EN ITALIE

 

LE ROI VICTOR-EMMANUEL A LA TÊTE DE SES TROUPES

Nous avons, dans notre. « variété » évoqué le souvenir de la glorieuse campagne d'Italie de 1859 et celui de Victor-Emmanuel II, grand-père du roi actuel.
Comme son aïeul, le souverain d'aujourd'hui a pris le commandement suprême de l'armée. Comme lui, il la conduira à la victoire.

VARIÉTÈ

Italiens et Français

Les Alliés d'il y a cinquante-six ans. - Le roi « galantuomo ». - Les Français sont là.- Comment Victor-Emmanuel fut nommé caporal des zouaves.

« Suivant l'exemple de mon grand aïeul, je prends aujourd'hui le commandement suprême des forces de terre et de mer... »
C'est en ces termes que le roi d'Italie a annoncé à ses troupes son départ pour le quartier général.
Et la mémoire glorieuse, si heureusement évoquée du souverain héroïque et justement populaire, par qui fut commentée l'unité italienne que va parfaire son petit-fils, a fait revivre cette noble et vaillante figure de Victor-Emmanuel II, le roi galantuomo. .
Dès sa jeunesse, il avait combattu l'Autrichien. La campagne de 1840 l'avait aguerri. Il avait appris la guerre dans adversité, et résisté héroïquement avec la petite armée sarde à des forces vingt fois supérieures.
En 1859, il reprit la lutte avec une confiance nouvelle, car la France le soutenait
Quelle magnifique campagne que cette guerre d'Italie de 1859, campagne de deux mois, véritable marche triomphale, guerre populaire acceptée par les deux peuples voisins et alliés avec enthousiasme, menée avec entrain.
Soldats français et soldats piémontais la firent en se jouant et en chantant. « Jamais, disait un historien italien, on ne vit des hommes aller au feu avec autant de belle humeur. »
Le 12 mai, Napoléon III arrivait à Gênes. Tout le monde, dans cette ville, était animé d'une véritable fièvre patriotique. Les régiments français débarquèrent sur un tapis de fleurs que les dames italiennes leur jetaient du haut des balcons.
Les turcos et les zouaves étaient surtout les héros de la fête. Les premiers campaient aux portes de la ville, dans un bois de myrtes et de citronniers. Ils étaient l'objet de la curiosité générale. On allait leur rendre visite, on les comblait d'oranges qu'ils entassaient en piles énormes devant leurs tentes.
Tous les soldats défilant par la ville avaient des bouquets au canon de leur fusil.
Evviva la guerra ! criait-on partout sur leur passage.
La campagne s'ouvrit par le mauvais temps, mais l'entrain des troupes n'en fut pas diminué.
« La gaîté est à l'ordre du jour,écrivait le correspondant d'un journal parisien. Nous avons fait dix-huit lieues par un véritable déluge. Toutes les cataractes du ciel étaient ouvertes ; nos soldats avaient de l'eau jusqu'à mi-jambe, et ils n'ont pas un seul instant cessé de chanter et de rire. Notez qu'ils portent soixante livres pesant, sans compter la clarinette, comme ils disent. Les chemins étaient semés de fondrières ; chaque homme a littéralement couché deux nuits dans l'eau ; rien n'y a fait. Pas un murmure, pas une plainte ! »
Ces lignes ne semblent-elles pas d'aujourd'hui. C'est le moral habituel du troupier français, qui supporte allègrement la pluie, la boue, que ce soit aux plaines lombardes ou aux tranchées de l'Yser, et qui souffre tout avec le sourire quand il s'agit de servir et de glorifier son pays.

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Alors, comme aujourd'hui, le moral du peuple italien était à l'unisson du nôtre.
« Qui donc, écrivait un chroniqueur français chargé de suivre les opérations, qui donc a osé dire que l'Italie était une nation morte ? Vertu bleu ! c'est trop se presser pour enterrer les gens. Il faut alors crier aujourd'hui à la résurrection et au miracle. Pas une preuve de faiblesse, pas un signe de crainte, - élan général d'héroïsme.
» les femmes sont surtout magnifiques de haine contre l'Autriche.
» Ce sont elles qui, de générations en générations, ont, entretenu le feu qui éclate à l'heure qu'il est. Il n'y a pas d'exemple de mariage entre une Italienne et un Autrichien. Les plus grandes dames comme les plus modestes ouvrières font sucer à leurs enfants le lait sacré de l'indépendance et n'hésitent jamais à prendre part aux manifestations les plus hostiles et les plus périlleuses contre le joug qui pèse sur l'Italie.
» Quand les femmes conservent cette influence, une nation n'est jamais pendue.
» Le jour où le sexe fort donnerait ici une marque de découragement, les Clorinde et les Jeanne ,d'Arc surgiraient de chaque pavé. Je connais plus d'une main blanche qui serait toute prête à se noircir de poudre, et plus d'un fin poignet qui n'hésiterait pas à tirer l'épée... »
Les premiers coups de canon de cette guerre marquèrent en vérité, pour l'Italie, l'éveil de l'esprit national.
« A peine, dit le même chroniqueur, à peine nos premiers soldats ont-ils déployé leur drapeau sur la terre d'Italie que tous les coeurs ont tressailli. L'Italie s'est sentie une nation. Un frisson de patriotisme court de proche en proche dans toutes les provinces. Il n'y a plus ni princes, ni nobles, ni prêtres, ni bourgeois, ni paysans, ni libéraux, ni républicains, ni Piémontais, ni Lombards, ni Toscans, ni Napolitains, ni frontières d'idées, ni frontières de territoire, ni gouvernants, ni gouvernés. Toutes les anciennes querelles, toutes les anciennes limites, tout ce qui sépare est oublié, submergé ce n'est pas encore une fédération de toutes les volontés, mais c'est déjà une fédération de tous les voeux. Il n'y a plus sous toutes les opinions qu'une pensée, la pensée d'indépendance. Il n'y a plus dans tous les États qu'un seul peuple, le peuple italien... »
Et c'était merveille de voir avec quelle joie les Italiens accueillaient nos troupiers. Milan revivait les jours lointains où pour la première fois, les Français conduits par Bonaparte étaient venus lutter pour la liberté italienne. Le comte Fleury notait dernièrement, d'après les souvenirs de son père alors aide de camp de Napoléon III, les détails de cette triomphale réception des Français à Milan.
« L'accueil fait par les Milanais à nos officiers et à nos soldats dépassait toutes les bornes de l'enthousiasme. Le maréchal Canrobert a demandé à voir les plantons qui lui ont été envoyés : ce sont des membres de la plus haute aristocratie milanaise. Les officiers habitaient les plus belles demeures ; on organisait en leur honneur dîners et réceptions. A peine les Autrichiens avaient-ils quitté la ville que toute la population s'était mise à tresser des couronnes. Oh ! l'ivresse de ce merveilleux début de juin, parfumé de roses et de gloire, dans celte cité pleine de largesses et d'effusions ! Qui peut oublier cela ? »
Figurez-vous, écrivait le célèbre chroniqueur Amédée Achard, figurez vous quelque chose qui n'a de nom dans aucune langue, un délire pour lequel le dictionnaire français ne fournit point de mots. Multipliez l'ivresse par l'enthousiasme, ajoutez la frénésie à l'exaltation et vous aurez à peu près une idée du spectacle que présentait Milan. Ce n'était plus une ville, c'était un volcan. Sous un soleil de feu, toutes les rues étaient pavoisées de drapeaux flottant à chaque fenêtre ; à chaque balcon, des tentures ; partout des femmes, parées à ravir, battaient des mains, agitaient leurs mouchoirs, lançaient des fleurs, et puis, lasses d'applaudir et de sourire, jetaient des baisers par centaines du bout de leurs doigts partout la foule inondant les rues et se pressant autour des bataillons, et sur tout cet enivrement qui déborde, un soleil de feu qui remplit la ville de lumière. C'était à donner le vertige.
Galliffet, alors lieutenant, écrivait à un de ses amis : « Chaque Milanaise veut embrasser un libérateur. »
Un officier de zouaves décrit à son frère les attentions dont il est l'objet : « Les femmes s'approchent de nous pour nous mettre à la boutonnière la plus belle fleur de leurs bouquets ; d'autres nous fourrent de leurs blanches mains des bonbons dans la bouche, en nous donnant leur plus charmant, sourire avec les plus doux noms. »
On ne tarissait pas d'admiration sur la superbe tenue de l'armée française. On rapportait même à Gênes à ce sujet un mot de Napoléon III à Victor-Emmanuel, que je crois bon de rappeler ici, car il est plus en situation que jamais.
Le roi de Sardaigne s'extasiait devant la beauté, l'air martial, l'élan, l'enthousiasme de nos soldats, et il s'étonnait de leur admirable discipline collective jointe à leur irrésistible élan individuel.
- L'armée française, lui répondit Napoléon III, c'est le patriotisme organisé.
N'est-il pas vrai que ce mot, si caractéristique dans sa concision, devait-être rappelé à cette heure où l'armée française prouve plus éloquemment et plus glorieusement que jamais qu'elle est bien, en effet, « le patriotisme organisé ».
Et cette admiration pour nos troupes avait fait naître chez les Italiens la plus ferme confiance. « C'est incroyable, disait un témoin, de voir la sécurité des Piémontais, et notamment des habitants de Turin, qui sont pourtant à quelques kilomètres de l'armée ennemie... »
Et, comme il s'étonnait de cette sécurité devant plusieurs personnes dans un salon de Turin, une dame répondit :
- C'est tout naturel, les Français sont là.

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Et, pour employer une expression populaire, on peut dire, en effet, qu'ils étaient « un peu là », les Français. Ils le prouvèrent dans toutes les rencontres, depuis Montebello, jusqu'à Solférino.
Mais la petite armée piémontaise se montrait la digne alliée de nos troupes. Les Bersaglieri, ces soldats fameux que leur fougue a fait appeler les zouaves d'Italie, rivalisaient d'héroïsme avec nos troupiers d'Afrique.
Leur chapeau empanaché se montrait toujours au premier rang, là où était le péril.
Ce chapeau joua même un jour un rôle original dans une de leurs rencontres avec les chasseurs tyroliens.
C'était au début de la guerre, sur la route de Casale. On signale aux Bersaglieri l'approche de deux bataillons de chasseurs tyroliens. Tout aussitôt, les Italiens s'en vont à leur rencontre. Après avoir franchi le Pô, ils pénètrent dans un bois où chacun se coupe un bâton. Puis, ils poursuivent leur route jusqu'à un monticule. Là, ils plantent leurs bâtons en terre et les coiffent de leurs chapeaux ornés de plumes de coq. L'oeuvre achevée, ils vont se retrancher derrière de petits talus, de manière à ne pas être aperçus de l'ennemi.
Arrivés à trois cents pas, les Tyroliens, trompés par cette masse confuse de chapeaux et d'aigrettes pliant sous le vent, abaissent leurs armes et font un feu des mieux nourris. Quelques chapeaux tombent, mais les autres restent impassibles, fièrement campés sur leur souche. Une seconde décharge... Mais les Bersaglieri se lèvent, courent sus à l'ennemi, le prennent de flanc et, à trente pas seulement, dirigent contre lui une fusillade terrible. La déroute se met immédiatement dans les rangs des Tyroliens, qui prennent la fuite, chargés à la baïonnette par le bataillon piémontais.
Palestro fut un jour de gloire pour ces vaillants soldats de Victor-Emmanuel, en même temps que pour nos zouaves.
C'est à la suite de ce combat, on s'en souvient, que Victor-Emmanuel fut promu, par ces derniers, caporal dans leur régiment , en témoignage de l'admiration que sa bravoure leur avait inspirée.
Rappelons en quelques mots les circonstances dans lesquelles le roi galantuomo s'imposa ainsi à l'estime de ceux qu'il proclama, en retour, « les premiers soldats du monde ».
Les Autrichiens, formés en trois colonnes, avaient, près de Palestro, attaqué les Piémontais qu'ils voulaient rejeter au delà de la rivière de la Sesia. Les deux colonnes de droite et du centre furent contenues, mais celle de gauche, vigoureusement conduite, repoussa les Piémontais dont la situation devint critique.
Ceux-ci reculaient déjà, quand, tout à coup, ils aperçurent les Autrichiens de cette colonne en pleine déroute. Ils eurent bientôt l'explication de cette panique.
Le 3e zouaves, commandé par le colonel de Chabron, de la division d'Autemarre, que Napoléon III avait détaché pour servir sous les ordres de Victor-Emmanuel, s'apercevant que les Autrichiens allaient écraser la droite piémontaise, se précipite en avant, traverse le canal Scotti, qui le sépare de l'ennemi, le franchit heureusement, malgré sa profondeur, et se jette sur le flanc gauche de la colonne autrichienne, qui ne peut résister à cette impétueuse attaque.
Les zouaves poursuivent, leur course, s'emparent d'une batterie autrichienne et poussent l'ennemi qu'il acculent au pont de la Bridda et au canal de la Sassietta dans lequel les Autrichiens se jettent et se noient. Ceux qui résistent sont faits prisonniers.
Victor-Emmanuel avait combattu en héros au milieu de nos troupiers ; et c'est pour reconnaître la valeur déployée par lui que les zouaves, bons juges en la matière, le nommèrent caporal honoraire par acclamations.
Voici comment la chose fut décidée.
Après l'action les zouaves causaient entre eux en attendant la soupe et s'accordaient à admirer le courage dont le roi de Sardaigne avait fait preuve. Un sergent proposa de voter une adresse à ce brave souverain.
- Bast ! dit un autre sous-officier, qu'est-ce que tu veux qu'il en fasse de ton adresse ?
- Tonnerre ! reprit l'autre, il serait bien difficile si l'approbation des zouzous ne le touchait pas.
- Une idée ! fit un troisième. Si nous le nommions caporal ?
La proposition fut adoptée à l'unanimité, et le plus lettré du régiment écrivit sur une belle feuille de papier :
« Par décision du 3° régiment des zouaves, le nommé Victor-Emmanuel, profession roi de Sardaigne, est nommé à l'unanimité caporal audit régiment. »
Cela fait, une députation fut chargée, de présenter le brevet au titulaire. Qu'on juge de la surprise et aussi de la satisfaction qu'éprouva le roi ! Il eut peine à contenir son émotion en lisant ce brevet qui valait à luit seul plus que tous les parchemins de sa noblesse. Ce jour-là, les marmites du 3e zouaves furent abondamment pourvues de victuailles et le vin coula à flots dans les gobelets. Le nouveau caporal avait royalement arrosé ses galons.
Le souvenir de cette circonstance, où les plus vaillants soldats de France rendirent cet éclatant hommage à l'héroïsme du roi d'Italie, s'imposait à l'heure où le petit-fils du « caporal des zouaves » va, lui aussi, à la tête de sa glorieuse armée, combattre pour la cause française, pour la cause de la justice, du droit et de la liberté.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 13 juin 1915