LE GÉNÉRAL MARCHAND

Le Supplément illustré du Petit
Journal, poursuivant cette série des portraits en couleurs
des chefs illustres de notre armée, qui a été accueillie
avec tant de succès par ses lecteurs, leur offre aujourd'hui
un magnifique portrait du général Marchand, le glorieux
blessé des combats de Champagne qui, à peine rétabli,
vient de retourner sur le front.
Le général Marchand est une des plus nobles et des plus
énergiques figures de notre armée. Une des plus glorieuses
aussi. Car, avant de s'illustrer dans la défense du pays, il
avait plus que quiconque, travaillé à faire rayonner au
loin la puissance du nom français. Avant d'être le héros
de la Champagne, il avait été le conquérant du
centre africain, le chef de cette mission Congo-Nil dont l'odyssée
héroïque eût pu tenter un Homère.
Marchand est né à Thoissey (Ain) en 1864 dans une humble
demeure où son père exerçait la profession de menuisier.
Dès son jeune âge, le futur général se fit
remarquer par la vivacité de son intelligence. Aussi, malgré
les lourdes charges auxquelles il devait faire face, son père
n'hésita-t-il pas à lui assurer une solide instruction.
C'est dans le vieux collège de Thoissey, célèbre
maison d'éducation, fondée, il y a plus de deux siècles
par Anne-Marie-Louise d'Orléans, duchesse de Montpensier, que
le jeune Marchand acheva ses études. Placé ensuite chez
un notaire de pays, Me Blondel, il ne fut qu'un clerc assez médiocre
; la rédaction d'acte de procédure convenait mal à
son esprit aventureux. Souvent il abandonnait l'étude pour promener
ses rêves le long des rives verdoyantes de la Saône.
A dix-huit ans, il s'engage dans l'infanterie de marine, arrive rapidement
sous-officier, est reçu à Saint-Maixent et aussitôt
la première épaulette conquise il se lance dans cette
voie d'explorations où il devait étonner les Anglais eux-mêmes,
bons juges en la matière.
L'histoire de la mission qu'il accomplir à travers les solitudes
africaines avec un poignée d'hommes, et en compagnie du capitaine
Baratier, .aujourd'hui général comme lui, et demeuré
son ami, son frère, nous entraînerait trop loin. Au surplus
tous les Français ont gardé le souvenir de ce retour triomphal
de Marchand en 1899 et de la façon dont Paris l'accueillit.
Depuis lors, l'héroïque officier s' était confiné
dans la retraite.
La guerre l'en fit sortir. Nommé général de brigade,
puis général de division, il se distingua à maintes
reprises, à la tête de ses indomptables marsouins.
Un jeune officier, le lieutenant H... qui l'accompagnait dans l'affaire
de Champagne a raconté comment le général fut blessé.
« Le 25 septembre au matin, dit-il, après une préparation
d'artillerie terrible, nous avons attaqué, à neuf heures
quinze, pour faire le « trou ». Les balles et les obus faisaient
rage et la lutte était dure.
» Tout à coup, le général voit la gauche
s'incurver. Nous prenons le pas gymnastique et nous suivons près
de l'aile. A ce moment, un obus éclate et envoie le général
en l'air, Je le suis. Nous retombons ensevelis. Il se relève
et me rejoint difficilement. Je me lève aussi, tout contusionné.
» Les hommes ont repris leur élan et nous sommes seuls
sous la mitraille. Soudain, le général tournoie et tombe
dans mes bras.
„ - Je suis perdu, me dit-il ; j'ai la colonne vertébrale
brisée ! Laissez-moi, partez !
» Les mitrailleuses font un vacarme effréné ; la
lutte se poursuit acharnée, à cent pas de nous. Nos hommes
sont parvenus, enfin ! dans la tranchée allemande. Ils y disparaissent
!
» La fusillade ne cesse pas et, de la deuxième ligne, elle
reprend plus vive. Tout en rampant, je traîne le général
et j'arrive à notre ancienne tranchée, où je descends.
Puis, je parviens à le charger sur mon dos. Il était évanoui.
Un obus tombe dans la tranchée et l'emplit de gaz. J'essaye de
me surmonter, mais je tombe suffoqué, entraînant le général
dans ma chute. Il reprend connaissance et trouve la force de me demander
si je ne suis pas blessé.
» Fort heureusement, le vent propice dégage la tranchée
des émanations qui l'avaient envahie. Je puis ainsi reprendre
mon chemin et je ne tarde pas à rencontrer des hommes. Je leur
confie mon blessé.
» Le trajet jusqu'au poste de secours d'abord, l'ambulance ensuite,
fut terrible à supporter. Enfin, après quatre heures de
fatigues, je suis arrive dans une petite ville proche S..., où
un chirurgien a opéré le général... »
D'autre part, un des soldats qui prirent part, à cette attaque
a raconté avec que] admirable héroïsme le général
avait conduit ses hommes.
Sous la mitraille qui faisait rage, dit-il, le général
apparut. Après avoir adressé aux troupes une courte harangue,
il se plaça à pied, sa simple canne à la main,
sa pipe à la bouche, en avant des lignes, et se mit à
marcher à l'ennemi, comme un simple officier, à la tête
de sa compagnie. »
Comment de tels exemples ne feraient-ils pas des hommes autant de héros
?
La forte constitution du général lui permit de se rétablir
rapidement, malgré la gravité de la blessure. Et, moins
de trois mois écoulés, le général Marchand
retournait au front, impatient de courir à de nouveaux dangers,
à de nouvelles victoires.
VARIÉTÉ
L'argot des tranchées
Un langage nouveau. - Victor Hugo et
l'argot. --Comment on parle dans les tranchées. - Nos poilus
enrichissent la langue.
Quand nos poilus nous reviendront du front,
il y a tout lieu de penser qu'ils ne nous rapporteront pas seulement
les lauriers cueillis sur les champs de bataille.
Ils nous rapporteront encore des moeurs et des idées nouvelles,
des moeurs de simplicité, des idées de fraternité
que la vie commune dans la tranchée aura fait naître et
développé en eux.
Ils nous rapporteront même - ceci n'est pas douteux - un langage
nouveau. Et, si nous voulons les comprendre, m'est avis qu'il serait
temps de nous mettre. à apprendre l'argot des tranchées.
Un philologue, il y a quelques années, disait : « l'argot
est la langue de demain ». Sans doute, tous les mots d'argot ne
sont pas admis par l'usage avec le temps, mais nombreux sont ceux qui
survivent et qui, en vieillissant deviennent de bonne compagnie. Un
jour vient où l'Académie est obligée de les admettre.
Peut-être, dans quelques lustres, donnera-t-elle asile, dans son
dictionnaire, à plus d'un mot né, durant cette guerre,
au creux des tranchées.
La principale qualité de l'argot, c'est le pittoresque. Victor
Hugo, au temps où il écrivait les Misérables, étudiait
avec passion l'argot des voleurs ; et il s'émerveillait de sa
force expressive et de son pittoresque.
Un jour un de ses amis vint le voir : il faisait un temps atroce de
pluie et de boue, comme Paris en a la spécialité en cette
saison. Victor Hugo était plongé dans la lecture des Voleurs
de Vidocq. Il leva la tête :
- C'est magnifique ! cette langue des voleurs... Tenez, il pleut aujourd'hui...
Vous, moi, nous disons prosaïquement : il pleut. C'est
plat, c'est banal ! L'argot, lui, a un mot splendide : il lansquine.
Et comme l'ami ne paraissait pas très bien comprendre l'enthousiasme
du poète, celui-ci reprit avec feu :
- Mais vous ne voyez donc pas l'image ! Vous n'entendez pas dans ce
mot le fracas des lances et les chevauchées des lansquenets guerroyant
de bourg en bourg ? L'argot ne dit pas : il pleut ; mais : il pleut
des hallebardes ! Quelle métaphore ! mon ami, quelle langue
!
Mais il ne faudrait pas s'imaginer, parce que l'argot usité dans
le monde de la pègre enthousiasmait ainsi le grand poète,
que tous les mots de cette « langue de demain » sortent
de cette malsaine origine. A la vérité, l'argot doit bien
plutôt sa richesse à la langue des métiers. Et cette
source est infiniment honorable. La langue des corporations a beaucoup
plus enrichi l'argot, de termes pittoresques que celle des malfaiteurs.
En voulez-vous un exemple ? Voici le mot « boulot » qui
signifie travail difficile, long, ardu, et qui est beaucoup employé
dans l'argot du front, Il y a du boulot quand la tranchée
est dure à creuser ; on a fait du bon boulot quand on
est parvenu, après une rude attaque, à rejeter les Boches
hors de leurs retranchements.
Eh bien ! boulot est un terme de métier qui vient tout
droit de l'argot professionnel. C'est le faubourg Antoine, le quartier
des ébénistes et, menuisiers en meubles qui nous le fournit.
Boulot est une corruption du mot Bouleau. Or, le bouleau est un bois
très difficile à travailler. Les menuisiers pestent chaque
fois qu'ils sont obligés de l'employer. C'est ainsi que le mot
bouleau est devenu, dans leur langage, l'équivalent de travail
pénible et long, et qu'ils disent alors volontiers : «
Il y a du bouleau. »
Le mot a passé de leur métier dans tous les autres métiers,
et son orthographe s'est corrompue à l'usage. Mais son origine
n'est pas douteuse, et voilà bien un exemple typique de l'influence
de l'argot des métiers sur le langage populaire.
***
Nos poilus, à la vérité, n'ont pas tout emprunté
à la langue verte et à l'argot des métiers. S'ils
ont conservé quelques termes, de l'argot qu'on pourrait appeler
classique, il en est un nombre infini d'autres qu'ils ont créés
de toutes pièces, et qui sont de véritables enfants de
la guerre.
Pourquoi, par exemple, les poilus appellent-ils leur pipe une quenaupe,
alors que la pipe, dans leur langage, c'est un obus de 120
? Les étymologistes se perdent en conjectures.
La plupart des expressions argotiques touchant leurs armes ou les choses
de la guerre sont nouvelles et inventées par eux.
C'est ainsi que le cuisinier est revenu le cuistot ou le cuistancier
; que la gamelle s'appelle une galletouse. Le riz de l'ordinaire
- le riz qu'ils se plaignent de voir revenir trop souvent sur leur table,
- c'est de la colle. L'expression est satirique ; et vous en
saisissez tout de suite le sens.
La baïonnette, ce n'est pas seulement la charmante Rosalie, c'est
encore un cure-dents ou une fourchette.
Le fusil, c'était naguère le flingot. Aujourd'hui, c'est
la seringue ou le nougat. La seringue, cela se comprend
encore, mais le nougat. ..Pourquoi le nougat ?
Le képi est un kébour, un kébroc
ou un képlard, au choix.
La langue des coloniaux a fourni plus d'un terme à l'argot des
tranchées. On ne fait plus la bombe, on fait la nouba,
et chacun sait que la nouba est la musique des tirailleurs algériens.
Le bagage militaire est le bardin et ce mot vient de l'arabe
barda.
Nos poilus vivent dans des kasbahs, des gourbis, des
cagnas, des guitounes, autant de mots qui nous viennent
du langage de nos soldats d'Afrique.
Le médecin-major est le toubib ; encore un mot importé
par nos Sénégalais.
L'Écho des Marmites, un des plus amusants et des plus
spirituels parmi les nombreux journaux des tranchées a publié
un vocabulaire de l'argot de la guerre, vocabulaire reproduit dans le
volume que j'ai signalé déjà et que Berger-Levrault
a édité sous ce titre : Tous les journaux du front.
Vous y verrez qu'un morceau de viande que la plus solide mâchoire
ne peut entamer est une rognure de taxi ; et que, lorsque les
cuistots n'ont pu arriver jusqu'à la tranchée et que les
poilus n'ont pas eu à manger, ils disent qu'ils ont becqueté
des clarinettes.
« N'allez pas, dit l'Écho des Marmites, demander
de la braise au cuisinier, c'est le vaguemestre qui en distribue.
Quand votre capitaine demande un bicycliste, veillez ce que ce ne soit
pas un homme à lunettes qui réponde à l'appel.
La première fois qu'on va au feu, il est permis d'avoir les grelots,
mais jamais d'en jouer un air. Se « débiner »
n'est plus de mode, mieux vaut se faire bouziller ; et si vous
recevez , un shrapnell dans le buffet, ne soyez pas étonné
qu'on vous signale l'arrivée de l'ambulance en vous disant voici
le paquebot. Lorsqu'il tombe de la flotte, on peut
avoir les pinceaux gelés, dans ce cas on change de russes.
»
Et ainsi de suite. Il y en a comme cela des colonnes.
***
Une des caractéristiques de l'argot c'est pour certaines idées,
l'abondance des termes qui servent à les traduire.
C'est ainsi que lorsqu'ils parlent de leurs chaussures, nos poilus n'ont
que l'embarras du choix pour le terme à employer : pompes,
ribouis, godasses, lattes, tartines,
croquenauds. Lorsqu'il s'agit d'argent, le vocabulaire est
presque aussi riche : pognon, auber (vieux mot qu'on
trouve dans Villon), pèze, braise.
L'idée de bruit se traduit par des onomatopées diverses
: boucan, sproum, bouzin, baroufle.
Un cheval est un bourrin, un canasson, un carcan,
un têtard, un tréteau.
L'alcool s'appelle tour à tour cric, cassepattes,
schnaps, schnick, niaule, eau pour les
yeux, roule-par-terre.
L'homme peu dégourdi est un ballot, un baluchard,
un péquenot, un cul terreux, un petzouille,
un croquant, un cambrousard
Ivrogne se dit au choix : poivrot, blindé,
noir, schlass, rétamé, retourné,
brindezingue.
Paresseux : cossard, flemmard, bras cassé,
genou creux, tire-au-flanc.
Le pantalon est un falzar, un grimpant, un culbutant,
un froc, un fendard.
Le vin est de l'aramon, du brutal, du pinard
ou de l'électrique.
Nos poilus sont sans malice dans leur langage ; c'est ainsi qu'ils ont
de petits mots d'amitié pour leur pires ennemis. Savez-vous comment
ils appellent le pou, cette odieuse vermine dont ils furent infestés
chaque fois qu'ils succédèrent aux Boches dans une tranchée
conquise ? Ils l'appellent gentiment Toto.
Que vous dirai-je encore ? Il y a de ces mots de l'argot des poilus
dont l'étymologie nous échappe, et mettra sans doute à
la torture la cervelle des philologues de l'avenir.
Pourquoi le tabac s'appelle-t-il perlot...? Pourquoi un renseignement,
un tuyau sur les événements de la guerre est-il
un perco ? pourquoi un porte-monnaie est-il une morlingue
? Pourquoi le sou s'appelle-t-il bourgue et le franc linve
? Pourquoi, lorsqu'on reçoit un mandat, dit-on qu'on a reçu
un cheval ou un ours ? Pourquoi est-on aux as
quand on a la poche bien garnie ! Pourquoi, pourquoi ?
Nos poilus nous expliqueront peut-être tout cela quand ils reviendront,
si le récit de leurs exploits leur laisse le temps de se consacrer
à ces questions de linguistique.
Ce qui est sûr c'est que de tout ce langage des tranchées
il restera quelque chose dans la langue courante. Le poilu qui, ayant
pris part à maints engagements périlleux, et qui en est
sorti indemne est un verni. Vous verrez que le mot subsistera.
Il dit bien ce qu'il veut dire. L'homme est verni, verni contre la peur,
verni contre le danger.
Et le mot pépère. Le poilu qui a accompli quelque
acte de bravoure est pépère. Il y a dans cette expression
une familiarité admirative qui le consacrera et la fera entrer
dans l'usage.
Nos soldats travaillent donc en ce moment à une besogne que sans
doute ils ne soupçonnent pas. Ils seront tout étonnés,
quand ils reviendront, d'avoir enrichi la langue en défendant
le pays.
Ernest Laut.
Le Petit Journal illustré
du 16 janvier 1916