Bonne année, petite soeur
d'Alsace !

Cette page, d'une composition si touchante et
si simple, a un sens symbolique qui n'échappera pas à
nos lecteurs.
Ce bel officier qui embrasse la jolie Alsacienne en formulant son voeu
de bonne année, c'est la France elle-même, la France armée
et confiante qui exprime le souhait de tous, le souhait du retour définitif
de la province fidèle à la mère patrie.
Et de quel coeur elle l'accueille ce voeu, la jolie Alsacienne.
Il n'a jamais cessé d'être le sien. Dans toutes les villes,
dans toutes les campagnes d'Alsace, l'amour de la France est resté
toujours ardent, toujours vivant.
Loin d'effacer les souvenirs du passé, les quarante-quatre années
de l'occupation étrangère n'ont fait que les affermir
dans tous les cœurs alsaciens.
Un de nos confrères qui y fit, il y a quelques années,
une longue enquête, en donnait, au retour, maintes preuves :
« J'ai fréquenté, disait-il, des Alsaciens le toutes
les classes, dont plusieurs étaient soldats, des paysans, et
j'ai constaté avec le plus grand bonheur que l'Alsacien est resté
le même. Jusque dans le plus petit village, les traditions françaises
se sont conservées...»
Ces traditions, l'Alsace y fut de tout temps fidèle. Aux Allemands
qui prétendaient que l'âme de l'Alsace est d'essence germanique,
un Alsacien répondait :
- Voici la preuve qu'elle est d'essence française : A l'Alsace
a donné à la France un nombre incalculable de grands hommes
et de soldat illustres. Au contraire, durant près d'un demi-siècle
d'occupation, elle n'a pas donné un grand homme à l'Allemagne.
Comme l'observe justement notre collaborateur Emile Hinzelin, «
En Allemagne, les Alsaciens et les Lorrains n'ont rien à faire.
Ils se sentent avec tristesse mais non sans fierté. » Tandis
que toutes les traditions, tous les liens de l'histoire les rattachant
à la France.
« Le sang alsacien et le sang français dit encore Hinzelin,
ont coulé ensemble pour la défense des droits de l'homme,
pour la protection du sol, pour la gloire de la patrie. Si le mot inoubliable
a un sens, c'est quand il s'applique à de tels souvenir... »
On conçoit par là l'enthousiasme qui a soulevé
les populations alsaciennes à l'apparition de nos troupes, et
la ferveur avec laquelle elles attendent le retour définitif
dans le giron français.
VARIÉTÉ
La vie de tranchée
Un mot de Turenne. - Tranchées
de naguère et d'aujourd'hui. - Canrobert à Sébastopol.
- Tout le confort moderne. - La souplesse du tempérament français.
Un professeur d'histoire mobilisé dès
le commencement des hostilités, nous disait d'autre jour :
- Quand je pense qu'un mois avant la guerre,
je décrivais à mes élèves les méthodes
guerrières des Romains au siège d'Alésia, que je
leur parlais de tranchées, de balistes, d'onagres, qui m'eût
dit que peu de temps après je verrais renaître ces méthodes
que je croyais abolies à jamais, et que j'enverrais de ma main,
dans les tranchées d'en face, des projectiles au moyen de ces
arbalètes primitives dont se servaient, il y a près de
deux mille ans, les soldats de César. Décidément,
la guerre est comme toutes les autres choses humaines, un éternel
recommencement.
De fait, combien de Français imaginaient que la guerre prendrait
cette tournure. La guerre des taupes n'a jamais dans le caractère
de nos soldats. Turenne disait : « Le Français n'est pas
bon pour les levées de terre » ; et bien qu'il ait usé
souvent de la tranchée comme moyen défensif, il évitait
autant que possible à ses troupiers l'ennui d'avoir à
creuser le sol. Chaque fois qu'il le pouvait, il réquisitionnait
des paysans pour accomplir cette besogne.
Napoléon prétendait que tout bon soldat devait se doubler
d'un terrassier. Mais, sauf dans les sièges, on ne vit guère
les grognards du premier empire la pelle et la pioche à la main.
Ils couraient si vite à la victoire qu'ils ne laissaient pas
à l'ennemi le temps de creuser des retranchements et qu'ils n'avaient
pas besoin d'en creuser eux-mêmes.
Leur guerre était la vraie guerre à la française,
la guerre des évolutions rapides, des charges irrésistibles,
de la baïonnette triomphante.
Mais tout évolue. Un jour vint, sous le second empire, où
le soldat français dut se résoudre à ce rôle
de terrassier, qu'il n'aimait guère pourtant, et pour lequel
Turenne prétendait qu'il n'était pas fait.
Et il s'y résolut avec sa belle humeur, avec son ingéniosité
habituelles. Si bien que, du premier coup, il y fit merveille.
Ce fut durant la guerre de Crimée, au siège de Sébastopol.
Germain Bapst, dans ses Mémoires de Canrobert raconte
comment furent commencées les tranchées de ce siège
fameux.
Ce travail était dirigé par le général du
génie Bizot, un type vraiment populaire dans toute l'armée.
Grand et maigre, il parcourait sans relâche ses tranchées
et sortait la moitié du corps au-dessus du parapet. Aussitôt
il devenait le point de mire de tous les tireurs ennemis. Ce fut, dit
Canrobert, l'homme le plus fusillé de l'armée. Quand il
se tenait entièrement découvert au dessus des abris, et
qu'il voyait, à côté de lui, des soldats se cacher
derrière les gabions : « Pourquoi vous cacher ? disait-il.
Ça ne fait pas plus de mal qu'une mouche ; avez-vous peur des
mouches ? » Et les troupiers facétieux, qui, d'ailleurs,
l'adoraient, l'avaient surnommé « la Mouche ».
La nuit où Bizot fit commencer les tranchées, il déploya
seize cents hommes munis d'outils et de gabions sur une longue ligne.
- Si vous êtes attaquée, leur dit-il, ne répondez
pas à coups de fusil, mais seulement à la baïonnette.
Ne criez pas ; n'allumez ni feux, ni pipes, ni cigarettes ; le moindre
bruit, la plus petite lumière attirerait l'attention, compromettrait
le succès et vous coûterait cher.
Quand tout fut prêt, le commandement de « haut les bras
! » transmis à voix basse d'équipe en équipe,
depuis la tête jusqu'à la queue de la ligne, donna le signal
des coups de pioches.
La nuit était sombre. Un vent âcre et violent du nord-est
emportait du côté opposé à la ville le bruit
du fer qui frappait le roc. Chacun travaillait avec ardeur. Lorsque
l'aube commença à poindre, mille mètres de tranchées
solides étaient creusés en regard de la place. Dès
ce moment, chaque nuit fut consacrée à l'extension des
tranchées.
***
Toutes les petites misères des tranchées dont nos soldats
souffrirent si cruellement, l'an dernier et qui, espérons-le
du moins, ne se renouvelleront pas cet hiver, leurs devanciers de la
guerre de Crimée les connurent aussi et les supportèrent
non moins stoïquement qu'eux-mêmes.
Cette armée de Crimée, dit Canrobert, fut admirable de
dévouement, d'abnégation et de ténacité,
malgré les plus dures privations. Elle ne reçut les vêtements
chauds que tard dans la saison : les peaux de moutons, demandées
en juin, furent débarquées en décembre, presque
en même temps que les criméennes, collets à
capuchon de drap ; les houseaux furent distribués en guise de
bûches de Noël et les chéchias pour le jour de l'An.
Malheureusement les chaussures et les sabots - ce qui était le
plus pressé - n'arrivèrent qu'à la fin de janvier
et en février.
Les méthodes de guerre se sont sans doute modifiées depuis
une soixantaine d'années, mais il faut croire que celles de l'administration
n'ont guère varié. Ne nous a-t-on pas dit naguère
qu'en maints endroits, les chaussons et les sabots commandés
pour l'hiver étaient arrivés dans les tranchées
au mois d'avril ?
Les pluies causèrent aussi bien des déboires dans les
tranchées de Sébastopol. Au mois de décembre elles
furent presque continuelles ; elles durèrent parfois quarante-huit
heures sans désemparer. Les tranchées étaient des
rivières que le sol glaiseux, délayé par l'eau,
transformait en boue liquide. Les pompes ne pouvaient avoir d'action
sur cette matière épaisse et visqueuse qui s'attachait
aux pieds et aux vêtements. Et cependant les soldats demeuraient
vingt-quatre heures de suite dans cette fange, ayant des coups de fusil
à envoyer et à recevoir comme seule distraction. Et, dans
les batteries ou aux têtes de sape, on piochait, on remblayait,
on montait des pièces quand. même.
Puis, aux pluies succédèrent les gelées et les
neiges. On allait toujours aux tranchées. Les cas de congélation
se multiplièrent - graves, puisque plus de la moitié furent
mortels, et que tous nécessitèrent au moins une amputation
ou la perte d'un membre. Les membres inférieurs furent les plus
attaqués, parce que les hommes étaient chaussés
de souliers, dont le cuir, demeuré humide depuis des mois, s'était
raccorni et crevassé aussitôt les gelées.
Ne croirait-on pas lire l'histoire de la campagne d'hiver de l'an dernier
? Cette fois aussi le froid fit de terribles ravages dans les tranchées
; et l'on connaît le mot de ce médecin militaire qui disait
que, du fait des pieds gelés, on avait eu autant de pertes que
dans une bataille.
Malgré toutes ces misères, ajoute Canrobert, la gaieté
persistait.
***
La gaieté, c'est une des grandes forces du soldat français.
Elle fleurit dans les tranchées de 1914-1915, comme elle fleurissait
dans celles de Sébastopol.
Lisez l'excellent petit livre que vient de publier Bergert-Levrault
sur la Vie de Tranchée, vous y trouverez maintes anecdotes
qui démontrent que le moral est dans les tranchées d'aujourd'hui
ce qu'il était dans les tranchées de naguère, et
que la belle humeur est une vertu française qui résiste
à tout, au froid, à la pluie, aux fatigues, au danger.
Citons, comme exemple, une seule de ces anecdotes. Elle a été
rapportée par le lieutenant même qui joue un rôle
dans cette histoire. Et ce lieutenant n'est autre qu'un des collaborateurs
du Petit Journal, un vaillant qui a gagné sa croix d'honneur
dans la tranchée.
Donc, cette tranchée était occupée par des soldats,
presque tous Parisiens. Ils avaient remarqué que le bruit produit
par les « marmites » ressemblait à celui du Métro
quand la rame entre en gare ; aussi leur lieutenant, chaque fois qu'une
marmite passait au dessus de la tranchée, s'amusait-il à
dire le nom d'une station l' « Étoile », l' «
Alma », etc.
Tout à coup, une marmite tombe et éclate à quelques
mètres de la tranchée. Personne n'est touché mais
il y a parmi la troupe un moment d'émotion, et aucun nom de station
n'est prononcé. Alors, un petit soldat, un vrai « Parigot
», rompt le silence, et, de sa voix grasseyante, lance ces mots
:
- Mon lieutenant, j'ai cru que c'était le « Père-Lachaise
».
Ainsi, malgré la mitraille, on fait des mots. C'est ainsi que
nos troupiers ont modifié, dans la tranchée, une expression
boulevardière fort employée avant la guerre. « Merci
pour la langouste ! » disait-on alors à tout propos. Durs
les tranchées le mot s'est modifié tout naturellement.
« Merci pour la marmite ! » crie-t-on en choeur, chaque
fois qu'un de ces ustensiles de cuisine tombe à proximité.
L'esprit d'à-propos, esprit bien français, ne perd jamais
ses droits même au milieu des pires dangers.
***
J'en reviens au mot de Turenne qui croyait le Français peu propre
à faire des tranchées. Qu'eût-il dit, le grand maréchal,
s'il eût vu les tranchées de Sébastopol et surtout
celles d'aujourd'hui ?
Quand la grande forteresse criméenne succomba, il y avait quatre
vingts kilomètres de tranchées gabionnées, fascinées,
solides. Mais qu'est-ce que quatre-vingt kilomètres auprès
des centaines de kilomètres qu'occupent aujourd'hui les tranchées
sur le front français ?
Canrobert lui-même, qui vit celles de Crimée, en serait
émerveillé s'il était encore de ce monde. Et sans
doute serait-il enchanté de retrouver parmi les habitants de
la tranchée la même ingéniosité, le même
esprit qu'autrefois.
Un jour, qu'il visitait une tranchée sous Sébastopol,
un officier lui présente un tout jeune soldat qui a été
blessé la veille au soir en ramenant son capitaine atteint de
plusieurs coups de feu et sur le point de tomber entre les mains de
l'ennemi. Le général lui attache sur la poitrine la médaille
militaire; et, lui montrant la sienne, lui dit : « Eh bien, nous
sommes collègues.
- Oh !non mon général ; vous êtes général
en chef et moi je ne suis qu'un pousse-caillou.
Au même moment, un énorme boulet de marine arrive sur le
haut du parapet, le jette en partie dans la tranchée, passe à
hauteur de la tête du général et du soldat, entre
eux deux. Tout le monde est mis à bas, couvert de terre et meurtri
par les pierres et les éclats de bois du gabion défoncé.
On se relève ; le général se retrouve devant le
soldat : « Pour celui-là, crois-tu que nous sommes collègues
? S'il nous avait tués tous les deux, aurait-il distingué
le général et le soldat ? Non, vois-tu, nous sommes égaux
devant le boulet. »
Des traits de ce genre, des traits de modestie héroïque
de la part de soldats, de cordialité familière de la part
des chefs, cette guerre nous en aura fourni des centaines. La vie de
tranchée a singulièrement rapproché les distances
entre officiers et simples troupiers; et c'est à la faveur d'une
guerre telle que celle-ci que l'armée montre vraiment qu'elle
est une grande famille.
La vie de tranchée n'a pas seulement développé
ces sentiments de solidarité et de saine et féconde camaraderie
entre tous les combattants, chefs et soldats ; elle aura, aussi accoutumé
ceux qui la mènent à mettre en oeuvre toute leur adresse
toutes leurs qualités d'ingéniosité pour obtenir
le maximum de bien-être dans leurs installations de fortune.
Les Français, sans doute, n'étaient pas bons pour les
levées de terre ; mais du jour où ils durent se plier
à cette besogne, ils y firent, comme en toutes choses, les plus
rapides progrès et n'a tardèrent pas à passer maîtres
dans l'art d'improviser des logis souterrains.
Lisez les lettres dans lesquelles nos soldats décrivent leurs
trous de taupes : c'est à vous donner envie d'y aller vivre avec
eux.
Dans son livre Mines et tranchées, M. de Varigny reproduit
une lettre dans laquelle un officier fait un pittoresque tableau du
logis de ses hommes et du sien.
« Mes hommes, écrit cet officier se sont creusé
en terre des trous de 2 mètres de profondeur dans lesquels on
descend par des marches. Ce trou a 4 mètres de long sur 1 m.
50 de large. En utilisant des bateaux (2 lits superposés) ils
couchent là quatre ou cinq et ont encore un espace de 3 mètres
pour se tenir dans la journée. Ces abris sont recouverts de gros
rondins, de terre et de tôle ondulée, munis d'une cheminée
creusée dans la terre, ils offrent un refuge contre le froid,
la pluie et les marmites boches. J'ai, moi, un véritable palais,
un trou creusé dans le talus, au bord d'un chemin, 5 mètres
de long sur 2. m 20 de large. Le toit se compose de gros arbres, ensuite
une rangée de traverses de chemin de fer, puis une rangée
de tôle ondulée, puis encore 50 centimètres de terre
avec rangée de gros arbres de 40 centimètres de diamètre
et toujours et encore de la terre.
» Le plancher est en bois. Les murs sont faits avec des planches.
J'ai une fenêtre et une porte vitrée, face au Midi.
» Cette grande « cagna » est séparée
en deux parties : dans le fond, une espèce d'alcôve de
2 m. 20 sur 2 mètres dans laquelle se trouve mon lit, un lit
pliant avec draps, un lit dans lequel je peux coucher déshabillé,
ce qui est un énorme confort ; dans l'autre partie, qui sert
de salle à manger, bureau, salon, fumoir, etc., se trouve une
table, quatre chaises, un poêle, un téléphone et
de nombreux porte manteaux. Pour l'éclairage une lampe à
pétrole. J'ai aussi un water-closet avec siège en bois.
Il n'y a pas le tout-à-l'égout, mais c'est déjà
un vrai luxe sur le front... »
Le tout-à-l'égout, d'ingénieux poilus ont réussi
à l'installer dans des tranchées voisines de ruisseaux
ou de rivières, et même mieux encore des appareils à
douches avec eau chaude et eau froide. Impossible est un mot qui n'existe
pas dans le langage de nos troupiers.
Ainsi, ce soldat, qu'on ne croyait bon que pour la guerre en rase campagne,
s'est révélé non moins habile non moins patient,
non moins adroit dans la guerre souterraine. Et la vie de tranchée
a montré une fois de plus toute la souplesse du tempérament
français.
Ernest Laut.
Le Petit Journal illustré
du 2 janvier 1916