Le roi Pierre de Serbie dans la tranchée


Quelle noble et grande figure que celle de ce vieux roi qui, en dépit de son âge et des souffrances d'une cruelle maladie, a voulu partager les fatigues de ses soldat !
Ce noble souverain - rappelons-le avec fierté - est attaché à notre pays par des liens très anciens déjà, et c'est chez nous qu'il a fait ses premières armes.
Venu tout jeune en France, il y fit ses études. Il était élève à l'École militaire de Saint-Cyr quand la guerre éclata en 1870. Avec une belle ardeur et un noble amour du pays qui lui donnait asile, le jeune prince s'engagea dans la Légion étrangère et il s'y comporta vaillamment. Il se distingua particulièrement à la bataille d'Orléans, pendant laquelle il défendit vigoureusement la gare des Aubrais.
« J'ai tenu à honneur, écrivait-il au ministre de la Guerre, le 6 mars 1871, que ma carrière militaire débutât sous le drapeau français, tant à cause de mes sympathies pour la France que pour reconnaître l'éducation militaire que j'ai reçu d'elle. »
Et il ajoutait :
« Je considérerai comme un des plus précieux souvenirs de ma carrière le temps que j'ai eu l'honneur de passer sous les drapeaux et, si je n'ai d'autre souvenir que le grade qui m'a été confié, la mémoire en restera néanmoins dans mes traditions de famille, où l'on retrouve, depuis de longues années, une fidèle affection envers la France, à laquelle la Serbie doit surtout depuis cinquante ans la consolidation de son autonomie et les meilleurs éléments de son indépendance. »
Cette fidélité à la France, le roi Pierre n'a cessé d'en donner les plus probants témoignages depuis que la volonté du peuple serbe l'a remis sur le trône de ses ancêtres. On sait - et les Serbes n'ont pus manqué une occasion de le proclamer, que c'est aux méthodes et aux armes françaises que leur vaillante armée dut ses succès dans les deux guerres contre les Turcs et contre les Bulgares.
Le souverain serbe, en dépit des menées allemandes, garda toujours la plus absolue confiance dans la valeur militaire du pays pour lequel il avait naguère combattu.
En 1905, lorsque son fils, le prince Georges. atteignit sa majorité et prêta serment de fidélité à la Constitution, le roi Pierre lui montra dans un admirable langage les devoirs qu'un jour il aurait à remplir :
« Tiens toujours en honneur, lui déclara-t-il, les lois du royaume. Ainsi seulement tu gagneras les sympathie du peuple sans lesquelles chancellent ici-bas les trônes. N'oublie jamais que c'est au roi à servir son pays et non point au pays à servir son roi, Tache de devenir un bon monarque : tu mériteras alors les bénédictions de tes sujets. Souviens-toi qu'un souverain heureux ne peut exister que dans un État heureux. »
Paroles sublimes que le roi Pierre a mises en action pendant tout son règne.
Au mois de novembre de l'an dernier, la Serbie envahie par les masses autrichiennes, était près de succomber. Les munitions manquaient, Belgrade était aux mains de l'ennemi . Quelques corps de troupes avaient donné des signes de défaillance, Le vieux roi Pierre, alors malade, perclus de rhumatismes, quitta la station thermale de Vragna où il se faisait soigner et s'en vint faire le coup de feu à côté de ses soldats. « En deux jours, rapporte, l'auteur d'une correspondance de Serbie, par des gestes, par des paroles dites pour ces paysans-soldats, le roi a électrisé son armée, et ces hommes épuisés, harassés, démoralisés, ont repris l'offensive et ont montré un entrain et un vigoureux héroïsme. »
Le résultat, ce fut la victoire éclatante remportée par l'armée serbe sous les ordres du prince régent Alexandre, digne fils de son vaillant père.
Honneur au vaillant peuple serbe, honneur à son vaillant roi qui, par ces actes a si admirablement paraphrasé sa parole sublime: « C'est au roi à servir son pays ! »

VARIÉTÉ

Les journaux du front

Une expression nouvelle de la bonne humeur française. - La presse des tranchées. - plus de 70 journaux. - La gaîté est la garantie de la victoire.

La bonne humeur du troupier français a trouvé dans cette guerre une nouvelle façon de s'exprimer.
Et ce n'est pas une des moindres curiosités de cette guerre que le développement du journalisme gai sur le front. Le Romain, pour vivre, n'avait besoin que de pain et de théâtre. Nous autres, il nous faut des journaux par-dessus le marché. Le Français, né malin, qui créa le vaudeville, créa aussi le journal dans la tranchée, parce que c'était pour lui un moyen d'exprimer sa gaité, de la répandre autour de lui, et de la faire rayonner même un peu plus loin, jusqu'à l'arrière, où les courages ont parfois plus qu'à l'avant grand besoin d'être soutenus.
En un joli volume illustré d'amusantes compositions d'Albert Guillaume, la librairie Berger-Levrault a réuni toute une série d'extraits avec des fac-similés de Tous les journaux du front. Dans la préface de ce livre, M. Pierre Albin raconte qu'au milieu d'octobre 1914, on était, en dépit des faux bruits de fête qui nous parvenaient, fort triste à Bordeaux. Des nouvelles douloureuses arrivaient chaque jour, effaçant peu à peu le souvenir du triomphe de la Marne : c'étaient la chute d'Anvers, le bombardement et l'occupation de Lille. De quoi l'avenir sera-t-i1 fait ? disaient les « Bordelais » ; quand donc pourra-t-on rentrer à Paris ?
Et chacun broyait du noir.
Or, un soir que, tristement, un groupe de journalistes et de parlementaires prenaient au Cardinal l'amer apéritif de l'exil. Quelqu'un tira de son portefeuille un carré de papier grand comme la nain et couvert d'une écriture violette et pâlie.
- Un journal du front, dit-il.
Et il en donna lecture : des nouvelle, abracadabrantes, des chansons rosses, des vers fantaisistes.
« Ah ! ajoute notre confrère, si vous aviez vu quelle transformation s'opéra magiquement sur les visages des auditeur !
» Mais, alors, on n'était point triste sur le front ! Avec la confiance on avait conservé la vieille gaîté française ! On ne croyait pas tout perdu ! On acceptait courageusement la longueur et l'âpreté de la lutte ! On s'installait, on faisait de jour jour des articles, des vers !... Allons rien n'était perdu, puisque la gaîté renaissait là-haut devant l'ennemi... »
Cette gaîté, naturellement communicative, remonta le moral des pékins. Grâce à cette révélation, Bordeaux reprit espoir et courage. Une fois de plus, c'étaient les poilus qui avaient appris aux civils à tenir.

***
Il faudra plus tard toute une bibliothèque, - une hémérothéque, comme disent les savants - pour réunir tous les journaux du front.
Ils sont légion. C'est assez vous dire qu'il n'entre point dans ma pensée de vous donner une description et des extraits de chacun d'eux. Tout au plus pourrai-je vous citer les titres les plus caractéristiques de ces joyeuses gazettes.
Le plus ancien des journaux du front est l'Écho de l'Argonne, Son premier numéro a paru le 26 octobre 1914. La guerre ne remontait pas encore à trois mois ; des événements considérables avaient bouleversé le pays. Mais le vieil esprit de la race reprenait le dessus et la gaîté collective exprimée dans de modestes feuilles polycopiées allait donner aux soldats de France le courage de subir les rigueurs de l'hiver dans les tranchées.
Au mois d'août dernier, M. de la Roncière chargé de réunir à la Bibliothèque Nationale les journaux du front, en comptait cinquante-neuf, dont voici les titres :

A mon sac, l'Autobus, l'Anticafard, le Boyau, le Canard poilu, la Chéchia, le Clairon territorial (journal sérieux), le Cri de Guerre, le Cri de Vaux, le Diable au Cor. l'Écho de l'Argonne, l'Écho du Boyau, l'Écho du Carrefour, l'Écho du 13e territorial, l'Écho des Gourbis, l'Écho des Guitounes, l'Écho des Marmites, l'Écho du Ravin, l'Écho des Tranchées, l'Écho des Tranchées britanniques, l'Écho du 75 (retentissant), l'Écho-rit-dort, la Fusillade, la Gazette de l'Alsace, la Gazette des Tranchées, la Gerbe, la Girouette de Montmartre, le Hareng verni, l'Imberbe grognard, les Imberbes, l'indiscret, le Journal de route de la section sanitaire n° 20, le journal des Tranchées, le Lapin à plumes, le Marcheur du 88e, Marmita, le Midi au Front, De Dorloq (la Guerre : c'est l'organe des soldats flamands), le Périscope, le Petit boyau, le petit Écho du 18e territorial, le poilu, le poilu (bis), les Poilus de la 9e, le Poilu enchaîné, le Poilu déchaîné, le Poilu rognard, la Rascasse territoriale, Rigolboche, le Son du Cor, le Sourire de l'Argonne, le Terrible poilu-torial, le Tête-Mail, le Torpilleur, le Trenchmen-Écho, le Troglodyte, le Tourne-Boche, la Voix du 75, la Woëvre joyeuse.
Depuis lors, d'autres encore ont vu le jour, tel l'Echo du bois Sallerin, rédigé par un groupe de poilus de la 11e Cie du 113 d'infanterie, tels l'Echo du Grand-Couronné, tel A Boche que veux-tu, du 344e d'infanterie ; tels Poil de Tranchée, du 409e ; la Guerre Joviale du 220e ; l'Etoupille, le 120 court, l'Antiboche illustré ; le Ver luisant, de la 68e section de projecteurs ; le Panseur, organe de tous ceux qui pansent, c'est-à-dire des infirmiers ; le crapouillot ; etc. J'en passe, évidemment, et des meilleurs. Que les oubliés veuillent bien me pardonner !

***
Tous ces journaux se recommandent par une vertu commune : la gaîté. Et cette gaîté s'exprime le plus souvent de la façon la plus plaisante du monde, et non sans talent. Il y a dans la presse du front, des chroniqueurs dont la presse parisienne pourrait être jalouse, de délicats poètes, des dessinateurs pleins de verve.
Comment donner une idée de tant de joviale fantaisie ? La place nous manque. Qu'on nous permette seulement quelques courts extraits.
D'abord, savez-vous ce que, c'est qu'un poilu ? L'Echo du Boyau va vous le dire :
Poilu, m. s. subst. - Mammifère du sexe masculin, présentant avec l'homme civilisé de vagues ressemblances et des différences notables, Muni comme lui de deux pieds et de deux mains, se sert indifféremment des uns et des autres pour se gratter et pour progresser. Se repaît du brignolet, de la bidoche et des canards de l'ordinaire ; boit l'eau pure, fille du rocher, mais lui préfère le jus, le picmuche et la gnole. A le corps couvert d'un poil frisé chez le Gascon, rude chez le Limousin, abondant surtout dans la région du biair. Noter cependant que le poilu de race pure se reconnaît à l'absence de poil dans la main.
» Ceinturonné de noir par le milieu, vêtu de probité candide et de drap bleu, le poilu ne vit pas le dos au feu, le ventre à table, mais face à l'un et loin de l'autre. Il affectionne les demeures souterraines ainsi qu'un langage énergique à peu près intraduisible dans aucune des langues parlées par les civilisés.
» Son parasite est le got (surtout l'austro-got) ou grenadier, dont il ne se débarrasse que par une offensive de tous les instants .
» Le poilu possède au plus haut point la phobie du Boche et de l'Embusqué. Emploi contre le premier tous les procédés l'occision connus de nos jours, et contre le second les termes les plus insultants de son vocabulaire.
» Le poilu complet (comme l'athlète) ne se rencontre que dans la région comprise entre l'Yser et la Suisse et sur une largeur de quelques kilomètres seulement.
N'est-elle pas délicieuse d'humour cette définition du poilu ?
Vous plaît-il maintenant de lire quelques vers ? Extrayons du Cri de Guerre une spirituelle parodie de la « recette pour faire les tartelettes amandines », de Rostand.

Pour construire des abris contre les marmites:

Crachez (soyons élégants !)
Dans vos gants,
Et « de champ » sur la semelle,
Placez des rondins choisis
F..v
De la terre à pleine pelle,

Et par-dessus, de nouveaux
Soliveaux :
Recourrez de terre, et dites :
« Obusiers boches, hurlez !
Voici les
Abris contre les marmites ! »

Et pour rendre, ô mes amis,
Vos gourbis
Plus joyeux et moins nocturnes,
J'installerai le télé-
Phone et l'é-
Lectricité dans vos turnes !

Montmartre, aux meilleures époques du Chat Noir, n'a jamais fait mieux.
Ce Cri de Guerre est plein d'esprit. C'est lui qui porte dans sa manchette ces mentions d'une allure sa française :
« Abonnement remboursable en courage et en bonne humeur.
» Direction : celle de l'ennemi,
» Administration : rue de la Victoire. »
Passons à la publicité :
Le Diable au Cor, journal des chasseurs alpins, annonce en ces termes le Poêle U :
« - Le Poète « U » : appareil de chauffage à combustion lente, spécial pour les tranchées, ne ressemble en rien aux fourneaux boches, tire bien, ne rougit jamais, marche par tous les temps, ne se rouille pas, absolument inaltérable ;
» Le Poêle « U » utilise tout, consomme n'importe quoi, s'améliore à l'usage ;
» Le Poste « U » n'est pas un « qu'alors y faire » ;
» Le Poêle « U » n'a pas les pieds nickelés, mais il est entièrement verni. Il est dangereux de le faire fumer. Modèles décorés. »
c'est lui encore qui a trouvé ces délicieuses formules :
« - Le jubol nettoie bien les boyaux, oui... mais... le territorial nettoie mieux.
Se trouve sur tout le front de Belfort à Nieuport. Se livre en bleu horizon, avec ou sans passe-montagne.
- La pile Joffre. Boches ! l'essayer, c'est l'adopter. Exiger la marque de fabrique bien française. Se défier des imitations.
»- Pour maigrir, le pain KK. Adopté par l'armée allemande. Résultats certains. L'usage du pain KK exige l'emploi d'une ceinture à crans pour serrage progressif.
On voudrait tout citer de ces amusants journaux. Mais il faut se borner.
Je ne voudrais pourtant pas vous priver de cette description en vers du Poilu publiée par l'Echo du Bois-Salterin ;

Un poilu ? C'est un tas de glaise et de grésil,
Agrémenté d'un sac, aggravé d'un fusil,
Ça vous a constamment la bouffarde à la gueule,
C'est velu comme un ours et ça n'est pas bégueule.
Mais c'est si délicat ce pithécanthropus,
Que ça se fait conduire au bal en autobus...
Ça mange on ne sait quand, ça vit comme un termite ;
C'est fier comme un vidame et pur comme un ermite ;
C'est informe, innommable et c'est couvert de poux :
C'est votre fiancé, madame, ou votre époux.

Et je ne voudrais pas finir sans vous dire comment l'Echo du Ravin a trouvé le moyen d'utiliser les aptitudes. Plus d'embuscomanie, c'est la grande question du jour.
« A partir d'aujourd'hui, dit-il, les camelots qui vendaient des crayons s'occuperont du forage des mines. Les chirurgiens relateront les opérations. Les écrivains tiendront des feuilles de route. Les chemisiers feront la guerre de montagnes ; ils aideront à la reprise des cols. Les fruitiers donneront leurs grenades a l'État. Les ronds-de-cuir inutiles iront dans la marine pour jeter... l'ancre. Les charcutiers entretiendront les boyaus. Les manilleurs sont affectés au service géographique pour tenir les cartes. Les astronomes prendront leur poste aux observatoires d'artillerie. Les décorateurs remettront les décorations. Les valseurs prendront part aux mouvements tournants. Les amateurs de discussions, qui sont à cheval sur les principes, serviront dans la cavalerie. Les dessinateurs seront attachés aux Etats-majors pour pénétrer les... desseins de l'adversaire. Les braconniers aideront les servants de batterie ; ils se mettront à l'affût. Les caricaturistes feront des charges. Les archéologues tourneront les ogives pour obus. Les téléphonistes liront entre les lignes. Les postiers offriront des « calendriers » aux Boches.
Pour bien prouver la force de l'entente cordiale le sculpteurs feront des statues.. en glaise. Les pédicures seront nommés chefs de cors... »
Tout cela, vous le voyez, est débordant de fantaisie et de bonne humeur.
Voilà le ton des journaux du front. Felicitons-nous qu'à travers tant d'épreuves, les braves gens qui nous défendent gardent un tel moral. C'est la plus sûre condition de la victoire.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 28 novembre 1915