LE DRAPEAU SAUVÉ DU FEU

 


L'amour du drapeau est inspirateur d'héroïsme. On rapportait dernièrement ce fait :
A Mullingar, en Angleterre, un violent incendie dévorait la caserne du 4° bataillon des fusiliers royaux, et, déjà, le mess les officiers était en flammes. Plusieurs hommes s'élancèrent pour sauver le drapeau du bataillon qui y était déposé. Ils furent tous cruellement brûlés ; l'un d'eux même reçut de telles blessures qu'il en mourut, mais le drapeau avait pu être retiré des flammes.
C'est ce même sentiment qui inspire le geste héroïque que reproduit notre gravure :
Un incendie s'était déclaré ces jours derniers à Toul, chez le lieutenant-colonel Nusbaum, du 169e d'infanterie. Or, le drapeau du régiment se trouvait dans l'appartement incendié. Le colonel ne songea qu'à le sauver. Il s'élança à travers les flammes et la fumée et parvint à rapporter indemne le précieux emblème qui porte en ses plis l'honneur du régiment et le symbole de la patrie.

VARIÉTÉ

La Fermière

La dépopulation des campagnes. - Comment l'enrayer ? - Le Congrès de la ferme. - École d'économie rurale. - Honneur à la fermière !

Dès qu'il s'agit de la fermière, les jolis vers d'Hégésippe Moreau chantent dans toutes les mémoires :

Amour à la fermière ! elle est
Si gentille et si douce !
C'est l'oiseau des bois qui se plaît
Loin du bruit, dans la mousse.

Or, nul n'ignore, car c'est un phénomène à peu près général, et qui se produit dans la plupart des nations de notre vieille Europe - nul n'ignore que cet « oiseau des bois » se plaît de moins en moins « loin du bruit, dans la mousse. »
La fermière déserte trop souvent la ferme pour venir à la ville. Car la ville est singulièrement attirante avec la tentation de ses plaisirs, de ses joies, de ses hauts salaires. Et l'on sait combien déplorables sont les effets de cette tentation.
Des chiffres du dernier recensement, il résulte qu'en dix ans, la population de Paris s'est augmentée de près de deux cent mille habitants et qu'en un siècle, elle a quintuplé.
Il y a peut-être des gens qui trouveront ce résultat magnifique : moi, je le trouve désastreux.
Ah ! certes, si Paris se développait ainsi sur son propre fonds, il n'y aurait qu'à admirer le pouvoir prolifique de ses habitants ; mais Paris, au contraire, est la ville de la stérilité. Et comment ne le serait-elle pas ? Dès qu'une famille a quatre ou cinq enfants, il lui devient impossible de se loger dans la capitale.
Ce n'est donc point par l'abondance de la natalité que Paris se surpeuple ainsi depuis un siècle : c'est par l'attirance qu'il exerce sur le reste du pays.
Paris est, par excellence, le type de ces « villes tentaculaires » dont a parlé naguère un célèbre écrivain. Cette fascination de la grande ville sur les habitants des campagnes est, en effet, comparable à celle que la pieuvre exerce sur ses victimes. Comme la pieuvre, elle étend ses tentacules de tous côtés. Malheur à qui se laisse saisir par les bras meurtriers de la bête vorace ! Quand elle tient sa proie, elle la tient bien ; et elle la suce jusqu'à épuisement complet, jusqu'à la mort.
En vain, depuis quelques années, sous l'action énergique d'éminents sociologues, et en particulier de M. Méline, une campagne a-t-elle été entreprise pour mettre les Français des campagnes en garde contre l'attraction des villes tentaculaires, cette attraction, vous le voyez, demeure la plus forte. L'exode ne se ralentit pas. Il ne se passe pas de jour qu'on n'en signale les dangers et qu'on n'en dénombre les causes : généralisation des procédés mécaniques dans les travaux des champs ; insuffisance de l'enseignement professionnel agricole ; et surtout, surtout, cette idée fausse que se font les jeunes gens et les jeunes filles des campagnes sur le séjour des villes, où ils croient trouver la vie plus facile et plus douce.
Là, justement, gît leur erreur. .
Combien d'entre eux en ont fait la triste expérience !
Au temps où nous sommes, la vie est dure partout ; dans les campagnes, si elle est plus frugale que dans les villes, elle a du moins l'avantage d'être plus saine.
Il faudrait dire cela aux jeunes gens des villages. Il faudrait leur montrer combien est cruel et déprimant le labeur des usines, combien d'existence dans les cités est difficile et incertaine, et quels ravages impitoyables y fait la tuberculose.
C'est là le devoir des éducateurs et des magistrats communaux. C'est à eux qu'il appartient de briser dans l'oeuf les illusions néfastes qui, librement développées, arracheront les campagnards à la terre natale pour les pousser dans la fournaise des grandes villes.

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Dernièrement, un de nos confrères avait, au cours d'une villégiature, assisté à une distribution de prix dans un village, dont le maire est un brave homme et un homme de bon sens ; et il avait recueilli, de l'allocution de ce digne magistrat, un passage que je voudrais voir répandre dans toutes les communes de France :
Mes chers enfants, disait le maire, emportez dans vos coeurs un conseil que je m'en vais vous donner et dont vous apprécierez plus tard la sagesse. Aimez le village où vous avez reçu le jour, le coin de plaine où se sera formée votre enfance. Ne les quittez pas ; et vous y vivrez heureux.
« Quand vous aurez vingt ans, quelques-uns d'entre vous auront la tentation de s'en aller vers les villes. Qu'ils y résistent. Ils n'y trouveront que tristesses, déceptions et misères. Pour un de ces transfuges qui arrivera à la fortune, dix reviendront blessés, meurtris, désabusés, traînant la patte comme le pigeon de la fable. Mieux vaut être le premier dans son village que le dernier dans Rome. Et mieux vaut rester dans son village, si même l'on n'y est pas le premier... »

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C'étaient là des paroles généreuses et sensées. Mais seraient-elles entendues ?...
Le mal est grand ; il a pris de tels développements que les moyens persuasifs ne peuvent plus rien pour le combattre. Les garçons ne rentrent plus guère au village après leur service militaire. Ils se font domestiques ou bien ouvriers dans les usines.
Ceux qui ont profité le plus de l'instruction primaire reçue au village, haussent leur ambition jusqu'à devenir fonctionnaires, car la plaie du fonctionnarisme ronge aujourd'hui la population tout entière, qu'elle soit des villes ou des campagnes.
Quant aux jeunes filles, elles préfèrent être servantes à la ville ou travailler dans des ateliers, que de rester au village, pour y créer une famille.
Ainsi, on s'en va, on quitte la terre natale au moment même où l'on devrait, au contraire, lui consacrer toute l'ardeur de sa jeunesse.
Et notez que ces fils ou ces filles de laboureurs, possèdent, le plus souvent, quelque vigne ou quelque lopin de terre, quelque petit bien qui devrait les attaches au village.
Mais non ! l'attraction de la ville est la plus forte. Ils savent qu'ils y gagneront un plus gros salaire. Mais ce qu'il ignorent, c'est que des dépenses de la vie sont plus lourdes, et que ce salaire ils le paieront au prix de leur santé, au prix même de leur vie.
Et le malheur, c'est que l'amour-propre, l'orgueil s'en mêlent. Ceux qui ont quitté leur commune, emportant avec eux des rêves de fortune ou de gloire, n'osent pas y rentrer ruinés et désabusés. Ils demeurent dans les villes, traînant leur misère et leur désillusion et grossissant de jour en jour le contingent des vagabonds.
Plus de 80 0/0 des pauvres de Paris sont fournis par ces émigrés ruraux.
Au surplus, demandez aux commissaires de police de Paris ce qu'ils en pensent.
Il n'en est pas un qui n'ait, chaque semaine, à recueillir quelque victime de ce genre. Récemment encore, toute une famille de campagnards flamands venait échouer dans un commissariat du centre de Paris.
Ces pauvres diables, le père, la mère, et trois enfants, étaient partis, séduits par l'espérance des gros profits. Le voyage en chemin de fer avait dévoré une partie des économies ; en quelques jours, le garni, le traiteur avaient absorbé le reste, si bien que ses minces ressources épuisées, la famille entière s'était trouvée sur le pavé... Et toutes leurs belles illusions venaient échouer, par une sombre nuit d'hiver, dans la salle commune d'un commissariat de police ; tous leurs rêves de fortune sombraient dans l'indifférence de la grande ville inhospitalière ; et c'était le rapatriement par les soins de la préfecture, le retour au village natal, avec le regret du passé et la honte du présent.

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Pendant des siècles, la science agricole ne fut qu'empirisme, et la profession d'agriculteur ne suscita pas le moindre intérêt de la part des pouvoirs publics. Malgré le mot célèbre de Sully qui disait que « labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France », on n'avait que dédain pour qui travaillait la terre.
Plus tard, l'amour de la nature, inspiré par les livres de Jean-Jacques, n'alla pas jusqu'à éveiller l'intérêt pour les travaux des champs et la sympathie pour les paysans. N'est-ce pas Mme de Staël qui eut ce mot malheureux :

«.J'aimerais assez l'agriculture si elle ne sentait pas le fumier. »

Mais l'agriculture sentait le fumier ; c'était donc une profession inférieure et dédaignée.
Cependant, quand se firent sentir les premiers effets de la dépopulation des campagnes, on commença à s'émouvoir, et les pouvoirs publics se préoccupèrent de relever la profession agricole, en l'organisant. Des cours d'agriculture furent créés, mais on ne songea qu'aux jeunes gens. Pour les jeunes filles, pour les futures fermières, on ne fit rien.
Il y a quelque cinquante ans déjà, le célèbre agronome Pierre Joigneaux déplorait cet oubli :

« Pour nos garçons, disait-il, il y a des écoles d'agriculture, et aussi des maîtres qui vont au canton, à la commune, jusque chez eux, leur enseigner les choses utiles. Pour toi, fille de cultivateur, il n'y a ni écoles, ni maîtres, comme il t'en faudrait.
« On dit proverbialement, que les femmes font ou défont les maisons ; mais on n'enseigne pas à nos filles ce qu'elles devraient savoir pour les faire toujours ou ne le défaire jamais ; on ne leur apprend rien de ce qui passionne pour la vie des champs ; au contraire, dans les pensionnats des villes, on leur apprend à rougir de cette vie-là.
« On s'efforce de souder le jeune homme au sol , on s'efforce d'en détacher la jeune fille ; ce que l'on élève d'une main, on le détruit de l'autre.
« On veut des cultivateurs qui pensent et raisonnent; on ne sait pas leur créer des compagnes dignes d'eux et capables de les seconder. Voilà une grosse plaie de l'époque. Si les cultivateurs instruits ne se soucient guère des filles élevées au village, en retour, les filles élevées à la ville, ne se soucient pas davantage des cultivateurs. Nous voudrions pour nos filles, des écoles spéciales, nous voudrions des écoles de ménagères pour pendants des écoles d'agriculture. »

Eh bien, ce voeu du grand publiciste-agronome n'a commencé à être réalisé qu'en ces dernières années. Et, là encore, nous fûmes devancés par l'étranger.
Dans son excellent Livre de la Fermière, Mme Odette Bussard, nous dit :

« La Belgique possède un ensemble d'institutions agricoles destinées aux femmes, depuis le degré primaire jusqu'à l'École normale. En outre, c'est le berceau des écoles volantes de laiterie, qui sont devenues là-bas institution nationale. Les Cercles de fermières y florissent, comme toutes les associations. unions et coopérations, unions et coopératives ; un simple exemple numérique en donnera l'idée : de 1906 à 1911, le nombre des cercles est monté de 2 à 104 et celui des membres de 115 à 13.273... »
L'Allemagne a 42 écoles ménagères rurales, 17 cours de laiterie et 3 écoles supérieures réservées aux femmes. La Russie a de nombreuses écoles de fermières. La Suède, la Hongrie possèdent un enseignement agricole féminin des mieux organisés. L'Angleterre a des ligues puissantes qui se sont donné pour but de développer l'instruction rurale chez les femmes. Quant à l'Amérique, elle est, dit Mme Bussard, dans ce domaine comme dans tous les autres, en progrès sur elle-même.
Au Canada, malgré une instruction primaire très développée, la population n'abandonne pas les campagnes. C'est que cette instruction même tend avant tout à les lui faire aimer et à d'y attacher. « Il faut, dit une circulaire officielle, donner aux enfants des cultivateurs une instruction qui les retienne sur la terre paternelle et les prépare à devenir, par une formation, quelque peu spéciale, des cultivateurs instruits.
« On ne saura jamais le nombre des jeunes gens qui, par dégoût pour la carrière paternelle, ont été détournés des travaux salutaires des champs, pour aller, souvent en pays étranger, chercher un bien-être factice dans des centres commerciaux et industriels. Pareil désastre eût été conjuré si on avait su donner à leur instruction première une orientation convenable. Il faut donner aux enfants de nos paroisses rurales une instruction propre au milieu où ils doivent vivre, et développer dès leur bas âge leur penchant pour l'agriculture... »
C'est là la sagesse même, et c'est à quoi on tend aujourd'hui chez nous, non plus seulement pour les jeunes gens des campagnes, mais aussi pour les jeunes filles.
Plusieurs écoles ont été déjà créées. Et des congrès se tiennent dans ce but. L'un d'eux : le Congrès de l'intérieur de la ferme, vient d'avoir lieu à Paris ; et le rôle important, de la femme dans des travaux d la ferme y a été mis en pleine lumière.
M. Gomot, sénateur, ancien ministre de l'agriculture, qui présidait, disait éloquemment :

« Chez nous, aujourd'hui, la ferme représente plus spécialement le travail continu et bien réglé. C'est la ruche inépuisable où règnent l'ordre et l'économie source de toute richesse ; c'est la ruche d'où sortent les générations saines de corps et d'esprit, fortes au travail, vibrantes aux appels de la Patrie, qui savent dire eau sol natal : « Par nos efforts tu seras fécond, par notre volonté tu resteras français. »

Et il ajoutait :

En préparant notre congrès nous nom sommes vite aperçus que l'intérieur de la ferme était le vrai domaine de la femme.,
C'est son vrai domaine, en effet, et c'est un domaine considérable, et combien difficile à régir !
Je me rappelle à ce propos une phrase d'Alphonse Karr, qui est le bon sens et la vérité mêmes :
« Toute jeune fille bien élevée , disait-il, est prête à remplir convenablement les fonctions de femme d'un médecin, d'un notaire, d'un avocat, d'un négociant. n'en est pas de même des fonctions de la femme d'un agriculteur : pour les exercer il faut avoir certaines connaissances.»

Oui, certaines connaissances, et beaucoup de connaissances diverses. Une grande ferme est un petit État ; et ce n'est pas une sinécure qu'être le ministre de l'Intérieur de ce petit État. « A côté du fermier, maître de la terre, écrit Mme Bussard, la fermière, maîtresse du foyer, a sa tâche nécessaire. Nulle part plus qu'à la ferme, la femme n'est « l'Associée ».
Voilà ce qu'on ne saurait trop proclamer, et ce qu'on ne saurait trop redire aux jeunes filles de la campagne qui ne rêvent que de venir s'étioler à la ville, dans une vie étroite et sans activité.
Préparées à la profession agricole par des écoles spéciales comme il en existe beaucoup à l'étranger, et trop peu chez nous, les jeunes campagnardes prendront le goût de ces travaux de la ferme trop souvent dédaignés. La funeste émigration vers les villes en sera diminuée d'autant. Mais il faut pour cela que tombent les derniers préjugés contre les professions agricoles ; il faut que chacun se persuade de la grandeur et de la beauté de ces travaux des champs ; il faut que nous ne disions plus seulement avec le poète « Amour à la fermière ! » mais encore « Honneur à la fermière ! »

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 1 Mars 1914