COMME A VALMY


LA CHARGE A LA BAÏONNETTE AU CHANT DE LA « MARSEILLAISE »

C'est au cours des combats qui se sont déroulés autour d'Ypres que l'on vit cette charge superbe de nos soldats marchant à l'ennemi comme les « poilus » de 1792, en chantant la Marseillaise.
Une fois de plus, « Rosalie », la baïonnette dont nous faisons plus loin l'histoire dans notre « Variété », s'est montrée l'arme française par excellence.
Les Allemands, à la faveur de leurs abominables procédés de combats, et grâce aux gaz asphyxiants employés par eux, avaient gagné quelque terrain ; il leur fut repris par cette charge héroïque. Ils laissèrent un minimum de 12 000 hommes tués et blessés sur le champ de bataille.
« Rosalie » avait joliment travaillé.

VARIÉTÉ

« Rosalie »

C'est ainsi que nos poilus appellent la baïonnette. - Le berceau de« Rosalie ».
Ses hauts faits. - L'arme française par excellence.

Vous connaissez « Rosalie » ?
C'est une piquante personne que tous nos « poilus » tiennent pour leur meilleure et leur plus fidèle amie.
Ce sont eux, d'ailleurs, qui l'ont baptisée ainsi. Elle leur doit ce nom printanier sous lequel elle est connue dans toutes les tranchées, d'un bout du front à l'autre bout.
Car « Rosalie » est une gaillarde que la guerre n'effraie pas. C'est, au contraire, son élément. Dans la paix, « Rosalie » se rouille ; dans la guerre, elle est superbe, brillante, pleine d'entrain. Et quand nos troupiers courent à l'ennemi, c'est elle qui marche en avant et qui porte les premiers coups.
« Rosalie », pour tout dire, est l'arme française par excellence : c'est la baïonnette.
Les gens qui vaticinent sur les guerres de l'avenir, avaient répété à satiété, depuis quelques années déjà, que le règne de la baïonnette était fini. Désormais, on devait se battre sans se voir ; les corps à corps ne se produiraient plus jamais. De se fait, les Français, dont toute la valeur militaire réside dans l'esprit d'offensive, dans l'entrain, dans la furia, devaient se trouver fatalement en état d'infériorité vis à vis d'un adversaire plus calme, plus patient, moins enclin aux brusques attaques mais plus habile aux travaux de la guerre scientifique.
Les événements actuels ont démontré combien ces présomptions étaient peu justifiées. D'abord, le troupier français s'est plié tout de suite aux nouvelles nécessités de la guerre ; il s'est montré tout aussi bon sapeur que l'ennemi, et s'est battu dans les tranchées tout aussi courageusement qu'en rase campagne.
Ensuite, quoi qu'en aient dit les prophètes de la tactique moderne, l'arme blanche n'est annihilée il y a encore des moments où l'on se bat corps à corps. Et, dans ces moments-là, la furie françese fait merveille comme au temps des luttes épiques d'Italie et d'Allemagne, comme au temps où, la baïonnette en avant, les volontaires de la République promenaient à travers l'Europe le drapeau de la liberté.
Et c'est à ces heures-là que « Rosalie » est belle à voir.

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L'histoire de la baïonnette est assez obscure et controversée.
La tradition la plus généralement répandue assure que cette arme à laquelle l'infanterie française a dû tant de victoires, aurait été inventée à Bayonne - d'où son nom - et inventée par les femmes de cette ville.
On lit, en effet, dans une chronique du Midi de la France, les lignes suivantes :
« Ce fut durant le siège que Bayonne soutint en 1323 contre les rois d'Angleterre et d'Aragon réunis, que les femmes de cette ville, se chargeant courageusement d'en défendre les remparts, inventèrent la baïonnette.
En quoi consistait la baïonnette inventée par les Bayonnaises du XIVe siècle ? Voilà ce que nous ignorons. Ce ne pouvait être, à coup sûr qu'une épée courte et légère, n'ayant rien de commun avec l'actuelle baïonnette, puisque la baïonnette d'aujourd'hui est inséparable du fusil et qu'en 1323, le fusil était encore dans les limbes pour quelques trois cents ans.
Cette origine semble donc quelque peu sujette à caution..
En voici une autre :
Les chercheurs d'étymologie affirment que le mot baïonnette vient, non pas du nom de la ville de Bayonne, mais bien d'un mot roman Bayneta, qui veut dire petite gaine, petit fourreau. Dans tous les idiomes de l'Espagne, bayna veut dire gaîne ; desbainar, dégaîner, et envainar, mettre l'épée dans le fourreau. Le contenant aurait donc donné son nom au contenu.
Les linguistes qui soutiennent cette opinion, observent, à l'appui de leur étymologie que les premiers fourreaux de baïonnette sont généralement d'un travail recherché ; le cuir en est orné de reliefs d'un dessin remarquable. Quoi d'étonnant, disent-ils, que, le fourreau étant plus précieux que la lame, lui ait imposé son nom ?
Mais ce n'est pas tout voici qui, peut-être, vous paraîtra plus vraisemblable.
Il existe dans les Pyrénées-Orientales une position nommée Redoute de la Baïonnette. Or, la tradition rapporte qu'à une époque qui n'est pas très nettement déterminée, les Basques, et les Espagnols étaient en guerre.
Les premiers assiégés par les seconds, avaient, complètement épuisé leurs munitions. Ils allaient être vaincus, quand ils eurent l'idée d'attacher leurs couteaux au bout de leurs fusils et de se précipiter sur l'ennemi qu'ils mirent en fuite.
Ce fait aurait donné l'idée d'une arme spéciale, d'une lame pointue fabriquée tout exprès pour être adaptée au fusil,
Enfin, une dernière opinion fait remonter cette invention aux Malais. Les Hollandais , voyant les habitants de java et de Bornéo attacher leurs kriss au canon de leurs fusils afin d'utiliser ceux-ci comme armes blanches après s'en être servis pour faire feu, se seraient avisés de profiter de l'idée et auraient ainsi rapporté en Europe l'arme qui devait s'appeler la baïonnette
Vous voyez que les traditions sur la naissance de « Rosalie » ne manquent pas ; i1 y en a presque autant que sur la naissance d'Homère. Et nous avons l'embarras du choix.
Une chose, en tous cas, paraît certaine, c'est que la ville de Bayonne joue un rôle positif dans l'histoire de notre arme française. Si la baïonnette n'y a pas été inventée, il est infiniment probable que c'est là qu'elle fut d'abord fabriquée.
Le général Marion affirme en effet, qu'il y eut dans cette ville une fabrique de baïonnettes dès l'année 1641. Gassendi au contraire, prétend que cette industrie commença seulement en 1671.
Or il est évident que Gassendi se trompe, car, dans ses mémoires sur la campagne de Flandre, en 1642, Puységur raconte que les soldats se servaient de la baïonnette.
« Quand je commandais, dit-il, dans Bergues, dans Ypres, Dixmude et la Queneque, (c'est-à-dire en ces lieux mêmes, où les baïonnettes françaises, anglaises et belges font aujourd'hui de si belle besogne), les soldats ne portoient point d'épée mais ils avoient des bayonnettes qui avoient des manches d'un pied de long, et les lames des bayonnettes étoient aussi longues que les manches, dont les bouts étoient propres à mettre dans les canons des fusils pour se défendre quand quelqu'un vouloit venir à eux après qu'ils avoient tiré. »
Le musée d'artillerie conserve une de ces aïeules de notre actuelle « Rosalie ». La lame est semblable à celle d'une hallebarde effilée, longue d'un pied et branchant des deux côtés ; elle forme le demi-cercle à la partie inférieure. Sa plus grande largeur est de deux pouces et va en se rétrécissant jusqu'à la pointe. Cette lame est fichée à un manche de bois rond, dont la partie supérieure a une forme d'une boule. C'est sur cette boule que repose la lame de la baïonnette.
On enfonçait ce manche dans le canon du mousquet, si l'on voulait s'en servir comme d'une pique, et on plaçait la baïonnette dans le fourreau lorsqu'on voulait tirer.
« Je crois, dit Daniel dans son « Histoire de la milice française », que le premier corps qui ait été régulièrement armé la baïonnette est le régiment des fusiliers créé en 1671. » Ce régiment était chargé de garder l'artillerie ; il prit plus tard nom de Royal-Artillerie.
De 1676 à 1678, tous les grenadiers de l'armée furent pourvus de la baïonnette.
En 1676, Louis XIV ordonna que les dragons auraient un mousqueton à baïonnette.
Cependant, l'inconvénient que présentait cette arme en rendant le fusil inutilisable en tant qu'arme à feu, la fit assez longtemps négliger. On continuait à préférer la pique pour l'infanterie.
Ce n'est qu'en 1701 qu'on s'avisa de perfectionner la baïonnette et de la monter sur une douille qui permettait de la fixer au fusil sans boucher le canon. De ce fait, le fusil pouvait être, en même temps, arme de tir et arme d'escrime.
Ainsi modifiée, la baïonnette ne devait pas, tarder à s'imposer à toute l'armée.
Daniel donne une description de cette baïonnette perfectionnée.
Elle a, dit-il un manche rond et creux de fer qu'on appelle une douille. Le bout du canon du fusil est passé dans ce manche creux et y est fortement arrêté par un bouton qui entre dans une petite échancrure du manche de la baïonnette ; l'arme avance ainsi au delà du canon de toute sa longueur et n'empêche point qu'on tire le fusil. »
En 1703, malgré l'opposition et la routine du maréchal de Montesquiou et de quelques généraux, Vauban parvint à faire ordonner par Louis XIV que toute l'infanterie serait armée de fusils à baïonnette.
Sous Louis XV, enfin, la baïonnette prit la forme qu'elle a à peu près gardée depuis lors, sauf quelques modifications dans la longueur et l'épaisseur.
Notons qu'en 1738, les Suédois remplacèrent la lame plate de la baïonnette par une lame triangulaire et que, plus tard, en Autriche, on fit usage de lames quadrangulaires.

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Qui fera l'histoire de la baïonnette française ?... Ce serait l'histoire de toutes nos victoires, car, sur tous les champs de bataille où l'armée française s'illustra, la baïonnette a joué un rôle prépondérant.
Avec la baïonnette, le troupier français supplée à tout.
- Nous manquons de poudre, disait un soldat au brave Chevert au moment de livrer bataille.
- Qu'importe ! répondit le vainqueur de Prague, n'avons-nous pas la baïonnette ?
Les campagnes de la Révolution et de l'Empire furent une ère glorieuse pour la baïonnette.
A Valmy, Kelleermann ayant formé ses régiments en colonnes, s'écria :
Camarades, le moment de la victoire est arrivé ; laissons avancer l'ennemi sans tirer un coup de fusil !et chargeons à la baïonnette.
Démouriez tint le même langage à l'armée de Belgique :
- Voilà les hauteurs de Jemappes et voilà l'ennemi : l'arme blanche et la baïonnette telle est la tactique nouvelle pour vaincre !
La victoire de Fleurus fut assurée par une charge à la baïonnette que commanda Championnet. Lisons ses mémoires :
« Le général en chef m'ordonna de charger à la baïonnette ... Lorsque les troupes reçurent l'ordre, les cris de « Vive la République ! » et l'air : « ça ira » se firent entendre de tous côtés. L'ennemi se vit attaquer quand il croyait nous poursuivre. Je chargeai à la baïonnette les troupes qui étaient dans Hépignies. Il était quatre heures du soir lorsque la charge fut ordonnée ; en moins d'une heure le gain de la journée fut assure. L'ennemi laissait sur le champ de bataille une infinité de morts et de blessés.. »
En 1801, près du moulin de la Volta, au passage du Mincio, le général Dupont, avec 14.000 hommes, culbuta 45.000 Autrichiens, en attaquant seulement à la baïonnette d'un bout de la ligne à l'autre.
Aux Pyramides. Mourad-Bey se jeta sur l'armée française formée en carrés. Rien ne put ébranler nos soldats. « Les Mamelouks, dit un historien de cette bataille, chargèrent en désordre ; les uns, entraînes par l'instinct de leurs chevaux, voltigeaient autour des carrés, cherchant à faire brèche ; d'autres poussèrent jusqu'à la points des baïonnettes et se faisaient tuer à bout portant : on en vit, pleins de rage, se brisant contre ces terribles murs de fer, tourner leurs chevaux agiles, les cabrer et se laisser glisser sur la tête des imperturbables fantassins, afin de pénétrer dans le carré. D'autres cherchaient à le rompre en poussant leurs chevaux à reculons sur les baïonnettes ; d'autres, enfin, essayaient de couper avec leurs cimeterres cette terrible arme. »
Le mur des baïonnettes françaises résista à tous les assauts.
A Austerlitz encore, la baïonnette eut son heure de gloire : N'est-ce pas la charge du maréchal Soult, enlevant à la baïonnette les hauteurs de Pratzen, qui décida du succès ?
Mais dans laquelle de nos victoires n'a-t-elle pas joué son rôle ?... Et ne suffit-il pas de rappeler la maëstria avec laquelle la vieille garde impériale se servait de cette arme, terrible entre ses mains. Il semblait que ces vieux soldats avaient honte, comme les preux du XVIe siècle, de se servir de la poudre. L'ennemi était fasciné quand la garde arrivait sur lui, l'arme au bras, ne croisant la baïonnette qu'à la distance nécessaire pour attaquer. Et c'était la débandade quand les « Bonnets à poils » chargeaient, la baïonnette en ayant.
La tradition de l'habileté française dans le maniement de la baïonnette s'est perpétuée depuis un siècle. En Afrique, en Crimée, au Mexique partout, la baïonnette fit merveille. En 1859, en Italie, elle causa tant de ravages dans les sangs autrichiens. qu'un officier de François-Joseph, voyant ses soldats fuir, éperdus, devant elle s'écria :
- Ce n'est pas ainsi qu'on fait la guerre; c'est une véritable boucherie.
Les Boches en ont dit autant cette année de notre 75.
Ces gens-là sont étonnants... Que dirons nous donc, nous autres, des armes qu'ils emploient ?

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Vous le voyez, la « Rosalie » de nos poilus a de beaux états de services. Ils ont le droit d'être fiers d'elle. Il est vrai qu'ils savent maintenir les traditions de cette arme française par excellence, et que, grâce à leur vaillance, a leur entrain, le présent de notre baïonnette est digne de son passé.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 16 mai 1915