AU QUARTIER GÉNÉRAL BELGE

LA REINE EST AUPRÈS DU ROI


On avait dit que la reine des Belges s'était réfugiée en Angleterre avec ses enfants.
La vérité est beaucoup plus touchante. Dans un entretien qui a été livré à la publicité. M. Huismans, ministre d'État de Belgique, a déclaré que la reine n'avait pas voulu se séparer de son vaillant époux. Elle est restée au grand quartier général, partageant stoïquement les dangers, partageant aussi la gloire d'Albert 1er.
- Il me semble, a dit M. Huismans, que le monde entier s'inclinera en apprenant cela. Quelle page d'Histoire est la vie tragique de ces deux souverains ! Que du moins, à moi qui eus l'honneur de les approcher en ces jours dramatiques, il ne soit permis de proclamer tout de suite qu'ils se sont montrés grands parmi les plus grands et que nulle réparation ne sera pour eux une suffisante récompense. C'est la piété et la vénération des peuples, dans le présent et dans l'avenir, à jamais, qui leur sont dues.

VARIÉTÉ

Le Roi et la Reine des Belges


S. M. Albert 1er. - L'éducation d'un futur souverain. - Héroïsme et, loyauté. - Une reine adorée de son peuple. - L'âme belge.

Je me trouvais un soir, il y a quelques années, dans un cirque à Anvers. Le roi Léopold, en ce temps-là, présidait encore aux destinées de la Belgique.
Or, tandis qu'on préparait, sur la piste, la mise en scène d'une pantomime à grand spectacle, un cinématographe retenait l'attention des spectateurs en leur présentant les portraits de quelques illustration belges.
D'abord - à tout seigneur tout honneur - apparut sur l'écran le portrait du roi. Je constatai que le public restait parfaitement indifférent. Ensuite vint le portrait du prince Albert, le souverain actuel ; et, tout aussitôt, de tous les points de la salle, éclatèrent des applaudissements chaleureux. Mais quand apparut ensuite le fin et gracieux visage de la princesse Elisabeth, la future reine, ce fut un déchaînement de bravos et de hourras.
Déjà le jeune couple princier avait su conquérir les sympathies populaires ; et les Belges semblaient pressentir combien leurs futurs souverains feraient rayonner sur leur pays de sympathies et d'admirations.

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Le prince Albert de Belgique, second fils du comte de Flandre et neveu du roi Léopold II, ne semblait point destiné à succéder à son oncle. C'est la mort de son frère aîné, le prince Baudoin, qui le désigna, comme héritier du trône.
Du jour où la fatalité qui venait d'enlever son frère, appela le prince Albert à régner sur les Belges, son oncle Léopold II voulut qu'il fût admirablement préparé pour la mission qu'il aurait à remplir.
Or, on a pu - et les Belges eux-mêmes ne s'en sont guère privés - critiquer le roi Léopold dans sa vie intime, dans ses luttes avec sa famille, mais on ne saurait nier qu'il fut un grand souverain, le roi moderne par excellence, le roi businessman qui convenait à merveille à ce pays d'activité, de puissance industrielle, de labeur et de liberté qu'est la Belgique.
Les Belges savent d'ailleurs fort bien tout ce qu'ils lui doivent. Les embellissements de Bruxelles, les améliorations du port d'Anvers, le rayonnement du commerce belge jusqu'en Extrême-Orient, tout cela est son oeuvre. Et c'est lui encore qui convainquit son pays de la nécessité de l'expansion coloniale.
Ce grand roi voulut se préparer un successeur digne de lui et qui continuerait son oeuvre et sa pensée. Il veilla sur l'éducation du prince Albert et la dirigea avec toute l'ardeur de son intelligence.
Convaincu - et combien justement ! - de la nécessité de développer la puissance militaire belge, il voulut que son successeur fût un roi-soldat. Et le prince Albert fit aux grenadiers tout son service militaire comme le plus humble des citoyens belges. Il apprit là, non pas seulement à commander aux troupiers, mais encore à les aimer, à vivre leur vie rude et saine et à se faire aimer d'eux.
Son goût le portait vers les sciences pratiques, vers l'industrie, vers les arts du travail. Par là, il se montrait vraiment Belge, fils accompli de cette race inventive et laborieuse. On le vit conduire une locomotive, visiter les mines du Borinage, s'intéresser à toutes les questions de mécanique. Il devint un savant ingénieur. Dans son laboratoire, il avait réuni tous les types connus de moteurs à explosion et d'appareils de télégraphie sans fil.
Et Léopold II, enchanté de ces dispositions pratiques, disait en riant :
- Je suis tranquille sur le sort de mon neveu ; avec ses diplômes d'ingénieur, quoi qu'il arrive, il se tirera toujours d'affaire.
Avant d'être roi, le prince Albert voulut connaître tout son royaume, même son royaume au delà des mers ; il fit au Congo un fructueux voyage dont il rapporta maintes observations utiles pour le développement de l'expansion belge en Afrique.
Les sports ne furent pas négligés dans cette éducation princière. Le roi Albert est un superbe cavalier. Naguère, au bois de la Cambre, alors qu'il n'était encore que prince héritier, les Bruxellois s'émerveillaient de le voir, en compagnie de la princesse, non moins habile écuyère, galoper sur les pistes et sauter les obstacles.
Sa sollicitude s'est attachée au développement de tout ce qui peut assurer la grandeur de son pays : l'industrie, l'armée, la marine. C'est lui qui créa en Belgique une école des mousses et qui, de ses deniers, acheta et équipa le navire Ibis sur lequel les jeunes marins belges apprennent leur métier.
Par une telle création, il complétait l'oeuvre commencée par son oncle et préparait à la Belgique des générations nouvelles capables de faire rayonner au loin la puissance industrielle du pays.
Le peuple, qui l'avait vu à l'oeuvre, salua son avènement avec enthousiasme. Le grand poète belge Emile Verhaeren disait de lui :
« Il possède les qualités foncières de la race : le sens pratique de la vie et la patience tranquille. Comme Léopold Il, il adore le travail. Plus peut-être qu'aucun prince européen, les questions économiques et sociales l'ont sollicité. Il n'a point la crainte de cet avenir démocratique qui inquiète tant de coeurs. Il l'accueille avec franchise et peut-être avec joie. Nul n'est plus que lui de son temps. Il ne lui tend pas le poing mais la main. »
Tel était ce prince amoureux du travail, épris de liberté, ce prince dont le règne s'annonçait calme et pacifique et qui, dans la tourmente imprévue qui fondit sur son royaume, devant montrer l'âme d'un héros.

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Dans un article sur le Roi Albert, M. Paul Bourget rappelait, ces jours derniers, le mot de Michelet disant de Kléber qu'il avait une figure si militaire que l'on devenait brave en le regardant.
Et il ajoutai :
« Du roi Albert, on pourrait dire que l'on devient plus honnête homme rien qu'en pensant à lui. »
Est-il, en effet, dans l'histoire du monde, plus bel exemple de loyauté et de fermeté d'âme que celui qu'a donné le souverain belge ? Il a risqué son trône, et chaque jour encore il risque sa vie pour demeurer fidèle à la foi des traités. Car sa bravoure est digne de sa loyauté. On l'a vu constamment à la tête de ses troupes faisant le coup de feu dans la tranchée ; on l'a vu, après une longue journée de combat, tomber, épuisé de fatigue, et s'endormir parmi ses troupiers au creux d'un fossé.
Que ne ferait un peuple conduit par un tel souverain ?... La Belgique entière a montré dans l'infortune le même héroïsme que son roi. Elle a tout supporté : les massacres, les bombardements, les incendies ; elle s'est résignée dans la résistance implacable ; elle lutte, elle s'obstine comme le souverain, dans sa loyauté, dans sa vaillance. Et l'on peut dire que le peuple est digne de son roi.
Il semble, d'ailleurs, que ce petit pays ait pour mission de régénérer l'Europe par l'exemple de toutes les vertus.
Que voyons-nous, en effet, auprès de ce souverain plus noble et plus grand que les paladins d'autrefois ? Nous voyons une reine qui demeure avec son mari dans le danger, une reine qui ne se contente pas d'être reine, mais qui veut être la femme, la compagne, l'associée jusque dans les pires vicissitudes de la vie..
Comment le peuple belge n'adorerait-il pas sa souveraine ? Dans la paix elle était la consolatrice des malades et des malheureux. Artiste et femme de science, excellente musicienne, violoniste des plus remarquables, elle a d'autre part, son diplôme de docteur de l'Université de Leipzig.
Son père le duc Charles-Théodore de Bavière était un admirable philanthrope et un savant médecin ; il était renommé comme un des meilleurs oculistes du monde. La princesse Elisabeth avait appris auprès de lui à faire le bien en aidant et en soignant les pauvres et les affligés.
J'ai cité au début de cet article un témoignage de l'amour que son peuple a pour elle. Voici un trait plus touchant encore de l'attachement des Belges pour leur souveraine.
Il y a quelques années, la reine fut gravement malade et tout le pays fut agité d'une inquiétude profonde. Un de nos confrères bruxellois lança alors cette idée charmante : faire envoyer par tous les enfants du pays aux petits princes belges des cartes postales exprimant des voeux pour le prompt rétablissement de leur mère, en affranchissant au moyen de timbres « Caritas », vendus avec une surtaxe au profit de « l'OEuvre nationale contre la tuberculose », à laquelle la reine s'intéressait particulièrement.
Des milliers et des milliers de cartes parvinrent ainsi au palais. Et voyez combien est étroite et cordiale l'union entre le peuple et ses souverains, voyez combien ceux-ci savent entretenir délicatement leur popularité : la reine guérie, tous les enfants belges qui avaient adressé leurs voeux au palais reçurent, en réponse, une carte illustrée représentant le groupe charmant de la reine et de ses enfants avec ces lignes au-dessous :
« LL. AA. RR. le Duc de Brabant, le Comte de Flandre et la princesse Marie-José vous remercient de tout coeur de la sympathie que vous leur avez témoignée à l'annonce du prompt et complet rétablissement de leur chère maman. »
Le trait n'est-il pas délicieux ?

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Dans son excellent livre sur la Belgique moderne, Henri Charriaut, impressionné par des différences de caractère, de mentalité, de race, entre les Wallons et les Flamands , se demande s'il y a une âme belge.
Peut-être l'âme belge n'existait-elle pas avant la guerre. Mais elle s'est révélée devant l'abominable agression de l'Allemagne. Et c'est dans la personne du roi et dans celle de la reine que l'âme belge a trouvé sa plus haute expression.
Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 1 novembre 1914