“ SERAIT-CE MON TOUR ?... ”


« Serait-ce mon tour ?... » telle est la pensée qui doit hanter le cerveau du Kaiser. La Mort est avide ; elle est insatiable. Se contentera-t-elle de l'abondante pâture qu'il lui a donnée ? Ne le prendra-t-elle pas lui-même, à son tour ? Après avoir sacrifié tant d'hommes à son incommensurable orgueil ne va-t-il pas être sacrifié, lui aussi ?
Et ne croyez pas que cette terreur de la mort que nous attribuons au kaiser soit purement hypothétique et gratuite. La pensée que nous lui prêtons est d'une absolue vraisemblance si nous nous en rapportons à la mentalité de Guillaume II.
En effet, même en pleine santé, le kaiser a une véritable phobie des malades et de la maladie. Comment ne serait-il pas assailli par les pires craintes alors que le mal s'abat sur lui ?
Jugez-en plutôt par ce passage des Kaizeriana, de Paul-Louis Hervier.
« Guillaume II, dit Paul-Louis Hervier, tient peu à la vie de ses sujets. Il tient énormément à la sienne. Il redoute les malaises qui peuvent être les prodromes de maladies graves, il a peur des contagions et des épidémies. Il appréhende que les maux dont il souffre empirent soudain.
» Quand Guillaume vient sur un des fronts de la guerre, il est non seulement accompagné de son état-major, mais aussi l'une troupe de médecins, un véritable corps sanitaire, dont la mission est de rechercher s'il n'y a pas d'épidémie dans la région, si l'air est bon pour les poumons de Sa Majesté, si l'humidité du climat ne peut pas engendrer des douleurs. Dès que Guillaume croit qu'il a un rhume, il se met au lit, annule toute ses audiences, boit de la tisane, accepte tous les cataplasmes, les gargarismes, les potions, les pilules et les cachets, on l'entoure de mille soins, on nettoie tout autour de l'habitation, on désinfecte à l'extérieur et à l'intérieur, on assainit par des procédés chimiques la chambre de l'auguste malade et on en éloigne tous ceux qui ont éternué pendant la semaine précédente, qui toussent pour avoir respiré de travers ou qui se mouchent pour cacher leur émotion. Ces gens-là peuvent avoir des rhumes de cerveau ou des bronchites, ils sont dangereux, on les chasse, on les exile. »
Dans ces conditions, on conçoit quelles doivent être les craintes du kaiser atteint par le mal héréditaire auquel son père a succombé.
Déjà, il y a cinq ans, il fut question d'opérer l'empereur et de l'ablation du larynx. Guillaume recula.
Pourra-t-il encore reculer cette fois ? Le cancer a fait des progrès. Cette voix qui a proféré tant de mensonges est-elle condamnée à s'éteindre ? Cet homme qui a sacrifié à ses ambitions tant de vies humaines va-t-i1 périr à son tour ?
Sans doute sa disparition jetterait le désarroi dans le camp ennemi et hâterait peut-être la fin de la guerre. Mais comme on voudrait que l'homme responsable de tant de deuils et de tant d'horreurs pût voir, avant de succomber, l'effondrement de toutes ses ambitions, la chute de sa dynastie, l'abaissement définitif de son peuple, et qu'il connût ainsi, avant de mourir, le châtiment.

VARIÉTÉ

Le recrutement en Angleterre


Le service obligatoire il y a mille ans. - Plaintes de Wellington. - La publicité du recrutement, par les journaux et par le cinéma. - Affiches parlantes. - La volonté de l'Angleterre.

Lorsqu'au début de cette guerre, la question du service militaire obligatoire fut agitée pour la première fois en Angleterre, les adversaires du système opposèrent à ses partisans leur argument ordinaire, à savoir que le service obligatoire est incompatible avec le caractère anglais.
« Il n'est pas douteux, pourtant, écrivit alors le Daily Mail que le service obligatoire a déjà existé en Grande-Bretagne.
« Il était en vigueur dès les premières années de l'histoire de l'Angleterre, après l'occupation romaine. Le fait de porter les armes était même un honneur dévolu seulement aux hommes libres.
» Cette armée nationale portait le nom de « Fyrd » et chaque comté était tenu de contribuer à sa formation par le recrutement d'un contingent déterminé.
» Alfred le Grand réorganisa la « Fyrd » et décida que tous les hommes âgés de seize a soixante ans étaient tenus d'en faire partie ».
Il y aurait de cela dix ou onze siècles. C'est assez loin, comme vous voyez. Et les Anglais d'aujourd'hui ont de bonnes raisons de ne s'en point souvenir.
J'ignore jusqu'à quelle époque le système du « Fyrd » subsista en Angleterre, mais il est certain qu'après l'invasion normande il avait cessé d'exister, et qu'en aucun temps, depuis lors, même aux époques où l'Angleterre eut le plus besoin de soldats, notamment pendant la période des guerres napoléoniennes, il ne fut jamais question de le rétablir.
Le recrutement des armées anglaises était alors extrêmement difficile. Wellington s'en plaignait constamment.
Bien que la prime d'engagement fût alors d'une livre, il était presque impossible de trouver des soldats. Le gouvernement anglais fut parfois réduit à faire aux condamnés remise de leur peine pour les enrôler dans l'armée.
« Il n'y a que la vile classe qui entre au service », écrivait Wellington en 1811 ; et, un autre général anglais, disait : « Si nous n'avions point de pauvres, nous n'aurions point de soldats ».
Le recrutement ne se faisait aisément que dans les années de misère. Dans les années plantureuses, quand les jeunes gens trouvaient leur nourriture dans le travail, la besogne devenait extrêmement ardue.
Les sergents recruteurs étaient alors sur les dents ; il leur fallait parcourir les provinces et prendre tout ce qu'ils trouvaient sans examen. Leur génie consistait en ce cas à enrôler les gens en dépit d'eux-mêmes.
- A quelle classe appartient la majorité des recrues que vous enrôlez, demandait-on un jour a l'un de ces racoleurs.
- A la classe des idiots, répondait le facétieux sergent.

***

Cependant, les Anglais surent toujours trouver des soldats quand ils en eurent besoin. Et si l'empereur Guillaume II eût connu un peu son histoire, il se fût gardé peut-être de parler avec tant de dédain, au début de la guerre de « la misérable petite armée du maréchal French ». Il se fût dit qu'il ne tenait qu'a la volonté du gouvernement anglais de la transformer rapidement en une grande et redoutable armée.
C'est là ce qui s'était produit il y a un peu plus d'un siècle. En 1792, l'armée anglaise n'était que de 56.000 hommes. En quelques années elle fit plus que quadrupler. La prime d'engagement fut alors portée à 25, livres (625 francs) et la solde minima à un shilling.
En 1808, l'Angleterre avait 230.000 hommes de troupes de ligne, sans compter 78.000 miliciens et 300.000 volontaires.
Instruite par de tels résultats, forte de son insularité et confiante dans la puissance de sa flotte, on conçoit très bien que l'Angleterre n'ait jamais songé a modifier son système de recrutement.
Jusqu'en ces dernières années, le sergent racoleur en était resté le facteur unique.
C'était là le procédé classique, le procédé primitif tel qu'il était en usage dans presque tous les pays d'Europe au XVIlle siècle. Les Anglais seuls l'avaient conservé tel. Mais depuis le commencement de cette guerre, ils l'ont singulièrement amélioré ; et c'est merveille de voir avec quelle ingéniosité ils ont appliqué au recrutement des méthodes nouvelles et en particulier les méthodes de publicité, dans lesquelles ils excellent.
Avant la guerre, dès le début de 1914, le War Office avait déjà recouru à la publicité des journaux.
Le 15 janvier, les feuilles à un demi-penny donnèrent une page d'annonces dans laquelle étaient exposés tous les avantages réservés aux soldats anglais ; la paie, d'abord : 8 shillings 9 pence par semaine pour l'infanterie ; 14 shillings pour les gardes à cheval et pour les autres armes, artillerie, cavalerie, etc., de 9 à 11 shillings. Et. cela, dès l'entrée au corps.
Au bout de deux ans, la paie varie, suivant les armes, de 10 shillings, 6 à 17. 6. En sept ans, disait le prospectus, un soldat peut avoir mis de côté de 2 à 3.000 francs.
Et ce n'était pas tout : belle tenue, vêtements chauds l'hiver, vêtements légers l'été, nourriture substantielle et variée, confiture, chocolat, salles de billards, fumoirs, plaisirs sportifs etc. Quoi de plus alléchant ?
Il paraît, pourtant, que tout cela ne suffisait pas encore à assurer le recrutement, car bientôt le War office, non content de la publicité des journaux, recourait au cinéma.
Par ses soins, des films furent pris de toutes les phases de l'existence du soldat. La vie entière de Tommy Atkins (le piou-piou anglais) y était reproduite... Mais comme il eût été peut-être monotone pour le public de ne voir que des scènes militaires et pour vaincre le préjugé qui, dans les milieux ouvriers anglais, attachait une défaveur au métier de soldat, une intrigue fût mêlée fort habilement au film... Un jeune homme, employé aux docks de Londres, aime une jeune nurse. Il lui demande sa main, elle refuse. Il s'engage. On le voit dans toutes ses occupations militaires. Il prend goût à son métier, oublie ses chagrins, se comporte brillamment aux manoeuvres, fait campagne, y est blessé, est soigné par la nurse, est nommé colour sergeant et épouse sa bien aimée.
Et ce film fut donné en sus du programme dans tous les cinémas populaires.

***
Puis, quand éclata la guerre, l'ingéniosité des Anglais pour recruter des soldats prit un nouvel essor.
Une profusion d'affiches furent apposées partout, sur les murs, sur les façades, aux devantures des boutiques.
« Elles couvrent tout, disait un de nos confrères, les omnibus, les taxicabs, les tapissières, jusqu'aux voitures de maîtres. Elles sont de tout format et de couleur et l'on est stupéfait du nombre de variations que leurs auteurs ont su tirer de ce thème unique : « La patrie est en danger ; courez sous les drapeaux. »
« Un soldat en kaki, le fusil à la main, la pipe aux lèvres, pose cette question :
« Cela vous est indifférent que je me fasse tuer pendant que vous restez chez vous ? »
« Si vous ne pouvez vous engager, dit une autre affiche, tâchez de trouver une recrue ! » Un paysage sombre et tourmenté vous montre au fond des ruines fumantes et au premier plan un soldat avec cette légende : « Souvenez-vous de la Belgique ! »
« Voici maintenant, sur une pancarte, le buste fort ressemblant et de grandeur naturelle de lord Kitchener ; le bras allongé, l'index tendu vers le spectateur, il s'écrie en le fixant dans les yeux : « J'ai besoin de VOUS ! » Plus loin, c'est le portrait de lord Roberts ; au-dessous l'épée du maréchal et son chapeau à plumes avec les mots : « Il a fait son devoir ; ne ferez-vous pas le vôtre ? »
« Autre chose. Un rang de soldats au port d'armes. Entre le premier et le troisième, un vide dans lequel est écrit « Cette place vous est réservée ; venez la prendre ! » . Il y a aussi l'affiche qui s'adresse à l'amour-propre du passant et lui fait honte de rester chez lui au lieu de prendre un fusil. En voici un exemple : « Vous êtes fier de votre copain qui est sous les drapeaux ; que pense-t-il de vous, lui ? Réfléchissez ! »
En dehors des affiches, il y a encore les annonces dans les journaux, tels que l'appel aux gens riches gardant à leur service des valets de chambre ou des laquais qui devraient porter le fusil et non le plateau, ou des chauffeurs qui devraient conduire fourgons et ambulances au lieu de mener des autos de luxe ; une annonce invite les femmes à ne pas retenir les hommes et à leur conseiller de s'enrôler ; un appel s'adresse aux chefs d'industrie, un autre aux commerçants qui emploient beaucoup d'hommes en âge de servir.
» Après cela viennent les questionnaires et examens de conscience.. « 1. Si vous êtes solide, entre dix-huit ans et trente-huit ans, êtes-vous satisfait de ce que vous faites en ce moment ? - 2. Vous sentez-vous heureux, en passant dans les rues, de voir d'autres hommes porter l'uniforme du roi ? - 3. Que direz-vous quand on vous demandera plus tard : Où avez-vous servi ? - 4. Si vous avez des employés ne pouvez-vous les remplacer par des femmes pendant la durée de la guerre ? »
Nous avons vu, même dans les vitrines des magasins anglais de Paris ces appels à l'enrôlement volontaire. En voici quelque uns :
Des soldats anglais, le pied sur une carte de France, vers Calais, se tournent vers l'Angleterre et crient cet appel :
Boys come over here, you are wanted.
(Amis, venez ici. On a besoin de vous).
Deux soldats anglais, le fusil à la main, marchent à l'ennemi ; au-dessous, on lit :
Don't stand looking at this. Go and help.
(Ne vous contentez pas de les regarder. Allez les aider).
Et voici quelques simples recommandations, non accompagnées d'images
Wy aren't you in kaki ?
(Pourquoi n'êtes-vous pas en kaki ?)
Don't lay follow your flag.
(Ne restez pas en arrière, suivez votre drapeau).
Les journaux allemands eux-mêmes s'émerveillaient de l'intensité du mouvement patriotique, créé par la guerre en Angleterre. Voici un tableau du recrutement anglais publié par l'un d'eux en décembre dernier, et dont l'auteur est le docteur Vorst.
« Sur l'îlot formé par le terre-plein devant la Bourse de Londres, une musique de régiment a formé le cercle. Au centre se trouve un gamin de neuf ans portant l'uniforme kaki réglementaire. C'est l'espoir militaire de l'Angleterre. En un clin d'oeil, la foule s'est rassemblée ; un jeune soldat grimpe les marches du perron de la Bourse et lorsque la musique cesse, il retire sa casquette et s'exprime d'une voix forte en ces termes: « Mesdames et messieurs, l'Angleterre compte que tout le monde fera son devoir ». Ce sont les paroles de Nelson avant la bataille de Trafalgar. Le soldat continue : « L'Angleterre n'a pas voulu décréter le service militaire obligatoire parce qu'elle est convaincue et parce qu'elle pensé qu'à l'heure du danger l'idée du devoir remplacerait la loi. L'heure du danger est venue : il faut s'opposer de toutes nos forces à l'envahissement de l'Europe par la vague teutonne. Je fais appel à votre patriotisme, à la conscience que vous avez de l'honneur de votre pays qu'il faut sauvegarder. Il ne faut pas croire que le soldat soit malheureux... »
« Une fois convaincu et encouragé des sous-officiers revenus du front circulant dans la foule, un jeune homme monte les marches, échange quelques mots avec un officier chargé de recevoir les adhésion : c'est le premier pacte qui vient de se conclure.
« L'Angleterre a su rajeunir le vieux systéme de recrutement et employer tout espèce de moyens nouveaux pour stimule les engagements volontaires et provoque par toutes sortes de stratagèmes l'enrôlement. Toute la ville est remplie de pancartes. Des femmes, autrefois sans doute des suffragettes, ayant renoncé à lacérer les tableaux, se font propagandistes et orateurs. Tous les moyens sont mis en oeuvre pour recruter le plus d'engagements possible. Le système de la réclame parla vue, par les paroles, est pratiqué avec une perfection vraiment inouïe. »
Le résultat de cette propagande, on 1a connaît, c'est la superbe armée qui combat, vaillamment à côté de la nôtre.
Mais ce résultat ne suffit pas encore aux Anglais ; ils veulent plus. Et, bouleversant toutes leurs traditions, ils en viennent au service obligatoire.
Les Boches, après cela, ne pourront plus douter de leur volonté formelle, inébranlable, d'aller jusqu'au bout.

Ernest LAUT

 

Le Petit Journal illustré du 23 janvier 1916