LA GAITE DANS LES TRANCHÉES

L'HEURE
DE LA CHANSON
Vos lecteurs verront, par divers extraits de lettres de soldats que
nous publions dans notre « Variété », comment
on passe le temps dans les tranchées.
La gaîté, cette vertu française, n'abandonne pas
nos troupiers. On s'amuse, on rit, on chante : il est rare qu'une tranchée
ne possède pas quelque joyeux boute-entrain qui en sait de tous
les genres et qui se donne mission de distraire les camarades.
« La gaîté, dit Émile Faguet, est la santé
de l'âme. » Or, nos troupiers nous prouvent qu'ils ont l'âme
bien portante. Ils sont gais ; ils sont vaillants, car c'est la gaîté
qui nourrit le courage.
VARIÉTÉ
JOVIAL ET DÉBROUILLARD
Tel est le soldat français
Un mot de Turenne.- La bonne humeur
du troupier. - Son esprit de ressources. - Ont-ils ces vertus-là
en Allemagne ?
Turenne disait :
« Il faut avoir peur tout le moins qu'on peut »
Nos soldats ne connaissent peut-être pas cette recommandation
du grand homme de guerre ; mais, par intuition, ils la mettent en pratique.
Tout ce que nous savons d'eux, prouver surabondamment qu'ils ont peur
tout le moins qu'ils peuvent, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas peur
du tout.
Dans les tranchées, sous la mitraille, ils gardent cette belle
humeur, cette gaîté, insouciance du danger qui sont les
caractéristiques du soldats français en campagne.
Jovial et débrouillard, tel fut, en tous les temps notre troupier
; tel il nous apparaît dans la rude campagne qu'il mène
en ce moment contre les hordes du Kaiser.
Lisez tous ces livres pittoresque des soldats de la Révolution
et du 1er Empire : cahiers du capitaine Coignet, mémoires du
sergent Bourgogne, du sergent Lavaux et de vingt autres, vous trouverez
à chaque page des traits de bonne humeur de ces soldats qui supportaient
en riant les plus dures fatigues et les pires dangers ; et vous seul
serez émerveillés de leur esprit de ressources.
Rappelez-vous les campagnes du second empire, et particulièrement
cette campagne d'Italie de 1859, où les Autrichiens furent si
magistralement brossés par nos soldats ; véritable épopée
française, guerre de deux mois menée avec enthousiasme,
et que nos troupiers firent en chantant et en se jouant.
« Jamais, disait un historien italien en parlant de l'armée
française, jamais on ne vit des hommes aller au feu avec autant
de belle humeur. »
Cependant le mauvais temps sévit pendant toute la campagne ;
mais l'ardeur et l'entrain des troupes n'en furent pas diminués.
« La gaîté est à l'ordre du jour, écrivait
le correspondant d'un journal parisien au début de la guerre.
Nous avons fait dix-huit lieues par un véritable déluge.
Toutes les cataractes du ciel étaient ouvertes ; nos soldats
avaient de l'eau, jusqu'à mi-jambe, et ils n'ont pas un seul
instant cessé de chanter et de rire. Notez qu'ils portent soixante
livres pesant, sans compter la clarinette, comme ils disent. Les chemins
étaient semés de fondrières ; chaque homme a littéralement
couché deux nuits dans l'eau : rien n'y a fait. Pas un murmure,
pas une plainte... »
On chantait ; chaque corps, chaque régiment avait sa chanson.
Même les zouaves avaient mieux : ils avaient leur théâtre
où l'on jouait des vaudevilles de circonstance.
» En cas de pluie, disait plaisamment l'affiche, le spectacle
continuera, mais les rafraîchissements seront supprimés.
»
Et, le lendemain, auteurs, acteurs, spectateurs allaient allègrement
se faire tuer. Braves gens qui savaient allier si bien ces deux vertus
éminemment françaises : l'héroïsme et la gaîté
!
***
Tels étaient nos soldats jadis et naguère ; tels nous
les retrouvons aujourd'hui.
Toutes les lettres écrites par ceux qui sont au front et communiquées
à la presse reflètent cette belle humeur et cette insouciance
du danger, en même temps qu'elles nous édifient sur l'esprit
de ressources de nos soldats qui ont su, en dépit des difficultés,
organiser leur existence dans les tranchées avec le maximum de
confort.
« Dans les tranchées dernier cri, raconte l'un d'eux, l'on
trouve tout et de tout : cuisines, réfectoires, dortoirs et même
écuries. Un régiment, qu'il n'est pas opportun de désigner
autrement, y a des étables garnies. Un jour, un malin ayant repéré
une vache qui errait dans la zone dangereuse, eut l'idée de l'emmener
et de la mettre l'abri dans les tranchées. l'exemple ne tarda
point à être suivi. A l heure actuelle le ...° d'infanterie
possède une étable souterraine où les vaches, bien
nourries, parfaitement soignées, donnent de telles quantités
de lait que les campagnies, à tour de rôle, perçoivent
des distributions de beurre, même de beurre excellent.
»
Et il ajoute avec une légitime fierté :
« Si gourmands qu'ils soient, les Allemands n'ont pas eu cette
idée-là. »
Et quelle ingéniosité dans l'installation de leurs logis
souterrains ! Voici un petit artilleur de vingt ans qui décrit
à ses parents les charmes de son habitation :
« Dans un talus de 1m. 80, j'ai creusé, on deux jours,
avec deux bons amis, une chambre de 12 mètres carrés de
surface et de 2 mètres de profondeur. A l'intérieur, dans
une sorte d'alcôve, nous avons mis un poêle ! Eh ! oui,
un poêle. Un tuyau conduit la fumée, à travers champs,
à 5 mètres de la chambre à tout faire.
» Pou couvrir la maison un plancher, trouvé dans une maison
démolie par les obus ennemis et, par là-dessus, 80 centimètres
de paille et de terre. Pour avoir de l'air, une porte et une fenêtre
( je ne paye, du reste aucun impôt. )
Tout cela a été façonné, installé
avec une pioche et une pelle et les parois elles-mêmes ont été
polies à la pelle.
»L'ameublement se compose d'une table, petite, mais suffisante,
et de quatre chaises : trois pour les châtelains, une pour le
visiteur. Un garde-manger, une cage à charbon, la cave, un porte-manteau
furent aménagés par nos soins. Sur le poêle une
gamelle de jus ou de rata chauffe, car nous avons du charbon
.
» Pour le lit, nous avons creusé dans le mur un trou assez
long, assez haut et profond pour loger un homme...»
Et voilà de quoi être heureux !
Mais il y a mieux : chauffage central et salle de bains : tout le confort
moderne.
« Un soldat Parisien d'origine, donc ingénieux; avait trouvé
dans une ferme abandonnée une grosse marmite qu'il apporta de
nuit dans la tranchée avec quelques camarades.
Le terrain étant glaiseux utilisé pour faire les briques
d'un fourneau, puis des conduites un peu primitives, mais qu'un mélange
de paille rendit suffisamment résistantes pour éviter
une rupture.
» Les joints furent faits, toujours avec de la glaise, et lorsqu'ils
furent bien séchés, la marmite fut remplie d'eau, le foyer
allumé ; bientôt la vapeur se répandit dans les
conduites et l'inventeur eut la satisfaction de constater que son chauffage
central permettait de rendre supportable la température de la
tranchée.
» Les « poilus » des sections voisines vinrent admirer
la bonne marmite; à leur tour, il, se débrouillèrent
et maintenant , grâce à l'ingéniosité du
« Parigot », toutes les tranchées de R... sont dotées
du « chauffage central »
Quant à l'établissement de bains et douches, le voici,
décrit tout au long par un officier dans une lettre à
sa femme :
« Oui ma chère, nous sommes des gens propres. Grâce
à l'ingéniosité de M. X.., un officier du régiment,
nous pouvons tous les jours, de dix à douze heures, prendre une
douche chaude. Cela s'appelle narguer les Boches, car cet établissement
de bains d'un nouveau modèle est établi.. le croirais-tu
?...dans les tranchées ! Figure-toi un grand trou de six mètres
de diamètre, dallé avec des briques blanches ramassées
dans les maisons démolies, le tout recouvert d'une toiture en
tôle sur laquelle on a étalé de la terre avec le
blé qui y a poussé. Sur le toit, un énorme baquet
percé en croix de quatre chantepleures. Celles-ci communiquent
à travers le toit avec quatre pommes d'arrosoir, et sous chacune
d'elles se trouve un baquet. A côté du baquet qui est sur
le toit est installée une chaudière maçonnée
qui fait chauffer l'eau. Telle est l'installation.
» En dessous, dans la salle des douches, on trouve un poêle,
des bancs, des porte-manteau, des rideaux et... je n'invente pas...
le tout à l'égout. C'est épatant ! Et je t'assure
que ce matin, et pour la première fois depuis mon départ,
j'ai pu prendre un bain qui m'a utilement lessivé. Tous les généraux
sont venus voir ça ( la salle et non ma crasse) ; ils ont été
émerveillés. »
Et le signataire de cette lettre ajoute :
Le confort continue : on installe un salon de coiffure, toujours dans
les tranchées bien entendu. Enfin, dernier luxe on prépare
une petite revue avec concert et bons artistes. C'est extraordinaire
comme dans un régiment on rencontre toutes les ressources...
»
***
Que serait le confort sans du quelques distractions ? Nos troupiers,
à ce qu'il semble, savent s'en procurer. A l'exemple de leurs
amis les Anglais, quand les bombes et le shrapnells allemands leur laissent
quelque répit, ils sortent volontiers de leurs trous et engagent
des parties de football. Rien de tel pour vous dégourdir après
de longues stations dans les tranchées
Sous terre, les plaisirs sont d' autre sorte. La manille triomphe ;
un chante, on rit, on fume, on fait de la musique.
Un soldat musicien écrit à un de ses amis :
« Hier après-midi, j'ai été jouer du piston
dans les premières tranchées, à 150 mètres
à peine des Boches. J'ai eu l'honneur de leur exécuter
deux au trois polkas pour coups de langue, et ai terminé mon
concert par une brillante Marseillaise et un beau Chant
du Départ. Je leur ai soufflé tout cela de toute
la force de mes poumons, pour qu'ils m'entendant bien, et voient ainsi
que la jeunesse française se moque d'eux, et garde sa confiance
et son calme... »
Des revue d'actualité, on en signale un peu partout. En voici
une dont le titre est plaisant : Ah ! c'que t'es boche ! Le
Kaiser, le Kronprinz, de Moltke en sont les principaux personnages,
Il y a un compère: mais, hélas ! de commère point
!... Envoyez-nous donc une commère, écrivait les auteurs
à un de leurs amis.
Croiriez-vous qu'on trouve dans les tranchées jusqu'à
des journaux. Ces feuilles, évidemment ne sont pas tirées
sur rotatives ; une machine à écrire suffit, Mais quoi
?... A la guerre comme à la guerre. Il faut savoir se contenter
de peu.
On y lit d'ailleurs des vers charmants. Jugez-en :
La guerre, c'est gentil, on marche, en se bombarde.
On joue à Robinson, la nuit on prend la garde,
Et l'on s'endort, enfin heureux et palpitant.
Bercé par les obus au doux bruit crépitant.
Que de plaisirs encor la guerre nous procure !
C'est elle qui nous vaut d'avoir fait cette cure
D'air libre et de repos à l'ombre des grands pins.
Habitants des terriers comme font les lapins.
Et dire qu'il faudra s'en retourner peut-être.
Vivre dans des maisons, se mettre à la fenêtre.
Manger à table, à deux, sans un seul percutant :
Eh bien, je vous le dis, tenez, c'est dégoûtant !
N'est-elle pas délicieuse la bonne humeur
de ce poète-soldats ?... Et cette réminiscence de Cyrano
qu'un capitaine envoie à un de ses amis, qu'en dites-vous ?
Une balle, mon cher, mais, à tout prendre,
c'est
- Aurait dit le héros au grand nez retroussé -
Un simple avis de mort qui fait un bruit d'abeille ;
Et passe, presque doux, sans offenser l'oreille. ;
Un atome qui veut nous masquer le soleil,
Un ronflement qui donne un éternel sommeil.
Un « stylo » voyageur dont la pointe de cuivre.
Pose le point final sur l'i du verbe vivre.
Admirable caractère que celui de ces hommes
qui narguent ainsi le danger qui les menace sans cesse et font, comme
Don César, des vers pendant les estocades.
Voilà nos soldats français. Insouciance du péril,
résignation enjouée, merveilleux esprit de ressources,
inaltérable bonne humeur sont leurs communes vertus.
Croyez-vous qu'ils en aient de pareilles en Allemangne ?
Ernest Laut
Le Petit Journal illustré
du 6 décembre 1914