LES ROIS DANS LA TRANCHÉE

Jordaens n'avait pas rêvé ce tableau-là.
La force des traditions est si grande en ce pays, que, partout où
ils se trouvent, les Français ne manquent pas de célébrer
les fêtes traditionnelles par lesquelles se manifestent nos habitudes
conviviales.
C'est ainsi que, sur plus d'un point du front, nos soldats ont fêté
à leur manière le jour des Rois. Sans doute la galette
ne fut pas de premier choix ; le cuisinier n'avait peut-être pas
de farine très fine à sa disposition. A la place de la
fève ou du « petit baigneur » une balle de shrapnell.
Mais on fit bonne chère tout de même. Un loustic se rappela
ces joyeux tableaux de Jordaens, le Roi boit qui décorent
les beaux musées de Belgique ; il coiffa le convive honoré
de la royauté éphémère, d'une superbe couronne
de papier découpé, et, sous le canon des Boches, on but
gaiement à la valeur française, et l'on poussa à
plein gosier le cri traditionnel : le Roi boit !
***
VARIÉTÉ
CHANSON DE TROUPIERS
Que chantent nos soldats ? - La chanson
de route à travers les âges. - La Palice. - J'aime l'Oignon.
-- « Its a long way to Tipperary ».
- La joyeuse chanson des Boches.
Que chantent nos troupiers là-bas sur
les routes du Nord ? - On ne nous l'a pas dit. Nous savons ce que chantent
les Anglais, noue savons même ce que chantent, les Allemands.
Les uns et les autres ont un refrain spécial, un refrain qui
semble né avec cette guerre, et qui, sans doute, disparaîtra
avec elle ; mais les nôtres ne semblent pas avoir de chant élu.
Pourtant ils chantent : on n'a pas idée d'un peuple qui ne chanterait
pas en faisant la guerre, surtout quand ce peuple s'appelle le peuple
français.
Dès la plus haute antiquité, les peuples chantaient en
se battant. Les Grecs avaient leurs poètes guerriers, qui les
excitaient au combat et précédaient les soldats en leur
chantant des hymnes. Tradition qui survit d'aillleurs, aujourd'hui,
dans l'armée russe, où chaque régiment possède
ses chanteurs attitrés.
Aussi loin que remonte notre histoire militaire, nous trouvons la trace
de la chanson de route. Les Croisés, qui suivirent Pierre l'Ermite
en Orient, traversèrent l'Europe en chantant des hymnes latins
Plus tard, lors des soulèvements des Bagaudes et des Pastoureaux,
les serfs révoltés traduisirent dans d'âpres chansons
leurs griefs contre les seigneurs et leurs instincts égalité.
Voici le textes un peu rajeuni, de l'un de ces chants que les «
vilains » chantaient le long des routes en allant brûler
les châteaux:
Nous sommes hommes comme ils sont
Tels membres avons comme ils ont,
Et tout aussi grands corps avons,
Et tout autant souffrir pouvons.
Ne nous fault (manque) que coeur seulement.
Allions- nous par serment,
Nos biens et nous défendons,
Et tous ensemble nous tenons.
Et s'ils nous veulent guerroyer,
Bien avons, contre un chevalier,
Trente ou quarante paysans
Vigoureux et combattants.
La guerre de Cent Ans fit éclore nombre
de chansons dont les soldats scandaient leur marche à travers
les plaines picardes et normandes. Les Ballades du siège de Pontoise
(1441), les Vaux de Vire, d'Olivier Basselin, les Gales Bon Temps nous
en ont conservé quelques types.
Au temps des guerres de religion, on se battit autant à coups
d'épigrammes, de satires et de chansons qu'à coups de
mousquets. Huguenots et papistes rivalisaient de violence et d'acharnement,
et leurs chansons respectives reflétaient fidèlement cette
haine acharnée. Qu'on en juge par cet extrait de la Chanson
de Marcel, l'hymme guerrier dés soldats catholiques :
Nos capitaines corporaux
Ont des corselets tout nouveaux
Dorés et beaux
Et des couteaux
Aussi longs come un voulge (épieu),
Pour huguenots égorgeter...
***
La vraie chanson de La Palice date de ce temps-là. Ce fut une
chanson de soldats. Mais elle ne ressemble guère à celle
que nous connaissons aujourd'hui. Cette chanson fut faite sur la bataille
de Pavie, où le maréchal de Chabannes de La Palice fut
tué, le 24 février 1525. Ce La Palice n'était pas
le personnage burlesque que nous présente la chanson actuelle
; c'était un vaillant guerrier et un chef aimé de ses
soldats. Il avait guerroyé sous Charles VIII et sous Louis XII
et il était très vieux quand il vint en Italie, avec François
Ier.. Vainement, il fit tous ses efforts pour empêcher le roi
de livrer la bataille qui devait lui être fatale. François
Ier ne voulut pas l'écouter. Alors, le vieux maréchal
se battit avec une énergie désespérée ;
et, à la fin de l'action, ayant eu son cheval tué, il
tomba et fut occis d'un coup d'arquebuse par un mercenaire italien.
Ses soldats, qui l'adoraient, composèrent sur sa mort une complainte
dont les quatre premiers vers étaient :
Hélas ! La Palice est mort,
Il est mort devant Pavie,
Un quart d'heure avant sa mort,
Il faisait encore envie.
C'est le poète La Monnoye qui, au début
du XVIIIe siècle, s'avisa de déformer et de parodier la
complainte et fit, du vénérable héros de Pavie,
le personnage ridicule de la chanson actuelle.
***
Henri IV, en bon Béarnais qu'il était, aimait fort les
chansons. Il encourageait ses soldats à chanter, et la tradition
assure que plus d'un refrain que répétaient les vainqueurs
d'Arques et d'ivry avaient pour auteur le Vert-Galant en personne.
Sous le Grand roi, la chanson militaire n'est point exemple d'humour
et d'à-prepos. En voulez-vous un exemple ?...
Nul n'ignore que, de tous les temps, ce sont les Savoyards qui pratiquèrent
en France le ramonage des cheminées. Or, savourez-moi ce couplet
que chantaient les troupiers envoyés, sous les ordres du maréchal
de Catinat, pour combattre, en 1692, Victor-Amédée II,
duc de Savoie :
Notre duc, mal à son aise,
A senti plus chaud que braise
Les boulets de Catinat.
Ramonez-ci, ramonez-là,
La, la, la...
La cheminée du haut en bas.
Point n'est besoin d'insister sur la chanson
sous Louis XV. C'est le siècle des couplets badins et satiriques.
On chante à la cour, on chante à la ville, on chante à
l'armée.
Voici la Révolution. Les chansons ont changé de style,
mais le soldat chante toujours. L'hymne des Marseillais va faire son
tour d'Europe.
Quatre-vingt-douze ! Les troupiers que Dumouriez mène en Belgique
n'ont aux pieds que des sabots, mais ils marchent quand même,
parce qu'ils ont la chanson aux lèvres et l'enthousiasme au coeur.
Quelques années plus tard, les conquérants en haillons
que Bonaparte Conduira, en Italie feront, eux aussi, nargue à
la pauvreté et franchiront gaillardement les Alpes en chantant
ce refrain :
On va leur percer le flanc,
Ran-tan-plan, tire lire plan !
On va leur percer le flanc,
Que nous allons rire !...
Ces chansons étaient le fruit de la verve
des troupiers, et l'on ne se mettait guère en peine pour les
composer. Sur l'air d'une marche militaire, on brodait quelques paroles
plus ou moins vides de sens, et voilà pourtant, de quoi entraîner
les masses au feu et chauffer l'héroïsme.
La grande armée traversa l'Allemagne avec, aux lèvres,
une de ces chansons dénuées de sens et de prosodie :
J'aime l'oignon
Frit à l'huile,
J'aime l'oignon
Quand il est bon.
d'où sortait cette chanson dont les paroles
étaient aussi peu héroïques que possible ? Voici
:
La veille de je ne sais plus quelle bataille,
Napoléon visitait ses bivouacs. Il vit un groupe de ses grognards
qui faisaient frire des oignons dans de l'huile et
les mangeaient écrasés sur leur pain.
Il s'approcha :
- Qu'est-ce que vous mangez là ?
- Des oignons frits à l'huile, sire. C'est tout ce que nous avons
trouvé pour dîner.
- C'est bien, mes amis, répondit l'empereur. Mangez-en beaucoup.
On dit que l'oignon donne du courage ; et demain, vous en aurez besoin.
Aussitôt, un loustic, sur l'air de marche de la Garde - la marche
des Bonnets à poil - improvisa les quatre vers. Et, le lendemain,
les poilus chargèrent le Boche en chantant :
J'aime l'oignon
Frit à l'huile,
J'aime l'oignon
quand il est bon.
***
Bien que la chanson de marche ait le plus communément une origine
d'inspiration populaire, on vit cependant les plus illustres poètes
lui consacrer leur talent.
La révolution de Juillet 1830 se fit au son d'un hymne sonore
qui s'appelait la Parisienne et dont le poème était
de Casimir Delavigne, déjà célèbre.
En voici le premier couplet et le refrain :
Peuple français, peuple de braves,
La liberté rouvre ses bras.
On nous disait : « Soyez esclaves ! »
Nous avons dit : « Soyons soldats ! »
Soudain Paris, dans sa mémoire,
A retrouvé son cri de gloire
En avant, marchons
Contre leurs canons,
A travers le fer, le feu des bataillons,
Courons à la victoire !
Sous Louis-Plilippe en 1848, et sous le Second
Empire, la France eut une floraison superbe de chansonniers populaires.
On chantait à la caserne et sur les routes les couplets de Béranger,
de Pierre Dupont, de Gustave Nadaud.
L'Année terrible n'arrêta pas l'essor de la chanson française.
Au lendemain de la guerre vint le triomphe du refrain patriotique. On
célébra les récents héroïsmes, et nos
soldats répétèrent à l'envi les ardentes
chansons que la chanteuse Amiati lançait de sa puissante voix
de contralto sur nos scènes parisiennes.
Puis vint une période de décadence.
La chanson populaire devint trop souvent la chanson populacière.
Le contrecoup de cette évolution se fit sentir jusque dans les
chansons de route, et il advint que l'autorité militaire fut
amenée quelquefois à les interdire.
De ce fait on chanta moins dans les régiments. Quelques scies
traditionnelles subsistèrent, mais on oublia la plupart des bonnes
chansons.
A la veille de la guerre, on n'avait dans nos régiments aucune
de ces chansons types dont le refrain demeure attaché à
histoire d'une campagne.
Nos amis les Anglais, au contraire, nous arrivèrent avec leur
chanson de route ; et nous en avons maintes fois entendu le refrain
sautillant. C'est une chanson de café-concert dans le genre de
la scie fameuse :
Ousqu'est Saint-Nazaire ? que créa
jadis Potin.
Ouqu'est Saint-Nazaire ?
Disaient les soldats éreintés...
De même, les Tommies disent Its a
long way to Tipperary ! (Qu'il y a loin pour aller à Tipperary.
Voici la traduction du couplet
C'est rudement long pour aller à Tipperary,
C'est rudement long !
C'est rudement long pour retourner à Tipperary, .
Près de la jolie fille que je connais.
Au revoir piccadilly !
A bientôt Leicester Square !
C'est rudement long pour aller à Tipperary,
Mais mon coeur s'y trouva bien.
Braves Tommies, bon courage ! la guerre finie,
vous retournerez à Tipperary, retrouver le jolie fille que vous
connaissez.
Les Allemands ainsi ont leur chanson de marche. Cela s'appelle Chanson
de marche gaie pour nos guerriers, C'est un chant lourd avec, au
refrain, des onomatopées comme ils les aiment. Cette chanson
a la prétention d'être satirique et de railler triomphalement
les ennemis de l'Allemagne.
Jugez-en. Voici la traduction du refrain et des principaux couplets
:
Dis, camarade, qu'est-il arrivé ? Jupheidi,
jupheida !
Écoute : le coq français chante. Jupheidi, heida,
Et dans l'ouest le Russe grogne,
Et John Bull arrive du Nord !
Jupheidi, jupheida, jupheidi heidaldafa,
Jupheidi, jupheida, jupheidi, heida.
La chanson ne parle pas de la Belgique. Mais
un couplet est consacré à chacune des trois grandes puissances
qui luttent contre l'Allemagne :
Homme de France, ne plastronne pas tant.
Et ne sois pas si vaniteux !
Il peut bien arriver à ton coq
Que nous lui tordions le cou.
Anglais, à l'âme mercantile,
Tu louches vers notre ouvrage :
Viens un peu par ici et regarde
Cogner made in Germany !
Et ta peau, ours russe,
Crie après l'eau, le savon, les ciseaux.
Bon, la lessive sera soignée,
Sans que la France ait à nous aider.
Pour une chanson de marche gaie, il
y a plus gai, n'est-il pas vrai
Ernest LAUT...
Le Petit Journal illustré
du 10 janvier 1915