LE GÉNÉRAL DUBAIL

commandant un groupe d' armées
Le général Dubail est né à Belfort en 1851.
Quand éclata la guerre de 1870, il sortait de Saint-Cyr et fut
affecté comme sous-lieutenant au 10eme bataillon de chasseurs.
Après la guerre, il fut, comme capitaine, chargé du cours
de géographie et d'art militaire à Saint-Cyr, puis officier
d'ordonnance des ministres de la Guerre Thibaudin et Boulanger.
Le général Dubail passa dix années en Algérie
où il fut successivement chef d'état-major de la division
d'Alger, et colonel du 1er zouaves.
Rentré en France comme général de brigade, il commanda
une brigade alpine, puis l'école de Saint-Cyr, et fut chef de
cabinet du ministre de la Guerre, les deux fois que le portefeuille
fut confié à Maurice Berteaux.
Après avoir commandé la 14eme division à Belfort,
sa ville natale, il fut chef d'état-major de l'armée,
et placé ensuite à la tête du 9° corps à
Tours.
Il était depuis un an membre du conseil supérieur de la
guerre, lorsque commença la guerre actuelle.
Le commandement de la première armée lui fut confié.
On sait quel fut le rôle de cette armée. Placée
à la droite de la masse des troupes françaises, elle combattit
pendant un mois, nuit et jour, arrêtant les Allemands sur la Meurthe
et la Mortagne.
Attaquée à la fois sur son front en Lorraine et sur son
flanc droit par l'Alsace, elle servit de pivot aux opérations
du général Joffre.
Plus tard, lorsque l'armée allemande, qui débouchait de
Metz, prit pied sur les Hauts-de-Meuse, c'est encore la première
armée qui, débouchant sur le flanc gauche de cette attaque,
arrêta net les corps allemands qui s'apprêtaient à
franchir la Meuse à Saint-Mihiel.
Le général Dubail commande aujourd'hui un groupe d'armées.
« Au début de 1915, raconte notre confrère l'Illustration,
lorsque l'offensive allemande sur les Hauts-de-Meuse fut enrayée,
le général Joffre vint visiter les champs de bataille
de la première armée. Pour la première fois, depuis
le début de la campagne, il allait revoir son ancien chef d'état-major
de l'armée. L'entrevue des deux généraux, racontée
par un des rares officiers qui y assistèrent, fut particulièrement
émouvante. Elle eut lieu sur un plateau élevé d'où
l'on découvre à la fois les plaines de la Lorraine et
la ligne lointaine des Vosges.
» Le général Joffre s'approcha du général
Dubail qui l'attendait au milieu des officiers de son état-major
et, sans mot dire, comme si aucune parole ne pouvait traduire les impressions
de l'heure et du lieu, longuement il le serra dans ses bras. »
VARIÉTÉ
Au pays des massacres
Une victoire pour l'humanité,
- Turcs et Arméniens. - Le massacre d'0rfa. - L'espoir des peuples
martyrs.
A propos de la grande victoire de l'armée
russe du Caucase et de la conquête d'Erzeroum, la grande ville
arménienne, un important journal américain, la Tribune
de New-York disait avec raison que c'était là plus
qu'une victoire ordinaire, que c'était une victoire pour l'humanité.
Il n'est pas, en effet, dans l'histoire de la Turquie, histoire pourtant
sanglante entre toutes, un chapitre plus sombre que celui des massacres
systématiques dont les Arméniens ont été
victimes à maintes reprises..
« Erzeroum, conclut la Tribune de NewYork, ne doit plus
jamais appartenir à l'empire turc. »
La prise de cette ville et la conquête, qui la suivra fatalement,
de tout le pays arménien, doivent, dans l'avenir, arracher définitivement
au joug sanguinaire des Ottomans, ce peuple arménien, d'origine
occidentale et de religion chrétienne, dont les annales ne sont
qu'un long martyre.
***
Avant les grands massacres de 1894 et de 1896, il y avait dans l'Arménie
turque environ trois millions d'Arméniens. On en trouve, en outre,
environ un million dans le Caucase russe et cinq cent mille en Perse.
C'était là tout ce qui subsistait d'une race jadis forte
et nombreuse, mais déjà singulièrement décimée
par les exactions des Musulmans.
L'Arménien est de moeurs douces et industrieuse. On lui attribue
généralement des aptitudes uniques pour le commerce et
la banque. C'est une erreur fondée sur le fait que dans les villes,
en effet, on rencontre beaucoup d'Arméniens parmi les tenanciers
et les intermédiaires de bazars. Mais on trouve également
nombre d'Arméniens parmi les gens de métier.
Dans l'introduction du grand appel publié en 1904 pour l'Arménie
et la Macédoine, M. Pierre Quillard observe justement que l'activité
de la race arménienne s'exerce un peu dans tous les genres.
« Les hamals (portefaix) de Constantinople, dit-il, sont
presque tous Arméniens, ainsi que la plupart des boulangers,
des tailleurs, menuisiers, orfèvres, cordonniers, forgerons,
terrassiers, bouchers. Les Arméniens sont armuriers, couteliers,
orfèvres, surtout à Erzindjan, Baïbourd, Van, Diarbékir,
Sivas, Angora, et presque partout tisserands, forgerons et chaudronniers.
Ils ont inauguré et sauvé à Brousse l'industrie
séricicole par la première application en Turquie des
méthodes pastoriennes et les teintureries et tanneries d'Erzindjan
ont été fondées par eux. Mais, dans l'intérieur
où se rencontrent leurs agglomérations les plus fortes,
les Arméniens sont surtout un peuple agricole : vignerons à
Van, à Ardjèche, à Angora, à Brousse, à
Segherd : grands éleveurs d'abeilles à Van, à Angora,
partout laboureurs et bergers.. »
Le même auteur ajoute que dans les exploitations agricoles, les
Arméniens emploient volontiers les méthodes modernes les
plus perfectionnées ; il en cite qui, pour l'exploitation rurale
ont inventé des machines fort ingénieuses.
« Car, dit-il, un trait du caractère arménien, c'est
le désir de connaître ; et, aujourd'hui comme à
l'époque antique, les Arméniens sont, parmi les peuples
installés en Asie, les meilleurs propagateurs de la culture occidentale.
»
Jugez par là de ce que les Turcs eussent tiré de bienfaits
de l'activité de ce peuple laborieux, intelligent et doux s'ils
l'avaient encouragé et protégé.
Ils préfèrent le pressurer, le décimer, le massacrer.
Le sort de l'Arménien est absolument comparable à celui
du Serbe de Macédoine dont nous parlions ici l'autre jour.
Le paysan macédonien, disions-nous, a été, jusqu'à
la dernière guerre balkanique, la victime de son farouche voisin,
l'Albanais. Quand il avait fini sa récolte, l'Albanais arrivait,
qui la lui enlevait et qui, s'il résistait, le tuait.
De même, l'Arménie a des voisins non moins cruels, non
moins pillards. Ce sont les Kurdes.
Comme les Albanais à l'égard des Serbes macédoniens,
les Kurdes, à époques fixes descendent en bandes armées
de leurs montagnes et tombent chez le paysan arménien auquel
ils prennent de force ses récoltes et son argent.
Au temps où Abdul-Hamid régnait sur la Turquie, les Arméniens
ne cessaient de lui adresser des plaintes sur ces pillages. Savez-vous
ce que fit ce vieux pince-sans-rire de sultan rouge pour leur répondre
« Les brigands kurdes, dit-il, dépouillent les Arméniens
? Eh bien, transformons donc les brigands kurdes en gendarmes : ils
protégeront les biens des Arméniens. »
Et le sultan créa le régiment de Hamidjé composé
de gendarmes kurdes. De sorte, que dorénavant, le Arméniens,
ne furent pas moins volés ni moins assassinés, mais ils
eurent la consolation de l'être par les troupes régulières
du commandeur des Croyants.
Comme le disait alors un Français ami des Arméniens, «
les rançonnements et les pillages passèrent dès
lors à l'état de subventions à la gendarmerie ».
***
Mais cette gendarmerie ne se contenta pas de voler ; elle se distingua
tout particulièrement dans la période des grands massacres
qui eurent lieu d'août 1894 à la fin de 1896.
Ces massacres furent exécutés par les kurdes irréguliers,
par les hamidiehs et par les troupes régulières turques.
Les provinces arméniennes furent le théâtre de la
plus épouvantable boucherie.
Rien qu'en août septembre 1894 (massacre de Sassoun), près
de onze cents maisons formant vingt-deux villages furent détruites
; cinq à six mille hommes furent tués.
Citons, pour donner une idée de ces effroyables hécatombes
régulièrement organisées, le cas d'Orfa, l'ancienne
Edesse, qui, sur 65.000 habitants, comptait 20.000 Arméniens.
Le vice-consul anglais de cette ville a raconté comment s'accomplit
cet affreux massacre.
Nazif Pacha commandant les troupes turques d'Arménie, en fut
l'organisateur. C'était à la fin de l'année 1894.
Le 26 décembre, le quartier arménien de la ville fut investi
par les soldats. On força les habitants à livrer les armes
qu'ils possédaient. La troupe s'était placée sur
une colline au penchant de laquelle était bâti le quartier
arménien. Derrière, elle se trouvait toute une populace
armée. Sur les minarets des mosquées se pressaient les
Musulmans accourus pour assister à l'événement
annoncé ; les femmes turques s'étaient aussi placées
en foule sur les toits et sur les glacis de la forteresse qui dominait
le quartier arménien.
Ce jour-là, entre onze heures et midi, des flots de Musulmans
armés st répandirent dans la même direction, excités
par leurs femmes. Celles-ci poussaient le zilghit, cri guttural
particulier dont les femmes orientales se servent pour encourager les
combattants.
Soudain, une sonnerie de trompette partit de la citadelle. En même
temps à l'autre bout du quartier, un prêtre musulman arbora
sur un minaret un drapeau vert.
C'était le signal de l'attaque. On vit la troupe ouvrir ses rangs
et laisser passer la populace placée derrière elle. Peuple
et soldats se précipitèrent dans le quartier arménien
; et la boucherie générale commença.
En avant de la horde d'assassins, raconte le consul anglais, marchait
une troupe de bûcherons, venus des montagnes voisines, la hache
à la main. Ces bûcherons brisaient les portes des maisons
; les soldats s'y précipitaient et déchargeaient leurs
martinis sur les hommes, dont ils attendaient une certaine résistance.
Mais les Arméniens avaient livré toutes leurs armes. Il
ne leur restait, dans leur extrême angoisse, qu'à demander
grâce au nom de leurs femmes et de leurs enfants, au nom du prophète
Jésus. Ils furent, les uns après les autres, tirés
de leurs cachettes, injuriés et cruellement égorgés.
Dans une maison, quarante hommes furent tuées de cette manière.
Un cheikh ordonna à sa suite de lui rassembler autant de jeunes
et solides Arméniens que possible. On lui en amena cent environ.
On les jeta à terre sur le dos, on leur tint solidement les pieds
et les mains, et le cheikh, dans un accès de fanatisme et de
cruauté, tout en récitant des versets du Coran, leur coupa
le cou selon le rite usité à la Mecque pour égorger
les brebis.
Plusieurs Arméniens se cachèrent au fond des citernes,
dans l'espoir d'échapper à leurs assassins. On leur jeta
des cruches et des pierres ; on leur tira dessus avec des revolvers
; on lança dans les citernes des nattes imbibées de pétrole,
auxquelles on mit le feu. Dans plusieurs cas, des femmes et des jeunes
filles qui essayaient de protéger leur proches furent massacrées
sans pitié.
Pendant que cette tuerie se faisait de maison en maison, du haut de
1a colline dominant le quartier, un feu continu pleuvait sur les Arméniens
qui essayaient de s'enfuir par les toits. Vers le coucher du soleil,
on entendit la trompette, comme à midi ; la populace cessa aussitôt
sa besogne, quelques bandits seuls continuèrent le pillage.
Le lendemain, dimanche 29 décembre, la trompette sonna très
tôt et le massacre recommença. L'horrible boucherie du
jour précédent continua jusqu'à midi. A midi eut
lieu l'incendie de la cathédrale arménienne, acte qui
surpasse en barbarie diabolique toutes les horreurs des longs massacres
arméniens et dont on ne trouverait pas le pendant dans l'histoire
du monde.
Dans la nuit du samedi, une foule d'Arméniens, hommes, femmes
et enfants, s'étaient réfugiés dans ce magnifique
édifice, qui pouvait contenir 8.000 personnes. Tout ce monde
passa la nuit dans la cathédrale ; le dimanche, des centaines
de personnes vinrent se joindre à eux ; elles espéraient
que la sainteté du lieu le préserverait des violences
d'une populace fanatique, même musulmane. On admet que 3.000 personnes
étaient rassemblées dans la cathédrale lorsqu'elle
fut attaquée.
Les Mahométans tirèrent d'abord par les fenêtres
; ils brisèrent ensuite les portes de fer et se mirent à
égorger tous ceux qui se trouvaient dans la nef, des hommes pour
la plupart. Ils détruisirent les tableaux et les reliques et
se moquèrent du Christ en disant « Prouve maintenant que
tu es un prophète plus grand que Mahomet ». Une grande
galerie en pierre et en bois, courant le long de la partie supérieure
de la cathédrale, était bondée de femmes et d'enfants
épouvantés, avec quelques hommes. Des musulmans montèrent
sur la plateforme de l'autel et ouvrirent le feu, avec leurs revolvers,
sur les gens de la galerie. Mais ce procédé était
trop lent à leur gré ; ils songèrent à la
méthode plus pratique qui avait si bien réussi contre
ceux qui s'étaient réfugiés dans les citernes.
Ils firent, avec des lits et des nattes, un tas de combustible, versèrent
dessus une trentaine de litres de pétrole, arrosèrent
aussi les cadavres gisant dans la nef et allumèrent le tout.
Les poutres et les boiseries de la galerie s'allumèrent bientôt
: on barra les escaliers qui y donnaient accès avec des combustibles
analogues et les masses humaines, se tordant dans les flammes, furent
livrées aux fureurs de l'incendie.
Pendant plusieurs heures, la ville fut remplie de l'odeur de la chair
humaine brûlée, et, dit le consul anglais, encore deux
mois et demi après le massacre, l'odeur des restes humains en
décomposition ou carbonisés était insupportable
dans le cathédrale.
***
Tels étaient les tortures, les exactions, les massacres auxquels
se livraient les Turcs sur les Arméniens. Et ne croyez pas que
la boucherie dont nous venons de faire le récit fût un
fait isolé.
Tour à tour, depuis vingt ans, toutes les villes d'Arménie
: Erzeroum, Van, Billis, Diarbekir, Adana, furent le théâtre
des mêmes abominations.
Les Turcs, vous le voyez, sont bien les dignes alliés des massacreurs
de la Belgique. Lisez, en effet, le livre de Gustave Somville :
Le chemin du crime, vous verrez que les procédés
des Allemands à l'égard des malheureux habitants du pays
de Liége, en août 1914, furent exactement les mêmes
que ceux des Musulmans à l'égard des Arméniens.
Et vous concevrez qu'en Occident comme en Orient, les victoires des
Alliés éveillent le même espoir : l'espoir de la
délivrance, l'espoir pour les peuples martyrs d'échapper
désormais aux horreurs de la plus effroyable barbarie.
Ernest Laut.
Le Petit Journal illustré
du 5 mars 1916