HINDENBURG LE MOLOCH ALLEMAND

Un Suisse, qui rentre d'un voyage en Allemagne écrit :
« Hindenburg n'est plus l'idole ; il représente plutôt la dernière ressource du désespoir. Sa gloire fait courir des frissons de terreur.
» On sait le prix de ses victoires. La seconde campagne de Prusse orientale fut une épouvante. Les lacs Mazures ont vu poux la seconde fois la retraite des Russes ; ils ont vu aussi toute l'horreur de la victoire allemande ; des colonnes ont presque complètement disparu dans les marécages où les poussait, sans aucun souci de la valeur des existences humaines, la volonté impitoyable du général ; on ne perdait pas de temps à sauver qui restait en arrière ; il fallait toujours avancer.
» Ceux qui ont pu revenir de cette campagne en garderont toujours le souvenir effrayant. Hindenburg n'a pitié ni de l'ennemi, ni de son armée. Les officiers qui sont à son service tremblent devant lui.
» Hindenburg est vraiment le Moloch de la légende, auquel aujourd'hui l'Allemagne sacrifie tout ce qui lui reste de ressources... »

VARIÉTÉ

LE PAIN

Le retour au pain naturel. - Le pain à travers les âges. - Pains de luxe et pains de disette. - Les qualités du bon pain.

Nous allons avoir du pain bis.
Cela vous chagrine-t-il ?... Moi pas. Comme l'a fort bien dit un député à la tribune, le pain auquel nous allons revenir est le vieux pain français, « le pain complet » plus hygiénique, meilleur au goût que le pain blanc, le pain trop blanc que nous mangions. « Ce sera peut-être un grand bonheur, a ajouté cet honorable, que la guerre ait amené ce pays à reprendre le vieux pain qui a fait les qualités de la race. »
A la vérité, ce pain complet, ce vrai pain de France qu'on ne trouve plus que dans les campagnes, nous n'aurions pas dû attendre, pour y revenir, que la guerre . nous y forçât. Au point de vue économique, aussi bien qu'au point de vue hygiénique, c'est une réforme qui s'imposait depuis longtemps.
L'usage du pain blanc équivaut, en effet, pour notre race, à une perte de forces et à une perte d'argent également considérables.
Et ce n'est point à dire que nous ne sachions pas, sur ce point à quoi nous en tenir. Les économistes, et les hygiénistes n'ont point cessé, depuis des années, de nous mettre en garde contre ce double gaspillage.
Peu de mois avant la guerre, l'un de ces derniers, le docteur Monteuuis, dans un important ouvrage intitulé le pain blanc, ses dangers et son remède le pain naturel, signalait comme un véritable « péril national », et aussi comme un inexcusable gaspillage, l'abus que l'on fait aujourd'hui du pain blanc.
Dans la préface de ce volume, M. le professeur Letulle, de l'Académie de Médecine, affirmait que « notre aveuglement quasi criminel en faveur du pain blanc, dilapide par an, au moins quatre cents millions de francs en pure perte.
Et il ajoutait :
« La preuve en est précise, mathématique ; pour sacrifier au pain blanc, la meunerie moderne ne prend au blé que 50 % de ses éléments, et encore les moins nutritifs ; nos pères tiraient de lui 80 à 85 %. Ces pertes inexcusables s'aggravent encore de tout l'or qu'il nous faut, en outre, donner pour importer les quintaux de blés étrangers nécessaires à compléter notre stock annuel de farine ; sans compter les millions que notre exportation aurait réalisés, année par année, si nous n'avions pas stupidement éparpillé nos céréales ».
Nos pères, s'il faut en croire ce savant professeur, étaient donc, sur ce chapitre d'hygiène alimentaire, plus économes et plus sages que nous.
Voyons donc comment ils faisaient leur pain.

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Et, d'abord, quel peuple eut le premier l'idée de faire une pâte avec le froment et de cuire cette pâte au four ?... On ne sait.
Tous les peuples de l'antiquité ont connu l'art de faire du pain. Les Hébreux en mangeaient déjà au temps d'Abraham.
Quant à l'invention du four, elle serait, s'il faut en croire la légende, d'origine égyptienne. Aux temps primitifs, chaque famille cuisait le pain pour son usage ; le métier de boulanger n'existait pas encore. Il ne date guère que de l'ère chrétienne. Vers cette époque, la corporation des boulangers se constitua à Rome, Elle comptait environ trois cents membres qui fabriquaient plusieurs sortes de pain, outre le vulgaire pain de froment : des pains au lait, au beurre, aux oeufs et un certain pain pétri de jus de raisin qui était parait-il, recherché des gourmets.
A Pompéi, on a retrouvé, presque intacts, un four public, et une boulangerie, avec ses meules de diverses grandeurs et ses vases pleins de blé et de farine. Près d'une meule, on a découvert le squelette d'un âne. Cet âne, sans doute, tournait la meule quand se produisit l'éruption du Vésuve qui détruisit la ville. Sur la muraille, cette inscription gravée : Labora, aselle, quomodo laboravi, et proderit (Travaille, petit âne, comme j'ai travaillé, cela te servira.) On suppose avec raison que l'auteur de cette exhortation au travail ne fut autre qu'un esclave qui, chargé naguère de tourner la meule, et rendu sans doute à la liberté, grava ces lignes dans la muraille, à l'adresse de l'animal qui lui succédait dans sa besogne.

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Nos aïeux les Gaulois ne connaissaient pas l'art de faire le pain. Il leur fut apporté par les Phocéens, fondateurs de Marseille. Mais, cet art, ils le perfectionnèrent en employant les premiers la levure de bière dans la fabrication du pain.
Sous Charlemagne, la profession de boulanger commença de s'exercer publiquement... de boulanger, dis-je, cela n'est pas exact : le mot n'existait pas encore. Les boulangers d'alors s'appelaient fourniers ou talmeliers, à cause, j'imagine, des tamis dont ils servaient dans l'exercice de leur métier.
De quand date le mot « boulanger » ? Je ne le sais pas au juste. Et d'où vient-il ? Son étymologie prête à quelque controverse. Certains linguistes ont cru pouvoir avancer qu'il venait du mot boule, parce que les premiers pains étaient faits en forme de boule. C'était l'avis du romancier anglais Walter Scott, qui écrivit, dans Quentin Durward : « Le pain avait la forme de petites boules, d'où les Français ont tiré le mot boulanger. »
Mais ce n'était point l'opinion du grammairien Ménage, qui croyait, lui, que boulanger vient de « polenta », farine de froment ou d'orge, ou de maïs, et dont on fit « polentarius » puis « bolentarius », et enfin « bolengarius ».
Voilà, vous l'avouerez, une étymologie plutôt tirée par les cheveux.
Ce qui n'est pas douteux, c'est que ce nom de boulanger s'imposa assez tard, car les registres des métiers aux XIIIe et XIVe siècles, portent encore le nom de talmeliers.
A cette époque, nul ne pouvait être talmelier à Paris et dans la banlieue, sans avoir acheté sa charge du roi. Pour passer maître et avoir le droit d'exercer cette profession, il fallait, non seulement payer la forte redevance au grand panetier royal, mais encore avoir fait un apprentissage de quatre années et passer un examen rigoureux au siège de la communauté, devant tous les maîtres boulangers de la ville et leurs « geindres » ou premiers garçons.
Déjà l'autorité exerçait une surveillance sévère sur la boulangerie, Le droit de visite était établi, et le pain d'un poids insuffisant était saisi et confisqué au profit des pauvres. Tout délit était jugé par le chef de la communauté, et les appels étaient portés devant le grand panetier, qui prononçait en dernier ressort.
Les ordonnances royales sur la boulangerie, la vente des farines, la fabrication du pain sont innombrables.. Charles V décide, en 1366, que les boulangers seront tenus de ne faire que deux sortes de pains, l'un de deux, l'autre de quatre deniers ; six ans plus tard, il reconnaît trois qualités de pain et en règle expressément les prix : le pain blanc ou pain de Chailli, pesant 25 onces 1/2, se vendra deux deniers ; le pain bourgeois de 37 onces 1/2 se vendra deux deniers ; quant au pain de brode, de qualité inférieure, il pèsera 36 onces et se vendra la modique somme d'un denier.
Vous voyez par là que ce n'est pas d'aujourd'hui qu'existe, dans l'alimentation de notre pays, le pain blanc justement honni par les hygiénistes.
Nos aïeux du moyen âge eux-mêmes ne se contentaient pas du simple pain blanc, même du pain de Chailli, qui était le pain de luxe du temps. M. Husson dans son Histoire du pain à toutes les époques, assure que, pour satisfaire le goût qu'ils avaient pour les épices, ils couvraient leur pain de graines et d'herbes aromatiques : anis, marjolaine, thym, romarin, etc.
« Dans le pain des campagnes, dit-il, on mettait des cormes, cueillies avant leur maturité, séchées au soleil et au four et réduites en poudre, ce qui, parait-il, augmentait la qualité du pain, en corrigeant les mauvais effets de l'ivraie et de la nielle.
On sait qu'en ce temps-là, l'assiette, non plus que la fourchette n'existait pas. C'était sur des tranches de pain, d'épaisses tartines, que les convives recevaient leur viande et la coupaient en. morceaux. Ces tartines s'appelaient des tranchoirs. Les convives ne les mangeaient pas ; tout imprégnées du jus de la viande, elles étaient données aux pauvres. Et, dans la haute société, dans les châteaux, on se faisait un devoir de n'employer pour ces tranchoirs destinés aux malheureux que du pain de première qualité.
La boulangerie fait bientôt de grands progrès. Nous voici loin des trois sortes de pain du bon roi Charles V. Les chartes de la fin du XIVe siècle énumèrent plus de 15 variétés de pain. Il y a le pain de cour, le pain de chevalier, d'écuyer, de chanoine, le pain pour les hôtes, pour les servants, pour les valets, il y a même des gâteaux légers faits d'un pain spécial, le pain semainiau, que les oublieux vendent par les rues et qu'ils annoncent par ce cri « Oublies chaudes, oublies renforcées, échaudés. »
Il y a des petits pains pour le déjeuner du matin, des pains du Saint-Esprit, qu'on donne en aumône aux pauvres, des pains d'étrennes qu'au début de l'année les paroissiens offrent en cadeau à leur curé, et des pains féodaux, sorte de redevance que les vassaux paient sous cette forme à leur seigneur.
A la vérité, dès le XIVe et le XVe siècles, les gens aisés, la haute bourgeoisie, la noblesse mangeaient; déjà du pain blanc, peut-être moins raffiné que celui d'à présent, mais déjà bien allégé des éléments qui constituent le pain complet. Le peuple des villes mangeait le pain bis, moins coûteux, mais meilleur, à coup sûr.
Les plus malheureux étaient les vilains des campagnes qui pouvaient répéter le sic vos non vobis de Virgile. Le bon blé qu'ils récoltaient n'était pas pour eux. Ils se repaissaient de pain d'orge, de seigle, de méteil, de son pétri en pâte grossière. Et, trop heureux étaient-ils encore quand la famine ne sévissait pas et que ces farines de rebut ne leur faisaient pas défaut.
Certaines communautés religieuses se privaient aussi de pain blanc, en guise d'humilité et de pénitence. C'est ainsi, que, dans l'ordre de Citeaux, on faisait, usage du pain d'avoine, et que les moines de Clairevaux se contentaient d'une dure galette séchée qu'ils détrempaient dans l'eau chaude pour l'amollir.

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Le siècle de Louis XIV fut une grande époque pour la boulangerie française. D'importants perfectionnements furent apportés dans la fabrication du pain : on commença dès lors à vendre aux boulangers la farine débarrassée du son, Mais la boulangerie soutint alors un très curieux procès, le « procès du pain mollet », qui aboutit à l'interdiction d'employer la levure de bière dans la fabrication des petits pains délicats qu'on dégustait surtout au déjeuner matinal.
Une commission se réunit, étudia la question, et déclara gravement que la levure de bière était préjudiciable à la santé. Ce procès du pain mollet fit la joie de Paris et déchaîna la verve des petits poètes et des folliculaires.
Gui Patin s'était prononcé contre le pain mollet. Un chansonnier lui décocha des couplets qui se terminaient par ces deux vers :

Il conclut que la mort volait
Sur les ailes du pain mollet.

Malgré ces avanies, la boulangerie continuait de progresser et de prospérer. Il y avait alors presque autant de sortes de pains qu'aujourd'hui : le pain de chapitre, ainsi nommé du boulanger du chapitre de Notre-Dame qui excellait dans sa fabrication ; le pain à la reine, pain salé mis à la mode par Marie de Médicis ; le pain à la Montauron ( du nom du célèbre financier à qui Corneille dédia Cinna) : le pain à la Ségovie, pétri au lait comme le précédent ; le pain de Gentilly, qui se faisait au beurre sans compter les pains blême, cornu, d'esprit, à café, à la mode, à la duchesse, à la citrouille, et le pain de mouton, dont la croûte, dorée au jaune d'oeuf, était saupoudrée de quelques grains de blé.
C'étaient là pains de fantaisie dont se délectaient les gourmets de ces temps de bonne chère... Mais il y eut aussi en 1709, en 1712, années d'invasion et de misère, en 1769, année de famine causée par un hivers rigoureux, il y eut des pains de disette, fabriqués avec d'innommables farines, dont le peuple garda le plus affreux souvenir.
Il y avait eu même pis à l'époque du siège de Paris par Henri IV. « Il se fit alors, dit un historien, ouverture d'un moyen estrange et duquel on n'avait jamais ouï parler, qui estoit de faire passer sous la meule, et par le moulin les os des morts qui sont aux Innocents de Paris, et de les réduire en poudre pour, d'icelle trempée et molilfiée avec de l'eau, en faire pain... Ce pain, fait des os de nos pères, qu'on appelait le pain de Mme de Montpensier, parce qu'elle en exaltoit partout l'invention (sans toutes fois en vouloir taster), ne dura guère, car ceux qui en mangeoient en mouroient. »
Le pain de disette, aujourd'hui, n'est plus, chez nous, du moins, l'accompagnement inévitable des guerres. Mais, si nous n'avons jamais cessé, depuis un an de manger, du bon pain, et si nous continuerons à en manger en dépit des événements, les Allemands ne sauraient en dire autant. Ils auront connu les désagréments du pain K. et même ceux du pain KK ; ils auront connu le pain de pommes de terre, et ils auront connu le rationnement : le pain de plus en plus mauvais et mesuré de plus en plus chichement.
Il est vrai de dire que les Allemands n'ont jamais su ce qu'était le bon pain. Déjà au temps du grand Frédéric, le pain des soldats allemands était le plus mauvais de tous les consommés dans les armées européennes. C'est même au dégoût qu'il inspira alors à un Français, qu'il doit le nom de « pompernikel » par lequel est généralement désignée la boule de son du soldat prussien.
L'anecdote est assez curieuse :
Un seigneur françaiss, étant allé avec Voltaire à la cour du grand Frédéric, s'était vu servir, dans une auberge, du pain de vilaine apparence. Il le prit avec dégoût, appela l'hôte, le lui jeta à la figure, en criant :
- Ce pain-là ? Il est bon pour Nikel.
C'était son cheval.
Depuis, le mot resta : Pompernikel, archi-mauvais, pain digne au plus de nourrir des animaux.

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Et maintenant, voulez-vous, pour finir, savoir quelle était l'opinion de nos pères sur les qualités du bon pain, au point de vue de l'hygiène. Voici ces qualités énumérées par l'Ecole de Salerne, la grande école hygiéniste du moyen âge, et mises en vers pas un poète du XVIIe siècle.

De votre table il faut exclure
Les pains sortant du four et le pain qui moisit,
Le biscuit sec, les pâtes en friture.
En fait de pain, le sage le choisit
D'un bon grain, peu salé, bien pétri ; la levure
Y doit, par la cuisson,
Produire des yeux à foison.
Une croûte trop sèche engendre trop de bile.
Préférez-lui la mie à broyer plus facile.
Que le pain soit bien cuit, léger, d'un bon levain.
S'il n'est point tel, il n'est pas sain.

Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 29 août 1915