimetière avant le 1er novembre, pour éviter la cohue de la Toussaint
Cependant, si les cimetières parisiens ne reçoivent pas ce jour-là que des visites discrètes et réellement pieuses, il faut reconnaître que le culte des morts est pourtant, aujourd'hui, empreint de plus de dignité et de respect qu'au temps jadis.
Nos aïeux avaient une sainte peur de la mort. Ils la représentaient partout sur les murs des églises et des cloîtres et lui donnaient l'aspect le plus terrifiant. Les danses macabres, l'illustration constamment répétée du « dict des trois morts et des trois vifs » apparaissaient sans cesse aux yeux de humains pour leur rappeler qu'ils n'étaient que poussière.
Et les poètes se faisaient constamment, dans leurs vers, l'écho des menaces de la mort.

La mort fiert à dextre à senestre
N'épargne lai ne clerc ne prestre
Quand elle a filé son fil retors.

( La mort frappe à droite à gauche, n'épargne ni laïc, ni clerc, ni prêtre, quand elle a filé son fil retors...)

La mort, en champs, en bois, en prés,
En tous lieux est à chacun près....

Ainsi, nos ancêtres vivaient dans la crainte perpétuelle de la mort. Ils la redoutaient, mais ils ne la respectaient pas.
Ce respect de la mort est un sentiment relativement moderne et qui s'est développé avec l'éducation. A la fin du XVIII siècle, Sébastien Mercier, le pamphlétaire, s'indignait, dans son Tableau de Paris, contre le peu de déférence que les Parisiens d'alors témoignaient, . aux enterrements qu'ils croisaient dans les rues.
Aujourd'hui, qui donc ne se découvrirait pas sur le passage d'un cortège funèbre ?
Il faut croire qu'il n'en allait guère mieux au commencement du XIXe siècle qu'à la fin du précédent.
M. Jules Claretie, en effet, a exhumé des vers d'une poétesse du temps, qui n'est autre que la femme du général Dupont - le trop célèbre capitulard de Baylen - parmi lesquels se trouve une pièce intitulée Les Tombeaux, où se trouvent fustigés les visiteurs irrespectueux des cimetières:

Un peuples curieux, des groupes sans pudeur
Entourant ces tombeaux touchés par la douleur
Arrachent leur verdure et la fleur inodore
Qui, dans leur abandon, les consolait encore !
Et la générale commentait ses vers par quelques réflexions en prose :
« A l'époque où j'ai écrit cette pièce, disait-elle, le cimetière de l'Est offrait souvent, et particulièrement le jour de la Toussaint, le spectacle le plus scandaleux et le plus repoussant. La fête populaire, avec son rire bruyant, ses quolibets, ses chansons grossières, ses orgies, s'y débattait dans tous les sens, y hurlait sur tous les tons. L'ouvrier endimanché venait faire là son dîner sur l'herbe. Les pierres tumulaires, les urnes encombrées de provisions, inondées de vin, protestaient silencieusement contre cette profanation impie. Les marchands forains se heurtaient dans les étroits sentiers qui séparent à peine les demeures de la mort. Les fleurs sacrées étaient cueillies, brisées, écrasées ; les couronnes jetées au vent. Malheur à l'infortuné qui tentai cette veille de la fête des Morts, de porter son hommage à une cendre vénérée ! Accueilli par la dérision de la foule, et plus seul au milieu d'elle, plus séparé cent fois de l'objet de ses regrets que dans la solitude accoutumée du cimetière, il s'éloignait, à la fois indigné et navré de se voir privé du triste et dernier bonheur de porter à l'urne chérie son tribut de fleurs et de larmes...
C'était, vous le voyez, une vraie foire parmi les tombeaux. Les moeurs, depuis lors, ont heureusement changé. Pour une fois, nous pouvons louanger notre époque est ne point regretter le temps passé.

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Rares sont les peuples qui n'ont point, parmi leurs cérémonies traditionnelles, un jour consacré au culte des morts. Les peuples indo-chinois peut-être sont les seuls. Mais n'allez pas en déduire qu'ils négligent la mémoire de leurs parents disparus. Au contraire s'ils n'ont point de jour spécial pour la célébrer; c'est qu'en réalité il la célèbrent tous les jours. Le culte des ancêtres est permanent chez ces peuples, et, dans chaque maison se trouve l'autel qui leur est dédié, autel sur lequel trône un Bouddha devant lequel, chaque jour, sont effeuillées des fleurs et brûlent des baguettes parfumées.
Les peuples de race arabe non plus n'ont pas de jour spécial pour fêter leurs morts ; mais eux aussi les fêtent constamment, car ils vont beaucoup au cimetière. Il est vrai que les cimetières musulmanes ont un aspect riant que n'ont pas chez nous les champs de repos.
« Le cimetière, dit le capitaine Paris, devient, pour la plupart des hommes et des femmes arabes, un lieu de réunion où l'on cause, où l'on rit, où l'on mange. En sortant du bain maure, les femmes s'y donnent rendez-vous pour le vendredi suivant, afin d'y terminer un commérage. Le vendredi, dimanche musulman, est, en effet, généralement réservé aux femmes, qui s'y rendent en foule. C'est pour elles une sortie heureuse, une fuite du harem où la vie domestique est pénible, une possibilité d'intrigue. Ce jour-là, un Européen ne peut pénétrer dans ces nécropoles où les vieilles sépultures, abandonnées à l'herbe qui poussa et aux morsures du temps, ne sont plus que des endroits pleins d'ombre et de fraîcheur, où le gazouillement des oiseaux se mêle au babillage aigu des femmes... »
Ici, le souvenir des morts n'est accompagné d'aucune tristesse ; rien de macabre, de tragique ou de fantastique ne vient s'y mêler.
Il n'en est pas de même chez les peuples du Nord qui, en général, célèbrent la mémoire des disparus avec une ferveur empreinte d'un sombre mysticisme.
Jugez-en plutôt par cette coutume ancienne que le peuple lithuanien observe encore le jour de la Dziady ou fête des trépassés.
Cette cérémonie, semi-catholique , semi-païenne, fut naguère défendue, sévèrement par le clergé. Dès lors, les paysans la célébrèrent la nuit dans les caves ou dans les ruines abandonnées des châteaux.
Ils y apportent avec eux le miel l'eau-de-vie, les gâteaux et autre offrandes prescrites par le rite. L'objet de la fête des Morts est de soulager les âmes souffrantes dans l'autre monde ; elle a lieu le second jour de la Toussaint et est présidée par un Huslar, joueur de luth, descendant dégénéré des anciens bardes de la Lithuanie.
C'est le Huslar qui évoque les âmes des morts et ordonna aux parents qui assistent à la cérémonie de leur offrir le miel et les gâteaux, ou bien de leur promettre les prières et les messes qui peuvent les soulager selon fleur position plus ou moins douloureuse dans le purgatoire et dans les régions vagues et incertaines entre la terre et le ciel.
Les paroles dont le Huslar se sert pour évoquer les âmes, les signes symboliques qui accompagnent ses paroles sont, parfois, d'une, poésie singulière. L'âme d'un enfant mort à l'âge de l'innocence, mais sans baptême, est évoquée par la flamme bleuâtre et légère des tresses de lin ; la flamme de certaines fleurs desséchées, provenant de plantes qui ne donnent pas de fruits, a la vertu de faire accourir les âmes des jeunes fille qui sont mortes sans avoir aimé. L'âme d'un avare est naturellement évoquée par le son de l'argent. La fumée noire et épaisse du goudron fait venir les âmes damnées des seigneurs qui opprimèrent les paysans.
Cette cérémonie est toujours entourée de mystère et il est assez dangereux, pour un étranger de vouloir en être témoin. Un savant allemand qui, pour étudier les moeurs des paysans lithuaniens, parvint à se glisser dans une de ces assemblées mystérieuses, faillit payer de la vie sa curiosité.
On ne lui fit grâce qu'à la condition qu'il jurerait de ne jamais révéler ce qu'il avait vu et entendu.
Le grand poète polonais Adam Mickiewicz a tiré parti de cette cérémonie poétique, et l'a prise pour sujet d'un de ses plus beaux poèmes.

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D'étranges croyances sur le jour de la Toussaint subsistent également dans des contrées maritimes où l'existence s'écroule dans un perpétuel danger.
C'est ainsi qu'en Bretagne il n'était pas, jadis, un vieux pêcheur qui consentit à prendre la mer ce jour-là, à cause du « coup de vent des morts ». Si unie que fût la surface de l'Océan, les vieux matelots ne s'y trompaient pas. Ils savaient que ce calme était fallacieux et que dans les profondeurs des flots s'agitait la légion innombrable des trépassés engloutis par l'Océan.
Une croyance, que l'on retrouve d'ailleurs en Danemark et jusqu'en Islande, assurait qu'il était au fond de la mer des cimetières gardés par les « évêques de la mer ». Le jour de la Toussaint, ces évêques officiaient dans d'immenses cathédrales sous-marines, où se pressaient les trépassés. Et les cloches de ces églises sonnaient, et les vieux déclaraient que souvent, en se penchant sur les flots, ils avaient entendu l'écho faible et lointain de leurs carillons.
Ils disaient aussi que, la nuit de la Toussaint, les âmes des noyés, éveillées par ces cloches qui tintaient de toutes parts au fond de l'Océan, montaient à la surface et s'en venaient errer sur la crête des vagues.
Et c'est pour cela que, de peur de heurter l'âme de quelqu'un de leurs ancêtres, ils préféraient, demeurer au logis devant une bolées de cidre et conter aux femmes et aux enfants frissonnants toutes ces belles et sinistres histoires du temps passé, toutes ces légendes dont le souvenir s'estompe et s'affaiblit, d'année en année, devant l'invasion de la science et du progrès.

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En certains pays, enfin, la fête des morts s'accompagne de manifestations qui sont comme un lointain écho des rites du paganisme antique.
Dans maints villages d'Italie et d'Espagne, on peut assister ce jour-là à des solennités des plus pittoresques.
Du matin au soir, les cloches des églises et des chapelles sonnent à toute volée et le peuple accompagne leur carillon d'une mélopée mélancolique et monotone qui est une sorte d'invocation naïve aux morts. Les campagnards, dans leurs plus beaux costumes, viennent en foule vers l'église, poussant devant eux leurs ânes ou leurs mulets chargés de sacs de blé, d'orge et de maïs. Sur les dalles, on vide tous ces sacs et l'église ressemble bientôt à une halle. Puis, dans la journée, ces dons volontaires sont vendus à la criée, et le produit est employé à payer des messes pour le repos de l'âme des défunts.
Le soir, suivant une tradition qui remonte aux temps les plus reculés, les cimetières s'illuminent et l'on croirait voir une multitude de feux follets sur les tombeaux.
Détail curieux : cette coutume n'est pas absolument particulière aux pays du Midi latin ; on la retrouve en Alsace et dans un certain nombre de villes de notre Flandre française, où elle survit comme un dernier vestige des amours apportées jadis par les Espagnols, qui occupèrent cette contrée au seizième siècle.
Au surplus l'usage d'allumer des feux sur les tombes le soir de la fête des morts se retrouve jusqu'en Extrême-Orient.
Parmi les innombrables fêtes qui se célèbrent annuellement au Japon, celle en mémoire des morts est la plus typique peut-être et l'une des plus gaies à coup sûr.
Ce soir-là, on allume, d'un bout à l'autre des cimetières, des lanternes multicolores ; et, devant les tombeaux des parents, les familles apportent des provisions et viennent banqueter et se réjouir.
Nous qui, le jour de la Toussaint, parcourons nos champs de repos dans le silence et le recueillement, nous serions tentés de nous scandaliser de ces moeurs bachiques et bruyantes. N'en faisons rien : soyons éclectiques et tolérants. Chaque peuple à sa façon de célébrer le souvenir de ses morts, et les Japonais estiment assurément que la meilleure manière de satisfaire les mânes de leurs ancêtres c'est de leur montrer que ceux qui restent sont heureux.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 2 novembre 1913