Le général de Castelnau

Commandant d'armée


Parmi toutes les initiatives heureuses qui ont été prises par le Petit Journal depuis le début de la guerre pour bien renseigner ses lecteurs sur les faits et sur les hommes, on peut dire que la publication des portraits en couleurs des grands chefs de l'armée est une de celles qui ont tout particulièrement suscité la faveur et l'intérêt du public.
Grâce à sa merveilleuse organisation pour les grands tirages en couleurs sur rotatives, le Petit Journal pouvait seul accomplir une telle besogne et offrir à ses lecteurs ces superbes gravures.
Déjà quatre portraits ont été publiés : ceux du généralissime Joffre et des généraux Foch, Maunoury et Gouraud.
Nos lecteurs qui ont conservé précieusement ces portraits, nous pressent de toutes parts de continuer la série et de compléter la collection.
Nous sommes heureux de déférer à leur désir et de leur annoncer que le Supplément illustré du Petit Journal, tout naturellement désigné pour une telle publication, donnera de temps à autre le portrait en couleurs de l'un des généraux qui commandent nos armées.
Ainsi, suivant le voeu de nos lecteurs, la série se complétera ; et elle constituera un ensemble d'effigies glorieuses que tous les bons Français conserveront en témoignage d'admiration et de reconnaissance pour tous les chefs illustres qui auront conduit nos soldats à la victoire.

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Nous donnons aujourd'hui le portrait en couleurs du général de Castelnau.
Chef d'état-major, puis commandant d'une armée, le général de Castelnau a rendu au pays les plus éminents services.
Nous ne saurions mieux les résumer qu'en reproduisant le télégramme de félicitations adressé par le général Joffre à son fidèle et précieux collaborateur lorsque celui-ci fut élevé à la dignité de grand officier de la Légion d'honneur, après la bataille de la Marne :
« Depuis près d'un mois, écrivait le généralissime, l'armée que vous commandez a combattu presque tous les jours et a montré des qualités remarquables d'endurance, de ténacité et de bravoure.
» Quelque difficiles qu'aient été pour vous les circonstances, vous avez réussi à vous maintenir sur les hauteurs du Grand Couronné, à repousser les attaques furieuses lancées contre vous et à empêcher l'ennemi de pénétrer dans Nancy. Je tiens à vous exprimer ma sympathie et vous prie de la transmettre aux troupes placées sous vos ordres. »
Ce télégramme n'est-il pas plus éloquent et plus émouvant que tout ce qu'on pourrait dire sur l'admirable chef qui assura l'an dernier la victoire de Lorraine ?

VARIÉTÉ

LE PRÊT DU SOLDAT

On vient de l'augmenter. - La solde et le prêt à travers l'histoire. - Bonaparte et le jeune soldat. - Un sou par jour pendant cent vingt-cinq ans.

Nos soldats toucheront dorénavant cinq sous par jour. Voilà une augmentation d'importance, car vous, savez qu'ils ne touchaient qu'un sou. Il est vrai que ce n'est guère quand on considère, en ce moment, les risques du métier.
Cette augmentation ne se justifie pas seulement par la situation présente : vous pensez bien que ce n'est ni pour un sou, ni pour cinq que nos poilus risquent la mort chaque jour : c'est pour la France. Et cela suffit. Si la France était ruinée ils se battraient pour rien. Mais la France n'est pas ruinée. Et elle n'a pas voulu porter plus longtemps cette petite honte d'être le pays du monde qui paie le moins ses soldats.
Voilà pourquoi elle les a augmentés.
Car la France était de toutes les nations de l'univers l'une des plus parcimonieuses à l'égard de son armée en général et de ses troupiers en particulier. Et, depuis plus d'un siècle, le soldat français n'avait pas été augmenté.

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De quelle époque date la pratique de la solde appliquée aux armées ? L'histoire n'est pas bien fixée sur ce point. Avant Périclès, les Grecs ne payaient pas leurs soldats. Ils considéraient que c'était un honneur de servir la patrie, un honneur pour lequel on devait payer et non être payé. Aussi les soldats grecs devaient-ils s'entretenir à leurs frais.
Cependant, il advint qu'un des peuples de la Grèce s'avisa que les services militaires pouvaient être rétribués. Les Cariens s'engagèrent comme mercenaires à la solde des peuples voisins. Les autres Grecs jugèrent l'acte infamant, et tinrent dès lors les Cariens en un mépris profond.
Mais ces scrupules chevaleresques disparurent par la suite. On raconte que Périclès, pour s'assurer la faveur des classes populaires introduisit à Athènes la coutume de la solde militaire. Et les soldats athéniens acceptèrent le cadeau sans se croire déshonorés.
Ils étaient d'ailleurs mieux payés que ne le furent depuis un siècle les soldats français. Les piétons reçurent d'abord deux oboles par jour ou dix drachmes par mois. Plus tard, la somme fut portée à quatre oboles. La solde des matelots était de une drachme par jour. Dans la cavalerie, chaque homme recevait également une drachme par jour.
Notons que l'obole valait environ seize à dix-sept centimes de notre monnaie. C'était la sixième partie de la drachme qui, par conséquent, équivalait à peu près à notre franc.
Les soldats athéniens touchèrent donc d'abord trente-cinq, puis soixante-dix centimes par jour. Mais on ne nous dit pas si c'étaient là des « deniers de poche » ou bien si les frais de leur entretien étaient retenus sur cette somme.
Rome, sous les rois ne payait pas non plus ses soldats. Ce n'est même que quatre siècles après la fondation de la République que l'usage de la solde militaire entra en vigueur.
Cette solde varia suivant les époques. Elle était d'environ 25 centimes à l'époque de Polybe. Sous César, elle monta à 0 fr. 50 ; à. 1 fr. 25 sous Vespasien; à 1 fr. 50 sous Domitien.
Les cavaliers touchaient le double du légionnaire. Quant aux généraux, ils ne touchaient rien du tout. L'honneur de commander était tout leur salaire. Il est vrai que vainqueurs, ils avaient la forte part du butin, sans compter les récompenses qui leur étaient accordées par la république.
Il en fut de même en France qu'à Rome et à Athènes. La pratique de la solde militaire est inconnue au début de notre histoire nationale.
« Jusqu'au XIIe siècle, dit le général Bardin, le pillage, le partage du butin, le prix vénal des êtres humains réduits en servitude ont servi de solde. »
La bataille finie, on se partageait les dépouilles des vaincus. On vendait les prisonniers. Il y avait même des encans publics, Les captifs de marque se vendaient cher. On sait que Jeanne d'Arc fut achetée dix mille livres à Jean de Luxembourg.
Quant aux prisonniers qui n'avaient pas trouvé d'acheteurs, on les massacrait purement et simplement pour n'avoir pas à les nourrir. Moeurs impitoyables qu'excuse ce temps de barbarie, et que nous avons vu remettre en pratique au cours de la présente guerre par un peuple qui se prétend cependant le plus cultivé de l'univers.
Philippe-Auguste fut le premier roi de France qui paya ses soldats. Lorsqu'il constitua l'armée qui devait sauver la France à Bouvines, il annonça qu'une solde serait accordée à tout homme d'armes qui amènerait deux archers à sa suite.
Dès lors, la tradition ne fut plus interrompue. On ne compta plus sur le pillage pour payer les troupes. Saint-Louis payait même ses soldats un bon prix ; il donnait à ses arbalétriers quinze deniers, qui feraient environ un franc de notre monnaie.
Ce qu'on pourrait appeler l'armée permanente se composait en majeure partie, de mercenaires étrangers. Ces soldats recevaient une paie assez forte qui leur était versée par mois. En s'engageant, ils touchaient, comme prime de recrutement, un mois d'avance. En campagne, les jours de combat, ils recevaient double paie.
Mais la solde n'était pas toujours versée régulièrement. Certains officiers peu scrupuleux en détournaient une partie à leur profit. On vit même parfois le connétable en personne s'approprier la solde des troupes. Celles-ci, mal payées, désertaient. Il arrivait encore que le trésor royal fût à sec et qu'on manquât d'argent pour payer les soldats. Il est vrai qu'en pareil cas, certains souverains ne se faisaient pas scrupule de battre de la fausse monnaie ou d'extorquer l'argent des juifs ou celui de quelque riche congrégation ou de quelque opulent ordre de chevalerie.
La solde militaire demeura de ce fait singulièrement précaire jusqu'au jour où l'assiette de l'impôt régulièrement établie permit de l'assurer.
Sous Charles VIII, la contribution de la taille était employée au paiement des armées. Un homme d'armes touchait alors dix livres par mois (65 francs), un archer 4 livres (26 francs), un page 3 livres (19 fr. 50).
Au moyen âge, les soldats anglais étaient déjà les mieux rétribués de l'Europe. La paie des archers sous Édouard III était évaluée au double du prix de la journée d'un maître charpentier et triple du montant de celle d'un compagnon.
Louis XI suivit cet exemple. En dépit de sa ladrerie proverbiale, il paya grassement les archers suisses de sa garde. Leur solde était évaluée au taux de quatre journées d'artisan.
La paie variait suivant les armes ; les arbalétriers étaient payés plus cher que les archers ; à Paris, en 1410, les premiers avaient trois sous par jour, les seconds n'avaient que deux sous.
Notez que le sou de cette époque n'a rien de commun avec le sou d'aujourd'hui. Il a une valeur à peu près égale à notre franc. Vous voyez que les archers. et arbalétriers parisiens n'étaient pas trop mal payés.
Mais quand on considère le taux de toutes ces soldes, il faut bien se dire que le soldat n'en touchait pas la totalité ; le plus souvent, il n'en percevait qu'une infime partie et parfois même rien du tout. Le montant de la solde était considéré comme devant être employé à son entretien. Et on lui reprenait généralement d'une main ce qu'on lui avait donné de l'autre.
C'est ainsi qu'on lui retenait tant pour l'habillement, tant pour le linge, tant pour la nourriture. Si bien que finalement le soldat eût pu chanter comme certain personnage d'opérette

Si on me r'tient tant d'choses que ça,
Quoi donc qui m'restera ?

A la vérité, il ne lui restait rien du tout, car, outre ces retenues, il y avait les dilapidations. Elles sévissaient dans l'armée au XVe et au XVIe siècle tout autant qu'elles avaient sévi au moyen âge. Les rois s'efforçaient en vain de prendre des ordonnances pour assurer la paie du soldat ; la paie s'arrêtait en route, entre les doigts crochus des fonctionnaires de l'armée.
Alors qu'arrivait-il ? Les soldats pillaient. Naturellement, bourgeois et paysans, victimes de ces pillages, se plaignaient. On arrêtait les pillards et on les pendait. Les malheureux n'avaient donc que deux alternatives : ou mourir de faim faute d'être payés, ou mourir la hart au col pour avoir été pris en train de piller.
Brantôme écrivait à ce propos : « On a vu le bien qui en reviendroit si l'on vouloit pratiquer la discipline ; mais avant il faudroit payer les soldats, car autrement c'est une grande injustice de les faire mourir »
Il faut malheureusement constater que ces dilapidations et ces malversations ne se produisirent pas seulement dans les siècles lointains. On en vit des exemples plus près de nous.
Quand Bonaparte prit le commandement de l'armée qui devait faire la première campagne d'Italie, il la trouva dans un état de misère pitoyable. Depuis deux ans, officiers et soldats n'avaient pas touché un centime. Son premier soin, en arrivant à Milan, fut de leur faire payer l'arriéré, et de surveiller de près cette opération.
Notre confrère Édouard Gachot, l'historien des guerres de l'Empire, conte à ce propos une curieuse anecdote qui montre bien toute la sollicitude du jeune général pour le soldat :
« Craignant, dit-il, que les troupes ne fussent point payées comme il le désirait, Bonaparte résolut de faire lui-même une petite enquête. Le 19 mai, la nuit tombée, accompagné d'un aide de camp, il sortait du quartier général établi au palais Serbelloni. En civil, le col de l'habit relevé, le chapeau placé bas sur les yeux, il s'arrêta près de la porte de Venise, devant un soldat préposé à la garde d'un train de munitions. Ce soldat se laissa aborder. Il appartenait à la 84e de bataille. Bonaparte lui tapa sur l'épaule, et, comme un grand feu de bivouac éclairait le visage triste du soldat, le général en chef lui demanda la cause de son trouble. L'autre la lui confia. Blessé à Lodi, rentré la veille à son corps, un capitaine peu scrupuleux lui avait refusé sa solde : 37 francs, que le brave garçon eût voulu envoyer à sa mère qui était malade.
« Bonaparte glissa cinq louis - de 24 livres chacun - dans la main du soldat, demanda son nom et s'éloigna.
« Le lendemain, le capitaine était cassé, et le soldat recevait le prêt dû. »

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Le mot « prêt » apparaît pour la première fois dans une ordonnance du 20 juillet 1660.
M. Léon Mention, dans son excellent ouvrage sur l'Armée de l'Ancien Régime, nous explique la différence entre la solde et le prêt.
« Quand la compagnie, dit-il, est au compte du capitaine, le roi paie après « la montre ) une somme fixe pour chaque homme. Cette somme, destinée à l'habillement, à la nourriture et au paiement du soldat, c'est la solde. La solde, comme la montre, se faisait primitivement tous les trois mois. Elle se fit ensuite. tous les deux mois et enfin tous les mois. En attendant, pour que le soldat puisse vivre, le capitaine lui fait toutes les semaines une avance. Cette avance, c'est « le prêt ».
» Quand les commissaires des guerres ont constaté que les hommes d'une compagnie sont bien présents sous les armes, conformément aux rôles dressés, ils donnent aux capitaines la somme allouée par le roi. Le revenant-bon, c'est l'argent qui doit rester au soldat après déduction des prêts qui lui ont été faits et du prix du pain qui lui a été délivré. A l'appel de son nom, chaque homme, son signal bien vérifié, reçoit en présence du commissaire la solde qui lui est due « en monnaie blanche du roi et ayant cours ». Il n'était payé qu'à raison de trente jours par mois. Assez longtemps même, on ne lui donnait pas de pain pour la journée du 31. Mais une ordonnance du 10 juin 1702 décide que, bien que la solde ne soit pas due ce jour-là, les troupes auront néanmoins droit à la subsistance... »
Nous ne saurions entrer dans le détail des soldes payées aux différentes armes. Elles variaient à l'infini d'un régiment à un autre, d'une arme à une autre arme.
« Qu'il s'agisse de rations ou d'argent, dit encore M. Mention, on voit reparaître les inégalités et les privilèges qui séparent les corps étrangers des français, l'infanterie de la cavalerie, la cavalerie de la gendarmerie, et, dans la gendarmerie, les différents corps de la maison militaire. »
Le gendarme, à ce qu'il paraît, devait avoir plus gros appétit que le chevau-léger, car le premier avait droit à quatre livres de pain, trois livres de viande et deux pintes de vin, tandis que le second ne recevait que trois livres de pain, deux de viande et trois chopines de vin. Le carabin ou dragon n'avait que la moitié de ce qu'on allouait au chevau-léger et le pauvre fantassin, l'éternel sacrifié, la moitié seulement de ce qu'on donnait au dragon
L'ordonnance du 10 juin 1762 accorde au fantassin six sols en temps de guerre, cinq sols huit deniers en temps de paix. Mais les cinq sols sont pour la nourriture et l'habillement ; les huit deniers paient le linge et les chaussures. Le malheureux soldat n'a pas un maravédis pour faire le jeune homme.
C'est en 1790 seulement que la solde, à la suite d'une décision de l'Assemblée Nationale, commença à comprendre des « deniers de poche ». Jusque-là, le soldat n'avait rien touché de sa paie.
Il y a donc cent vingt-cinq ans que le soldat français touche son petit sou par jour. Avouez qu'il aura attendu assez long-temps une augmentation.

Ernest Laut

Le Petit Journal illustré du 17 octobre 1915