LE MAUVAIS FRÈRE

Pendant que son frère Serbe lutte
héroïquement contre de puissants ennemis, le Bulgare s'apprête
à le poignarder dans le dos.
Cette gravure résume exactement ce qui
se passe dans les Balkans et caractérise l'acte du gouvernement
bulgare.
C'est bien là l'acte d'un mauvais frère. Et ce n'est pas
la première fois que la Bulgarie manque à son devoir de
solidarité et de fraternité vis-a-vis des autres puissances
balkaniques. On se rappelle l'inqualifiable agression dont elle se rendit
coupable en 1913 contre la Serbie et la Grèce, à la suite
de la triomphale campagne contre des Turcs, agression qui fut suivie
pour elle de la plus cruelle leçon.
Or, il paraît que la leçon fut trop vite oubliée.
L'orgueil du roi Ferdinand n'a pas su résister aux promesses
fallacieuses des Allemands ; et le monarque bulgare, manquant a toutes
les traditions du peuple qui l'a appelé à le gouverner,
oubliant cinq cents ans de lutte contre le Turc, s'allie a l'ennemi
héréditaire.
Le Bulgare s'apprête a frapper honteusement le Serbe, son frère
de race à l'heure où celui-ci supporte si courageusement
l'attaque de puissants ennemis.
Mais cette seconde traîtrise sera plus cruellement expiée
encore que la première.
Comme le disait justement notre directeur M. Stephen Pichon : «
Il faut que la Serbie, la Grèce, la Roumanie sachent que nous
sommes là pour soutenir du poids de nos forces la cause des nations
balkaniques ». il faut, en effet, que la quadruple entente soit
là, pour parer le coup de Jarnac que prépare la Bulgarie,
et que le roi Ferdinand et son gouvernement sachent cette fois ce qu'il
en coûte de s'allier aux ennemis au droit et de la liberté
des nations.
VARIÉTÉ
LES BULGARES
« Cherchez le Bulgare ! »
- Cinq siècles d'esclavage. - Le relèvement d'une nation.
- Fratricide et parricide. - Les rêves de Ferdinand.
- Cherchez le Bulgare !
C'est un cri que poussaient naguère -il y a quelque trente-sept
ans - nos camelots sur le boulevard.
- Cherchez le Bulgare !
Et ils vendaient un carton sur lequel étaient figurées
deux silhouettes, celle d'un soldat russe et celle d'un soldat turc
; et, suivant la façon dont on plaçait le carton, les
deux silhouettes se combinaient, et une troisième figure apparaissait,
celle du Bulgare.
Les camelots sont d'ingénieux philosophes : ils avaient ainsi
trouvé le moyen de symboliser l'événement, du jour,
la renaissance du peuple bulgare, rendu à la vie politique par
la volonté des Russes au détriment des Turcs.
Car la Bulgarie moderne n'a pas encore quarante ans d'existence : elle
est sortie toute neuve des conférences du Congrès de Berlin
en 1878. Mais cela n'empêche pas le peuple bulgare d'être
un peuple fort ancien. Il est antérieur au cinquième siècle,
puisque c'est à cette époque qu'il vint des bords du Volga
s'établir aux rives au Danube.
Les Bulgares étaient déjà belliqueux et turbulents.
Ils furent de terribles voisins pour les maîtres de Constantinople.
Tour à tour, ils guerroyèrent contre les empereurs grecs
et contre les empereurs français de l'antique Byzance.
Et, le jour où les Turcs passèrent en Europe, ce sont
les Bulgares qu'ils trouvèrent tout d'abord devant eux. Soixante
ans avant la prise de Constantinople, par Mahomet II, les Bulgares avaient,
si l'on peut dire, créé la question d'Orient, en essayant
de rejeter en Asie les Turcs du sultan Amurat Ier qui avaient envahi
leur pays.
Mais les Turcs d'alors étaient une formidable puissance guerrière.
Les Bulgares furent vaincus par eux à Cassovie, et leur pays
fut asservi au joug musulman.
Trois ans plus tard, ils tentaient de se révolter et de reconquérir
leur liberté. Mais Bajazet, successeur d'Amurat, les écrasait
sous les murs de Nicopolis.
Et, depuis lors, la Bulgarie ne fut plus qu'une province de l'Empire
ottoman.
***
Ceci se passait en l'an 1392.
La Bulgarie a donc attendu cinq siècles sa renaissance politique
et son indépendance.
Pendant ces cinq siècles, les Bulgares résistèrent
obstinément à l'influence du vainqueur. En dépit
des efforts des Turcs, leur assimilation ne se fit jamais. Ils conservèrent
leurs moeurs, leurs traditions, leur langue, leur religion, tout ce
qui caractérise la personnalité d'une nation. Dans cette
longue période d'asservissement, ils ne se laissèrent
pas un instant entamer, et ils vécurent vis-a-vis des Turcs comme
un peuple vaincu mais non soumis.
Le pays fut, pendant cinq cents ans, dans un état de révolte
à peu près ininterrompu. Jusqu'au milieu du XIXe siècle,
les voyageurs européens n'osaient s'y aventurer. Les plus terribles
légendes couraient, sur des « brigands bulgares ».
Brigands, les Bulgares l'étaient, en effet. Mais vous savez comment
il faut entendre ce mot. Les Vendéens en rébellion contre
la Révolution, les Espagnols résistant a Napoléon,
ces hommes qui luttaient pour leur foi ou pour leur sol étaient
des brigands.
Beaucoup de brigands bulgares étaient de ces brigands-là.
La haine du vainqueur ou quelque crime commis en réponse aux
exactions des hauts fonctionnaires turcs, les avait jetés dans
la montagne où ils faisaient une guerre sans merci aux Zaptiés,
gendarmes ottomans, qu'on accusait d'ailleurs de se montrer souvent
plus brigands que les brigands eux-mêmes.
Ce peuple avait bien mérité de recouvrer son indépendance.
La bienveillance de la Russie la lui assura. A la suite du traité
de Berlin, la Bulgarie fut déclarée libre. Elle n'était
plus que de nom vassale du sultan. Et celle va salit toute platonique
cessa elle-même par le petit coup d'État qu'accomplit,
il y a sept ans, au mois d'octobre 1908, le prince Ferdinand se déclarant
complètement indépendant et se proclamant tsar des Bulgares.
Ce petit coup d'État ne faisait, d'ailleurs que confirmer un
état de choses qui existait en fait auparavant.
Depuis trente-sept ans, la Bulgarie n'a plus de brigands. Elle a des
soldats. Et, rendu à la liberté, ce peuple a montré
que cinq cents ans, d'asservissement n'avaient nullement tué
en lui le sens des initiatives et de l'activité.
En 1867, le voyageur français Guillaume Lejean visita - explora,
pourrait-on dire - la Bulgarie. Il raconte que ce pays n'avait que quelques
routes mauvaises et mal entretenues. Une seule ligne de chemin de fer
réunissait Roustchouk, la capitale d'alors, au port de Varna,
sur la mer Noire. Sofia, la capitale actuelle, n'était qu'une
pauvre petite ville mal bâtie, perdue dans les montagnes, sans
communications avec le reste du pays. Bien mieux, deux immenses plateaux
des Balkans, situés au Nord et à l'Est de Sofia, étaient
inconnus, encore presque inexplorés.
Du jour où ce pays échappa au joug des Turcs, le progrès
le transforma. Il a aujourd'hui un réseau de grandes routes qui
font communiquer entre elles les principales ville. Sofia, devenue une
grande cité moderne, est en communication, par le chemin de fer,
avec Belgrade d'une part, avec Constantinople de l'autre.
Un ingénieur français, M. Louis de Launay, qui a longtemps
vécu en Bulgarie explique la rapidité de cette marche
vers le progrès en disant que le Peuple bulgare possède
une faculté d'assimilation toute particulière et que sa
qualité maîtresse est l'acharnement au travail.
« Le Bulgare, dit-il, est avant tout un « paysan »,
un cultivateur, un enfant de la terre, attaché au sol, vivant
de lui et pour lui. Ses qualités et ses défauts sont à
peu près ceux que nous sommes habitués à trouver
chez nos paysans : solide, économe, travailleur, sobre, dur à
lui-même et aux autres, mais poussant parfois la solidité
jusqu'à la rudesse, l'économie jusqu'à l'avarice.
En général, ce paysan sait lire et a même, en outre,
quelques connaissances générales. La proportion des illettrés
est infime. Il a aussi des vertus solides. Il n'est ni encombrant, ni
bavard, ni buveur...
Mais le voyageur met une légère ombre à ce portrait
flatteur, lorsqu'il écrit :
« Malgré tout ce qu'il peut entrer de légende dans
les histoires connues de transboulof, ou, plus récemment, dans
ce qu'on nous a appris avec fracas sur les cruautés des bandes
bulgares en Macédoine, le fond n'en reste pas moins vrai, et
il suffit d'en parler avec quelques Bulgares pour constater que, dans
les grandes questions politiques, une certaine brutalité, un
peu de férocité même ne les choquent pas. »
C'est un fait qui s'est maintes fois vérifié, on s'en
souvient, lors de la folle et criminelle agression de la Bulgarie contre
la Serbie en 1913.
***
Cette agression fut la première folie de la Bulgarie. Après
une campagne heureuse contre les Turcs, où les armées
bulgares de concert avec celles de la Serbie et de la Grèce s'étaient
couvertes de gloire, les Bulgares attaquèrent indignement leurs
anciens alliés. On sait comment cette traîtrise fut punie.
Cependant, l'épreuve, justement imposée alors à
la Bulgarie paraît avoir été bien vite oubliée,
car le gouvernement de Sofia semble vouloir pousser le peuple bulgare
dans une seconde aventure plus hasardeuse et plus criminelle encore
que la première.
Comme l'écrivait justement ces jours derniers le capitaine Torkom,
un vaillant officier bulgare qui combat au service de la Russie, et
se montre plus clairvoyant que le gouvernement de son pays et que beaucoup
de ses compatriotes, la guerre de 1913 contre la Serbie était
une guerre fratricide; celle d'aujourd'hui serait un véritable
parricide, car ce ne serait plus seulement contre la Serbie, nation
soeur que la Bulgarie prendrait les armes, ce serait contre la Russie,
a qui elle doit son existence et sa liberté.
C'est la un sentiment que partagent heureusement beaucoup de Bulgares.
Le souvenir du tsar Alexandre, le tsar libérateur de la Bulgarie
leur est sacré. Ils refuseront de se battre contre le peuple
auquel ils doivent leur indépendance ; et ainsi seront déjoués
les projets insensés d'un roi et d'un gouvernement assez aveugles
pour ne pas voir où les mène l'intrigue, allemande, et
pour sacrifier ainsi de gaîté de coeur les destinées
et jusqu'à l'existence même de leur pays.
Un homme portera devant l'histoire le poids de ces funestes erreurs
: le tsar des Bulgares, Ferdinand 1er.
On sait qu'il est, par sa mère, d'origine française et
petit-fils de Louis-Philippe. Mais il est Cobourg par son père.
Et le Boche, en lui, semble avoir étouffé le Français.
Au moment où il fut nommé prince, Ferdinand de Saxe-Cobourg-Gotha
était fort peu connu. Mais on le disait dans son entourage très
porté aux intrigues politiques, très ambitieux et médiocrement
scrupuleux quand il s'agissait de ses intérêts personnels.
Depuis le jour de son élection, le prince Ferdinand ne cessa
d'aspirer à la dignité royale et eut constamment en vue
l'indépendance de sa principauté et son érection
en royaume. Tous ses actes tendirent à ce double but.
On a comparé la carrière du prince Ferdinand à
celle de Bernadotte. Quand le trône de Bulgarie fut offert au
prince Ferdinand, il était simple lieutenant de hussards en demi-solde
au service autrichien. Il n'avait jamais vu le feu de sa vie.
Deux jours après avoir reçu l'offre de la dignité
princière, alors que la Russie n'avait pas encore donné
son adhésion, il quittait Vienne sous un déguisement.
Le surlendemain, il faisait son entrée à Sofia, sous l'uniforme
de général bulgare.
Ces façons expéditives et désinvoltes ne lui réussirent
guère au début. L'Europe lui fit grise mine tout d'abord.
Et l'on se rappelle le mot du duc d'Aumale le voyant arriver un jour
à Chantilly et lui disant :
- Tiens ! c'est toi, Ferdinand. J'étais comme l'Europe : je ne
te reconnaissais pas.
Pourtant, peu à peu, par une politique habile, le prince s'imposa
à son peuple, puis aux nations européennes. Et la Russie
qui avait commencé par le tenir à l'écart favorisa
ses projets ambitieux.
Au début de son règne, et bien qu'il eût la plus
haute idée de sa dignité, Ferdinand avait commis quelques
exploits peu protocolaires. De ce nombre est le raid qu'il accomplit
sur une locomotive, comme il séjournait à Nauheim. Il
se rendit un matin, à l'improviste, à la gare et demanda
à être autorisé à conduire une machine jusqu'à
Francfort-sur-le-Mein et à la ramener. La requête fut accordée
et le prince partit. A son retour, il fut acclamé à la
gare par une foule énorme. Une jeune femme s'avança, portant
un bouquet attaché par un ruban où se trouvait cette inscription
: « Bravoure » Généreusement, le prince tendit
le bouquet au mécanicien qui l'avait accompagné dans sa
course « C'est pour vous, mon ami, fit-il. Cette dame s'est trompée.
»
Le soir même, le prince aurait déclaré à
un ami qui lui demandait pourquoi, il venait de faire cette course :
« Je devrai peut être quelque jour mon salut à l'art
de savoir conduire une locomotive moi-même. »
Qui sait, en effet, s'il n'aura pas un jour prochain l'occasion d'exercer
ce talent de mécanicien.
Une ambition effrénée semble être la cause des folles
entreprises dans lesquelles le tsar des Bulgares a précipité
son pays. Récemment le Petit Journal publiait la reproduction
d'une photographie où il apparaît dans le costume d'un
empereur byzantin du moyen âge. Son rêve est de régner
sur tous les pays balkaniques et de trôner à Constantinople.
Quelques anecdotes décèlent de sa part ces visées
ambitieuses.
C'était quelque temps après qu'il eût fait baptiser
son fils et héritier, le prince Boris, selon le rite orthodoxe.
Ferdinand se trouvait en France, chez le duc d'Aumale : celui-ci, faisant
allusion a cet événement, lui. dit :
- Et toi, tu te convertiras sans doute aussi ?
- Oui, mon oncle : a Sainte-Sophie.
Sainte-Sophie !... Le couronnement dans la vieille basilique byzantine,
voilà ce qui le hantait déjà dans la guerre de
1912 contre les Turcs, voilà, apparemment ce qui le hante encore
aujourd'hui.
Sans doute Ferdinand de Bulgarie s'imagine-t-il que la puissance du
Kaiser fera pour lui de ce rêve une réalité. Folle
utopie !... Cet homme, qu'on disait diplomate avisé et fin politique,
serait-il aveuglé par son orgueil au point de se laisser berner
par les grossières promesses du Kaiser, et de ne pas voir le
gouffre dans lequel les Austro-Boches l'entraîneraient avec eux.
Plutôt que de se complaire dans la pensée du trône
impérial sous le dôme de Sainte-Sophie, que ne redoute-t-il,
s'il méconnaît ainsi les intérêts de son peuple,
s'il heurte ses traditions, ses sentiments de reconnaissance, que ne
redoute-t-il de devenir un jour prochain le héros lamentable
d'un nouveau chapitre des « Rois en exil ? »
Ernest LAUT.