LE TANGO ET LA POLICE


Comment les agents allemands apprennent à reconnaître les danses prohibées.
Quiconque eût pénétré l'un de ces derniers jours dans un des casinos les plus fréquentés de la ville de Halle, eût assisté à un curieux spectacle. Des agents de police en uniforme, alignés le long des murs, regardaient le maître de ballet Crugéri danser avec une jeune beauté. Tantôt le maître esquissait un pas élégant, tantôt il traversait toute la salle en glissant et tantôt, sur une mélodie nouvelle, enlaçant le buste de sa partenaire, il se livrait avec elle à des dandinements où l'on reconnaissait, à ne s'y point méprendre, les oscillations inquiétantes du tango. Les policiers ne perdaient pas un mouvement ; aucun sourire ne déridait leur gravité de service.
La police prenait-elle des leçons ? Oui et non. Un règlement. affiché dans tous les bals de la ville interdit depuis quelque temps « les danses oscillantes, glissantes et ployantes », car il ne faut rien de moins que ces trois participes pour désigner le tango, dans la langue de Goethe. Seulement, chaque fois qu'un policier, surveillant un de ces bals, croyait devoir avertir un danseur, celui-ci ne manquait pas de répondre « Qu'est-que c'est qu'une danse oscillante ? Je ne connais pas de danse oscillante ; ceci est une polka. »
Pour mettre fin à ces controverses, le commissaire a prié le maëstro Crugéri de faire à ses agents la théorie du tango et de leur montrer par de vivants exemples les mouvements honnêtes et les rythmes pervers. C'est pourquoi, ce jour-là, tant de policiers en uniforme, le petit doigt sur la couture, regardaient le tango. Ils prenaient des leçons, non pour danser eux-mêmes, mais pour empêcher les autres de danser.

Le Petit Journal illustré du 21 décembre 1913