LE MODERNE GRENADIER

Combien différent du grenadier d'autrefois, du beau soldat de l'épopée auquel nous consacrons aujourd'hui notre « Variété » ! Le grenadier d'à présent, avec son équipement singulier, ses grenades aux formes étranges, sa tête coiffée d'une calotte d'acier-chromé son masque contre les gaz asphyxiants, a l'air bien plutôt d'un guerrier des îles Fidji que d'un soldat européen.
Mais qu'importe ! Sous cet accoutrement singulier comme jadis sous les buffleteries des Enfants perdus et sous les uniformes de la Révolution et de l'Empire, c'est le même coeur qui bat, un coeur héroïque qu'anime une seule pensée : l'amour et la sauvegarde du pays.

VARIÉTÉ

Le grenadier français

Un type d'épopée. - Grenades et grenadiers. - Les « Enfants perdus ». - Le premier grenadier de la République. - Une grenadière.

Le grenadier français !... qu'il était beau, jadis, dans son uniforme sobre, la .jambe nerveuse et mince serrée dans la molletière de drap, le chef coiffé du gigantesque bonnet à poil, la moustache conquérante et l'oeil vainqueur ! Toutes les grisettes étaient folles de lui.
Grenadier, que tu m'affliges !...
lui chantaient-elles lorsqu'il les quittait pour s'en aller à la guerre.
Et quelle gloire était la sienne ! Raffet, Charlet, tous nos grands peintres militaires lui ont donné la place d'honneur dans leurs toiles. L'imagerie d'Épinal a popularisé dans le monde entier sa silhouette martiale. Les historiens ont célébré ses hauts faits ; les poètes les ont chantés.
Et il méritait tous ces hommages, ce grenadier français que Topffer, le célèbre écrivain genévois, décrivait comme « l'homme brave par excellence, franc, généreux, fort d'âme et de corps, naïf dans son brusque langage, bon avec le gamin, honnête avec le particulier, discret avec la bourgeoise ; capable de tout, excepté d'une bassesse ; aussi soumis au chef et à la loi que formidable et sans peur en face de l'ennemi... »
Or, ce type du grenadier français avait disparu de notre armée depuis le second empire. La renaissance de la grenade et son emploi nouveau dans la guerre actuelle ont fait de nos poilus autant de grenadiers improvisés. Verrons-nous, à l'avenir, reparaître, dans nos régiments, ces compagnies d'élite dont les soldats choisis parmi les plus beaux hommes, les plus grands, les plus forts, étaient chargés du maniement de la petite bombe à main ?... Peut-être.
En attendant donnons un souvenir aux ancêtres de nos actuels grenadiers, aux « enfants perdus » du XVe et du XVIe siècle aux aux glorieux soldats de La Tour d'Auvergne, et à ces grenadiers de l'empereur qui grognaient mais marchaient toujours.
La grenade à main, dont nos poilus se servent aujourd'hui avec une si belle dextérité, a d'assez lointaines origines. Elle ne porte ce nom que depuis François ler, mais on s'en servait déjà depuis longtemps dans les sièges sous divers noms, notamment sous celui de migraine, expression employée en Provence pour désigner le fruit du grenadier. Rabelais en parle dans Pantagruel et la désigne sous ce nom.
La première fois qu'apparaît le mot grenade, c'est à d'occasion du siège d'Arles en 1536. Du Bellay rapporte que la ville avait été amplement pourvue de grenades pour résister aux assiégeants.
La grenade, alors comme aujourd'hui, était surtout employée dans les sièges ; seulement, en ce temps-là, on assiégeait des villes ; à présent on assiège des tranchées.
Au siège d'Ostende en 1602, on jeta dans la place 50.000 grenades, et 20.000 furent lancées de la place sur les assaillants. Aujourd'hui, on en lance plus que cela en un seul jour sur tous les fronts de la guerre.
On jeta d'abord les grenades avec la main, puis on se servit d'arquebuses à croc, puis de pierriers, puis de mortiers. Les Allemands, au XVIe siècle avaient inventé un mousquet spécial pour lancer les grenades. Les Suédois, défendant Stettin en 1677, se servaient de grenades attachées à de longues baguettes flexibles qui permettaient de lancer loin le projectile.
Au début du XVIIe siècle, on commença, en France, à projeter les grenades au moyen de mortiers à plusieurs tubes. Le tube central, plus gros que les autres, lançait une bombe ; les tubes de la circonférence, plus petits, lançaient un chapelet de grenades. Ce mortier s'appelait perdreau, parce que le vol des projectiles ressemblait à celui d'une perdrix accompagnée de ses petits.
Les premières grenades à main que l'on fabriqua étaient cubiques et ressemblaient à de gros dés. On les faisait telles afin de pouvoir les disposer sur les parapets des remparts. Placées ainsi, la mèche en l'air, elles étaient allumées par un soldat. Aussitôt, un second soldat, doté de solides biceps, les saisissait une à une et les jetait sur l'ennemi.

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Du XIVe au XVIIe siècle, il y avait dans tous les corps de troupe, une cohorte de soldats d'élite que l'on appelait les « Enfants perdus ». Ce sont ces soldats qui éclairaient la marche des colonnes et montaient les premiers à l'assaut.
Quand la grenade devint d'un usage courant, c'est aux « enfants perdus » qu'on la confia. Ils portaient en bandoulière une gibecière appelée grenadière dans laquelle étaient contenues une douzaine de ces projectiles.
C'est alors qu'ils prirent le nom de grenadiers. Il n'y eut d'abord que quatre grenadiers par régiment. Puis en 1670, on créa une compagnie de grenadiers dans le régiment du roi, et, bientôt, dans les trente plus anciens régiments de l'armée. Enfin, chaque bataillon finit par avoir sa compagnie de grenadiers. Cette compagnie tenait la droite du bataillon, et les soldats qui la composaient avaient l'épaulette rouge.
On les choisissait parmi les plus beaux hommes et de la meilleure conduite. Ils avaient droit à la haute paie et remplissaient les postes d'honneur ; c'est toujours à eux qu'était confiée la garde du drapeau.
L'histoire de ces compagnies de grenadiers, ce serait l'histoire même de l'héroïsme français.
Quant à leur gloire, elle se résume dans une figure illustre celle d'un des plus purs citoyens de notre pays, La Tour d'Auvergne, qui reçut de Bonaparte et garda dans notre histoire le beau titre de « Premier grenadier de la République ».

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Comment n'évoquerait-on pas la mémoire de ce grand Français alors qu'on parle des soldats d'élite qu'il conduisit si souvent à la victoire ?
Sa vie fut un continuel exemple d'héroïsme, de probité, de simplicité.
L'ancien régime l'avait laissé plus de vingt ans dans l'ombre. D'abord mousquetaire, puis sous-lieutenant au régiment d'Angoumois, en dépit de sa conduite courageuse au siège de Port-Mahon, il ne passait capitaine qu'après dix-sept ans de services, à l'ancienneté.
Un instant le découragement le prit, non de ne pas recevoir les grades supérieurs que l'on prodiguait à d'autres mais de ne pas voir mieux employer sa vaillance. Il songea même à quitter l'armée.
Mais la Révolution éclata juste à point pour le tirer de ses incertitudes.
En juin 1792, la plupart des officiers de son régiment décident d'émigrer et le sollicitent de partir avec eux.
- Vous portez un grand nom, lui disent-ils ; votre place est auprès des défenseurs de la royauté.
- J'appartiens à la patrie, leur répond-il ; soldat, je lui dois mon bras ; citoyen, je dois respect à ses lois. Je ne puis quitter ni mon pays, ni le poste qui m'a été confié.
Et, comme quelqu'un insinue qu'il n'abandonne la cause royale que pour gagner plus facilement les grades supérieurs :
- Je jure, s'écrie-t-il, de ne jamais accepter d'autre grade que celui que j'occupe aujourd'hui.
Ce serment, il le tint avec une rare fermeté. A plusieurs reprises, on voulut le nommer lieutenant-colonel, colonel, général même. Il renvoya toutes les commissions ; et lorsque à l'armée des Pyrénées Occidentales, il prit le commandement, sur l'ordre du général en chef, des 8.000 grenadiers de la fameuse « colonne infernale », ce fut à la condition expresse qu'il garderait son simple grade de capitaine.
En 1799, le Sénat, chargé de choisir les membres du Corps législatif, s'avisa de le désigner comme député. Il refusa en termes de la plus belle dignité :
- Mon poste est aux armées, dit-il. Je ne puis en même temps combattre et faire des lois. Je ne veux, en ce moment, faire qu'une chose : observer ces lois et les défendre.
Enfin, quand Bonaparte, ne sachant comment récompenser dignement son héroïsme donna l'ordre à Carnot, alors ministre de la Guerre, de lui décerner un sabre d'honneur avec le titre de « Premier grenadier de la Républiques ». La Tour d'Auvergne accepta le sabre, mais il refusa de se parer jamais du titre.
- Il n'y a, dans le corps des grenadiers, déclara-t-il, ni premier, ni dernier, et je suis trop jaloux de conserver les droits à l'estime de mes camarades pour aliéner de moi leur coeur en blessant leur délicatesse.
Où trouver, dans l'histoire, plus beaux exemples de désintéressement et d'abnégation.
Mais quel enseignement se dégage de la destinée du héros - destinée glorieuse en dépit même de sa propre volonté !
Toute sa vie, La Tour d'Auvergne refusa les honneurs et repoussa les avances de la renommée.
Lui mort, la renommée prit sa revanche. Le « Premier grenadier de la République » a deux statues ; son régiment conserve pieusement son souvenir et, dans toutes les occasions solennelles. a l'appel de son nom fait par le capitaine de la compagnie du drapeau, le plus ancien sergent répond : « Mort au champ d'honneur ! » ses restes sont conservés dans le temple de la gloire et du patriotisme - ses cendres sont au Panthéon, son coeur est aux Invalides - ; et sa mémoire vivra éternellement au sein de cette armée nationale où subsistent toujours les plus nobles traditions de courage, de désintéressement et de dévouement à la patrie.

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Nous ne saurions oublier non plus une autre gloire du corps de grenadiers, une gloire plus modeste, plus ignorée, mais dont le souvenir mérite d'être évoqué à l'heure où les femmes françaises témoignent d'une ardeur patriotique qui, pour ne point s'exprimer en actes belliqueux, n'en est pas moins digne d'éloges.
Le grenadier dont je veux parler fut... une grenadière.
Elle s'appelait Rose-Alexandrine Barreau et les soldats, ses camarades, l'avaient surnommée Liberté.
A la grande levée de 1792, elle sait partie, ne voulant pas quitter son mari et son frère, qui s'enrôlaient. C'est ainsi qu'elle devint grenadier et fit partie de la « colonne infernale » sous les ordres de La Tour d'Auvergne.
Laissons, d'ailleurs au « Premier grenadier de France » le soin de nous dire ce qu'il pensait de sa subordonnée. Voici - extrait de l'excellent livre du capitaine Simond sur La Tour d'Auvergne - le rapport dans lequel, à la suite du combat de Biriatou, le commandant de la colonne infernale rendait compte au général en
chef de la conduite héroïque de Liberté Barreau.
« J'ajouterai à ma relation de l'attaque de l'Église et du retranchement de Biriatou, écrivait-il, que la citoyenne Liberté-Rose Barreau, née à Saint-Malens, district de Cahors, âgée de dix-neuf ans, mariée à un grenadier du 2e bataillon du Tarn, grenadier elle-même dans la compagnie à laquelle est attaché son mari, s'est montrée plus qu'un homme dans l'attaque du retranchement de l'église crénelée de Biriatou jusqu'au moment où son époux est tombé à ses côtés, au pied du retranchement, percé d'un coup de feu. Alors, cette héroïne républicaine, redevenue femme sensible, s'est précipitée sur le corps de son mari. Ses efforts pour le relever et le transporter sur ses épaules étaient vains, quand son frère est accouru pour partager avec elle ce pieux devoir de la tendresse et de l'amitié. L'ennemi, sous les yeux duquel cette scène attendrissante se passait, saisi d'admiration, suspendit un moment son feu. Je lui dois cette justice, ayant été témoin de son action : « Cette femme courageuse avait déjà épuisé sur l'ennemi toutes ses cartouches et en demandait de nouvelles à ses camarades au moment où le plomb meurtrier frappa son mari. La jeunesse, la figure intéressante, la bonne conduite, la brillante valeur de Liberté-Rose Barreau la recommanderont sûrement, général, bien plus auprès de vous que tout ce que je pourrais ajouter ici pour vous engager à vous intéresser à son sort, afin de lui faire obtenir quelques secours de la Convention. Elle porte dans son sein le premier fruit de sa tendresse pour l'homme auquel elle avait uni sa destinée jusque dans les combats. Si elle venait à le perdre, forcée de quitter le corps des grenadiers auquel elle est attachée, il ne lui restait plus de ressources même dans son courage... »
Liberté Barreau, Dieu merci, ne fut pas obligée de quitter le corps des grenadiers. Elle y resta treize ans, combattant toujours aux côtés de son mari ; et c'est seulement après l'avoir perdu qu'elle se retira aux Invalides d'Avignon, où elle mourut en 1843.
Que d'autres figures glorieuses ont illustré le corps des grenadiers. La place nous manque pour les passer en revue. Mais voici j'imagine qui suffit pour inspirer aux soldats qui lancent aujourd'hui la grenade contre les tranchées allemandes, de justes sentiments d'orgueil et d'admiration pour les « poilus » qui les ont précédés dans la carrière.
Ernest LAUT

Le Petit Journal illustré du 15 août 1915