LES SUJETS DU NOUVEAU ROYAUME

TYPES ALBANAIS
Un nouveau royaume est né en Europe : le royaume d'Albanie.
Cette élévation du pays des Skiptars au rang de puissance va-t-elle influer sur ses destinées et diriger dans les voies d'une civilisation moderne ce peuple qui a gardé jusqu'ici des traditions et des moeurs presque barbares ?
L'Albanie, de l'avis de tous les voyageurs qui s'y sont aventurés, est restée à peu près pareille à ce qu'elle était à l'époque de ce farouche Ali de Tépélen, dont nous contons plus loin la curieuse histoire.
Guillaume Lejean, qui visita ce pays il y a environ un demi-siècle, rapporte qu'à cette époque il était littéralement infesté de brigands. Les choses sont-elles beaucoup changé depuis ?
« Beaucoup de pachas de l'Albanie, dit-il, me semblent convaincus qu'un mois de brigandage bien employé forme mieux un fantassin que trois ans d'exercice à l'européenne. » Donc, les pachas favorisaient le brigandage au lieu de le combattre.
Le voyageur français donne des détails qui montrent combien ce peuple avait alors peu de respect pour la vie humaine.
» On me demandera, dit-il, si les vendette sont fréquentes en Albanie ; je répondrai par un seul fait. J'ai là sous les yeux un état, village par village, des meurtres commis dans le Poulati de 1854 à 1856. La proportion générale est d'un mort par dix maisons ; dans la commune de Niksai, elle représente un homme par famille au bout de treize ans. Ajoutez-y la liste assez longue des tentatives non suivies de mort, et vous comprendrez qu'un Albanais qui, à trente ans, n'a pas tué son homme, est à peu près dans la situation d'un habitué de certains salons de Paris qui est arrivé au même âge sans avoir écrit son article dans une Revue bien posée. »
Quant au type de l'Albanais montagnard, il le décrit ainsi : « Grand, élancé, avec ce maigre et fier profil bien connu de ceux qui ont voyagé dans la Grèce, où le sang albanais s'est tant mêlé à celui des Hellènes. Le costume traditionnel, veste rouge et fustanelle, est une tenue d'apparat, remplacée habituellement par le long surtout en laine, avec le fusil annelé passé en bandoulière. Le fusil fait en quelque sorte partie intégrante de l'Albanais indépendant... Quant aux femmes, si le travail et une maternité hâtive les brisent de bonne heure, la vie tout intérieure et un bien-être relatif conservent aux jeunes filles une beauté qui s'épanouit avec tout l'éclat d'un sang pur et vigoureux. »
Telle est cette race énergique et forte, dont les destins seront peut-être brillants dans l'avenir, si la civilisation bienfaisante vient modifier heureusement son caractère et ses moeurs.

VARIÉTÉ

Le grand pacha d'Albanie

Un nouveau roi. - La France et l'Albanie. - Ali, pacha de Janina. - L'homme qui triompha de Napoléon.

Les Albanais, comme les grenouilles de la fable, demandaient un roi : on vient de leur en donner un.
Mais d'aucuns prétendent que ce roi n'a pas marqué un très grand enthousiasme pour la fonction à laquelle l'appelle la confiance de l'Europe. C'est un résigné, disait un de nos confrères.
Il est certain que c'est courir une aventure assez hasardeuse que de consentir à régner sur ces montagnards dont l'indépendance se pliera difficilement au respect dû à la majesté royale.
Ce coin des Balkans est le dernier refuge de la sauvagerie dans notre Europe civilisée ; et toutes les traditions des races primitives y survivent presque intactes en plein XXe siècle.
La France eut naguère, maille à partir avec ce pays, ou plutôt avec un pacha qui y régnait sous la suzeraineté, d'ailleurs purement nominale, du sultan.
C'était au temps du premier empire. L'Albanie avait pour maître, Ali, pacha de Janina. Cet Ali était un personnage d'un romantisme violent, dont les grands poètes qu'inspira la guerre de l'Indépendance grecque, nous ont dit les méfaits. Byron, puis Victor Hugo, dans ses Orientales, ont évoqué cette figure barbare. Alexandre Dumas mêla curieusement Ali-pacha à la trame de son fameux roman : Le comte de Monte-Cristo. Il fallait vraiment que le pacha de Janina eût joué dans l'histoire de son temps, un rôle considérable pour que les deux plus grands poètes et le plus grand romancier du temps fussent ainsi impressionnés par cette figure farouche.
Et, de fait, ce barbare était un habile politique et un homme d'une énergie peu commune.
Nous n'en voulons pour preuve que ce fait : il tint tête à Napoléon. Oui, l'homme qui faisait trembler le monde, l'homme devant lequel s'inclinaient tous les monarques d'Europe, fut tenu en échec par ce chef de bandits albanais.
Dans un curieux volume récemment paru : l'Albanie et Napoléon, M. A. Boppe a conté ce nouveau chapitre de l'histoire Napoléonienne. A l'aide des documents d'archives, des récits des voyageurs qui, en si grand nombre parcoururent l'Albanie, dans !es premières années du XIXe siècle, et des papiers du général Donzelot, qui fut gouverneur général de Corfou M. Boppe a fait revivre cette originale et saisissante figure d'Ali de Tépelen, pacha de Janina, et reconstitué l'histoire de ses relations avec Napoléon.
En ce temps-là, la gloire militaire de l'empereur avait tellement élargi les frontières de France, que nous étions, chose inouïe, les voisins de l'Albanie.
Le traité de Campo-Formio avait donné à la France, les îles Ioniennes et même certains points de la côte Albanaise. Napoléon jugea qu'il était utile d'avoir un représentant chez le farouche voisin, le pacha Ali, dont la turbulence pouvait compromettre la sécurité des possessions françaises de l'Adriatique.
Il choisit pour représenter la France, à la petite cour de Janina, un homme non moins savant qu'énergique : François Pouqueville, médecin de son état, philologue et archéologue, qui avait fait partie de la commission des arts et des sciences d'Égypte.
Pouqueville consentit à aller représenter la France en Albanie, parce que l'Empereur l'exigeait, mais il ne s'y rendit pas avec plus de joie que n'en manifeste aujourd'hui le prince de Wied allant ceindre la couronne. Décidément, à cent ans de distance, ce pays ne suscite chez le souverain choisi pour y régner, guère plus d'enthousiasme qu'il n'en suscita naguère chez le diplomate chargé d'y représenter la France.

***
Pouqueville, accompagné de Julien Bessières, le neveu du maréchal, arriva sur la côte albanaise le 1er février 1805. Il nous a laissé dans son Voyage de la Grèce, un récit pittoresque de sa réception à la cour d'Ali de Tépelen et un portrait curieux du farouche pacha.
« Il approchait, dit-il, de la soixantième année ; sa taille, qui n'était guère que de cinq pieds trois pouces, était déformée par un embonpoint excessif. Ses traits, chargés de rides, n'étaient cependant pas entièrement effacés ; le jeu mobile de sa physionomie, l'éclat de ses petits yeux bleus lui donnaient le masque terrible de la ruse jointe à la férocité que rendaient plus singulier encore ses énormes moustaches toujours barbouillées de tabac à priser. »
M. Boppe ajoute à ce portrait ces détails :
« Il avait les mains très belles ; dans ses doigts, chargés de bagues précieuses, il maniait quelque tabatière enrichie de brillants, venant de France ou d'Angleterre, ou roulait son tesbih, chapelet de dix-neuf grosses perles orientales extorqué en 1804 à un marchand de Janina. Les pistolets et les poignards qu'il avait à sa portée étaient couverts de diamants. La simplicité de sa coiffure contrastait avec la somptuosité de ses vêtements ; il ne portait de turban que deux fois par an, aux deux Baïrams, et seulement à la mosquée ; le reste du temps, il avait la choubarré ou bonnet en velours bleu ou violet galonné d'or. »
Les deux Français furent introduits en présence du maître de l'Albanie.
Ali habitait un grand palais construit tout en bois, le Castro, séparé de la ville par une muraille crénelée.
« Des soldats, le tchibouk à la bouche, le long bâton blanc ou sopa à la main, en gardaient les portes. Dans les cours où étaient toujours exposées quelques têtes fraîchement coupées, régnait l'animation la plus grande. Des hommes logeaient, en effet, par milliers au Castro. Bâti sur un plan carré, le Palais, auquel le harem, invisible s'adossait, était divisé par une aile de bâtiments séparant deux cours ; au rez-de-chaussée se trouvaient les écuries ; au-dessus les appartements du pacha et de ses gens ; un vaste corridor élevé en saillie sur la cour conduisait dans toutes les chambres ; la garde couchait sous cette espèce d'abri.
» Un nombreux domestique encombrait les cours et les corridors ; cafetiers, donneurs de pipes, limonadiers ou scherbedgis, confiseurs, baigneurs, tailleurs, barbiers, huissiers ou tchaouchs, ichoglans ou pages, mignons, bouffons, musiciens, joueurs de marionnettes, porteurs de Karagheus et de lanternes magiques, lutteurs ou pehlevans, joueurs de gobelets, danseurs, imans, bourreau. Depuis le matin jusqu'au soir tout je monde était en mouvement... »
Voici dans quel milieu hétéroclite, François Pouqueville, consul de l'Empereur, fit son entrée au mois de février 1805. On menait là une vie dont chaque heure du jour était réglée par le pacha lui-même :
« On se lève au Palais avant le soleil pour vaquer à la prière que précèdent les ablutions, dit Pouqueville. On sert ensuite les pipes et le café à l'eau ; parfois, le vizir monte à cheval et va jouir du spectacle du djerid ou bien il est occupé par les audiences publiques. Alors il rend la justice en personne, fait pendre ou bâtonner, ou absout enfin, car il réunit tous les pouvoirs. A midi, nouvelle prière et le dîner ; à trois heures après-midi, prière, parade militaire, musique, ou plutôt charivari. On entre au Selamlik ; le pacha reçoit des visites et, pour le récréer, on lui verse du scherbet, on lui narre les contes des Mille et une Nuits ; ses bouffons viennent faire des grimaces et on psalmodie des versets du Coran. Au coucher du soleil, prière, puis le souper après lequel on fume. Au bout d'une heure et demie, cinquième et dernière oraison ; à peine est-elle terminée que la retraite est annoncée par la musique. »
N'oublions pas les repas. On mangeait abondamment à la cour de Janina. Ali pacha avait fait apporter de France de superbes porcelaines de Sèvres. Il mangeait, accroupi devant un plateau de vermeil qui lui servant de table ; et sa gloutonnerie était une des caractéristiques les plus singulières de sa nature sauvage. Sans mâcher, il avalait une moitié d'agneau fortement parfumée d'ail ; après quoi, il se faisait servir une glace dans une patène d'or et buvait dans un calice de même métal, l'eau d'une source qu'il affectionnait particulièrement. Patène et calice le lui avaient pas coûté cher ; il avait volé l'une et l'autre à l'église de Préveza. .
Pouqueville eût été bien malheureux auprès de ce bâfreur et parmi cette population de fonctionnaires albanais et de baladins s'il n'avait trouvé là un compatriote, un médecin français du nom de Louis Franck, que le pacha avait mandé à sa cour et dans lequel il avait toute confiance pour le soin de sa santé. Le consul et le docteur se voyaient souvent et s'encourageaient mutuellement à supporter l'ennui de vivre en ce pays de barbares, si loin de la mère-patrie.

***

Ali pacha fut d'abord tout miel pour le représentant de la France. Napoléon lui avait envoyé des canons et des canonniers, et Pouqueville lui avait laissé entrevoir que si Corfou tombait au pouvoir de la France, l'empereur lui en confierait la garde.
Ali clamait sa gratitude et son admiration pour Napoléon à tous les échos.
« Que ne suis-je de ta famille, dussé-je être, chrétien ! » s'écriait-il en contemplant un portrait du grand homme.
Mais cette reconnaissance se traduisit surtout par des exigences qui ne tardèrent pas à lasser l'empereur. Il y répondit par des refus qui indisposèrent de pacha. Et c'est alors que la diplomaties anglaise entra en jeu et fit du pacha mécontent un ennemi de la France.
Napoléon avait aidé Ali à se constituer une armée, lui avait fourni de l'artillerie, des munitions, des instructeurs pour ses troupes ; il l'avait soutenu dans ses luttes contre d'autres chefs albanais, et, maintenant, la force qu'il avait ainsi créée se retournait contre lui.
Comme l'observe très justement M. Frédéric Masson, Napoléon n'avait fait que préparer aux Anglais un allié qui devait leur demeurer fidèle tant qu'ils le paieraient.
« Napoléon, dit l'historien, aura beau se mettre en colère contre ce « bandit », réclamer de la Porte des satisfactions contre lui, il sua trouvera impuissant devant cette sorte de puissance qu'il a contribué à créer, et lui, l'Empereur tout puissant et qui paraît invincible, il sera obligé de laisser sans vengeance les insultes sans nombre qu'aura faites à son nom ce misérable, les crimes qu'il aura commis sur les Français, les intolérables attentats qu'il aura dirigés contre la civilisation... »
En 1811, les insolences d'Ali pacha vis-à-vis de la France s'étaient tellement multipliées que l'empereur écrivait à son représentant auprès de la Porte :
« Je vous prive de faire un relevé des insultes que m'a faites Ali pacha de Janina, depuis un an. Mon intention est de lui déclarer la guerre si la Porte ne peut réussir à le retenir dans le devoir.... La douceur et la politesse ne valent rien auprès d'un homme de la trempe de ce brigand. »
De Canstantinople on informa Ali du mécontentement de Napoléon. La menace d'une guerre avec la France contint quelque temps la malveillance du roitelet albanais. Ali courba le dos et fit le bon apôtre. Mais premières victoires de la campagne de 1812 lui donnaient; d'ailleurs, à réfléchir. Il déclarait à notre consul que son seul désir était de rester en bons ternes avec Napoléon. « homme dont le monde n'avait pas vu, le pareil ».
Mais, bientôt, à la nouvelle de nos désastres de Russie, Ali faisait volte-face. Il se révoltait contre son suzerain le sultan, massacrait ses représentants, chassant les Français de l'Albanie et livrait la côte aux Anglais. Napoléon était trop occupé par ailleurs pour mettre sa menace à exécution et châtier ce myrmidon.
Peu après, l'empire tombait, et le pacha de Janina était assuré d'échapper à toutes représailles de la part de la France, car Louis XVIII se désintéressait complètement de l'Albanie.
Mais Ali ne devait pas jouir longtemps du fruit de ses rapines et de ses trahisons . Son souverain le sultan, las de ses intrigues de ses révoltes et de ses assassinats, le mettait au ban de l'empire et envoyait des troupes contre lui.
Ali, assiégé dans sa capitale, se réfugia dans un kiosque qu'il avait fait élever au milieu du parc qui entourait son palais. Il y avait fait apporter toutes ses richesses ; et des barils de poudre étaient entassés dans la cave, afin que le pacha pût se faire sauter avec tous ses trésors si la défaite l'amenait à cette extrémité.
Pour éviter que les sommes considérables et les innombrables joyaux qu'il possédait fussent perdus, on usa de ruse. On lui fit croire que le sultan lui offrait sa grâce et lui envoyait un sauf-conduit.
Alexandre Dumas, dans Monte-Cristo, a raconté dramatiquement la scène. Ali, très calme, prenait un café à la glace quand l'employé du sultan entra.
- M'apportez-vous le sauf-conduit ? lui dit-il.
- Je vous apporte, répondit le messager la volonté de Sa Hautesse. Faites votre prière et vos ablutions. Vous allez mourir.
- Mourir ! s'écria Ali, pas encore !
Et saisissant un pistolet, il blessa l'envoyé du Padischah.
Mais des soldats avaient pénétré dans le kiosque, et de l'étage inférieur, à travers le plancher, ils tirèrent des coups de fusil. Une balle atteignit le pacha qui roula à terre.
On lui coupa la tête qui fut envoyée à Constantinople et suspendue aux murs du sérail.
Telle fut la fin de ce barbare qui, suivant l'expression de M. Frédéric Masson, « a bien autrement qu'Alexandre de Russie et Wellington d'Angleterre, triomphé de Napoléon ».
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 15 mars 1914