LE GÉNÉRAL SARRAIL


Commandant l'armée d'Orient

C'est une des grandes figures militaires qui se dégagent des événements de cette guerre.
On sait quel fut le rôle du général Sarrail au début de la guerre, à l'heure sombre, qui précéda les jours glorieux de la Marne. Son armée fut, au Nord, le pivot solide où s'appuya la manoeuvre du général, Joffre.
Avec une admirable ténacité, le général Sarrail, cramponné entre la Meuse et l'Ornain, fit front contre l'armée du kronprinz. Avec des forces très inférieures, il maintint l'adversaire et tandis que le général Foch, au centre, et le général Maunoury, à l'aile droite, achevaient de gagner la victoire de la Marne, Sarrail, par sa résistance acharnée, conservait au pays cette citadelle de Verdun contre laquelle les Allemands n'ont cessé d'épuiser leurs forces.
Désigné, à la fin de l'an dernier, pour commander l'expédition française en Macédoine, le général, Sarrail, au mois de janvier 1916, fut nommé commandant en chef des forces réunies, de l'Angleterre et de la France, opérant dans les Balkans.
Le plus bel hommage qu'on puisse rendre au général Sarrail, c'est de reproduire ce que disait alors à un des nos confrères, le général Bryan Mahon, commandant de l'armée anglaise d'Orient, à propos, de cette nomination.
« Pour moi personnellement, déclarait le général anglais, il n'y aura rien de changé. Je me suis toujours et sur toutes les questions, trouvé en parfaite communion d'idées avec le général Sarrail dont le haut ascendant personnel s'impose; même malgré lui. Vous me voyez particulièrement heureux des nouvelles dispositions qui, le placent à la tête des forces franco-anglaises, et le général Sarrail sait que, comme par le passé, il aura toujours en moi le collaborateur le plus dévoué et le plus empressé. Je ne puis que répéter que suis enchanté de cette nouvelle situation. »
On sait quelle fut l'oeuvre du général Sarrail en Macédoine, comment il poussa audacieusement ses faibles effectifs jusqu'à Krivolak, puis au delà de la rive gauche de la Tcherna. L'effort qu'il tentait ainsi avait pour but d'effectuer la jonction avec les Serbes pendant qu'ils combattaient dans les défilés de la Babouna. Malheureusement leur vaillance dut fléchir devant le nombre de leurs adversaires. Ils se replièrent vers l'Albanie.
C'est alors que Sarrail entreprit l'admirable retraite stratégique qui ramena ses forces vers Salonique. Cette opération commencée le 2 décembre était terminée le 12. Elle s'effectua en quatre étapes, et telle que l'avait prévue le grand chef.
On sait encore ce que Sarrail a fait du camp retranché de Salonique « Notre situation y est inexpugnable », a dit le général de Castelnau.
Enfin, l'entrevue récente que le général Sarrail eut avec le roi de Grèce montre que le tacticien de Verdun, le stratégiste de la Macédoine, l'organisateur de Salonique est encore un diplomate aussi habile qu'énergique.
Les intérêts de la France dans les Balkans ne pouvaient être confiés à de meilleures mains.

VARIÉTÉ

Femmes françaises

Elles sont, dit un Américain, « la merveille du monde ». - Les femmes de
1870 et celles d'aujourd'hui. - Jeunes filles héroïques. - Les épouses et les mères.

Un Américain qui a vécu en France depuis le début de la guerre et qui a observé l'état d'âme de ses habitants aussi bien au front qu'à l'arrière écrivait l'autre jour :
« French women are the world's marvel ». Les femmes de France sont la merveille du monde.
Quel plus bel hommage pourrait être rendu aux femmes françaises que ce cri échappé à un neutre ?
Oui, les femmes de France émerveillent le monde. On peut même dire qu'elles l'émerveillent toujours : en temps de paix par leur élégance, par leur grâce, par leur esprit en temps de guerre, par leur courage, leur énergie, leur résignation.
Dans les instants d'épreuves les femmes françaises se sont toujours montrées héroïques : un peu de l'âme de Jeanne la Bonne Lorraine survit et survivra éternellement au fond de toutes les âmes féminines en ce pays.
Nous ne sommes plus aux temps miraculeux où les femmes se mêlaient aux lutte a guerrières. Mais il leur reste la pitié, l'enthousiasme, le dévouement, et tout cela aussi, comme l'a dit Lamartine dans une page célèbre, tout cela aussi constitue l'héroïsme.
Cet héroïsme s'est manifesté sous toutes ses formes chez les femmes françaises d'aujourd'hui, comme il se manifesta voici près d'un demi-siècle chez leurs grands-mères. Et les étrangers qui connaissent notre histoire peuvent être émerveillés de voir en ce moment nos femmes si dignes de leur tâche, mais ils ne sauraient en être étonnés s'ils se souviennent de ce que furent les femmes françaises de 1870.
Partout, alors comme aujourd'hui, leur activité suppléa à l'absence de leurs maris ou de leurs frères, partout, leur patriotisme soutint et souvent même exalta la vaillance des hommes.
On sait combien admirable fut l'abnégation des femmes de Paris pendant le siège, Victor-Hugo l'a dit dans des vers célèbres de l'Année terrible.

Eh bien, dans ce Paris, sous l'étreinte inhumaine,
L'homme n'est que Français, et la femme est Romaine.
Elles acceptent tout, les femmes de Paris,
Leur âtre éteint, leurs pieds par le verglas meurtris,
Au seuil noir des bouchers, les attentes nocturnes
La neige et l'ouragan vidant leurs froides urnes,
La famine, l'horreur, le combat, sans rien voir
Que la grande patrie et que le grand devoir

Elles furent admirables, en effet, les femmes du siège. Tous les historiens de cette époque douloureuse ont célébré leur fermeté d'âme et leur résignation.
Sarcey, dans ses notes au jour le jour, écrivait :
« Les femmes se montrèrent peut-être plus déterminées que les hommes. C'étaient elles qui portaient le plus lourd fardeau, car c'étaient elles qui, chargées de l'approvisionnement du ménage, faisaient queue aux boucheries, aux épiceries, aux cantines ; qui laissaient au mari le pauvre morceau de viande à grand'peine acheté, qui soignaient les enfants et s'efforçaient d'éclairer encore d'un rayon de joie la tristesse du foyer éteint. Ah ! nos Françaises ! nos Françaises ! quelle trésors de dévouement, d'abnégation, de force morale on peut faire jaillir de leur coeur quand on sait frapper au bon endroit !... »
Oui, quels trésors d'abnégation. Et quels traits de courage et de bonne humeur dans la résignation ! L'avocat Dabot, qui prit des notes au jour le jour pendant toute la durée du siège, raconte que, dans la nuit du 1er au 2 décembre 1870, par une température effroyable, il vit un groupe de femmes stationner devant l'usine de Choisy, de trois heures à neuf heures du matin. Elles attendaient un peu de coke.
« Les malheureuses ! écrit-il : elles s'asseyent par terre quand elles sont trop fatiguées ; parfois, pour faire nique au froid et au sommeil, elles chantent la Marseillaise. »

***
Telles mères, telles filles, pourrait-on dire, car les femmes françaises de la grande guerre se sont montrées dignes des traditions de leurs aînées.
Comment dépeindre ce mouvement général de solidarité, de charité, de pitié qui, dès les premiers jours de la guerre entraîna tant de femmes aux ambulances, en transforma tant d'autres en ouvrières infatigables, les unes travaillant aux usines pour la défense nationale, les autres tricotant, cousant jour et nuit pour donner quelque bien-être aux défenseurs du territoire ? Cela, c'est l'action collective, forcément anonyme. Mais que de traits méritent d'être dégagés de l'ensemble
« Si nous mangeons du pain, disait l'autre jour un économiste, c'est aux femmes des campagnes françaises que nous le devons. » En effet, qui donc eût fait la moisson de l'an dernier, qui eût préparé la moisson de l'an prochain sans elles ?
Partout les femmes ont suppléé à l'absence des hommes. Des fillettes parfois, des enfants entraînées par les circonstances, se sont haussées jusqu'aux plus rudes besognes masculines.
Vous n'avez pas oublié, je pense, la petite boulangère d'Exoudun, une fillette de quatorze ans qui, aidée de son petit frère, à peine âgé de dix ans, remplaça son père au fournil et au pétrin, après qu'il eût été appelé à l'armée, et fit chaque jour ses quatre cents kilos de pain.
Ces jours derniers, une lettre du préfet des Deux-Sèvres signalait, dans un village de ce département le cas d'une jeune fille de quinze ans qui fit les labours et sema le blé pour les récoltes prochaines.
De tels traits d'énergie accomplis par les jeunes filles françaises sont innombrables dans nos provinces ; il serait souhaitable que les maires et les préfets les fissent connaître. On n'en dira jamais assez toute la beauté.
De même, on ne saurait trop célébrer l'âme des mères et des épouses françaises dans cette guerre.
Notre collaborateur et ami Emile Hinzelin, citait l'autre jour ce que disait un vieux livre de morale classique sur les « devoirs des femmes pendant la guerre ». Il n'en disait pas long, le vieux livre de morale. Simplement ceci « Les femmes, pendant la guerre, doivent se résigner et ne pas démoraliser les hommes. »
Eh bien, nos femmes françaises font plus et mieux que ce qu'exige ce vieux livre. Non seulement elles savent se résigner, mais, loin de démoraliser les hommes, elles exaltent chez eux le sentiment du devoir.
Que d'admirables exemples d'énergie elles ont donnés dans la tragique période de l'invasion ! On se rappelle qu'à Soissons ce sont deux femmes, Mme Macherez et Mme Bouchet qui tinrent tête aux états-majors allemands pendant l'occupation de la ville.
Cet exemple n'est pas unique. Dans une localité située sur la ligne de feu, la femme de l'instituteur, Mme Fiquémont, remplit pendant une longue période les fonctions de maire. Le village fut bombardé un mois durant ; la plupart des maisons furent détruites ; la mairie fut atteinte par un obus ; la courageuse femme demeura sains faiblir à son poste et résista à toutes les exigences des Allemands.
D'autres se dévouèrent pour guider nos soldats ou pour tromper l'ennemi qui les poursuivait.
A Embernénil, un parti d'Allemands arrive. L'officier avise une femme à l'entrée du village.

- Y a-t-il des Français dans le voisinage ?
- Non ! répond la femme résolument.
La troupe s'engage dans le village. Et, tout à coup, une salve bien nourrie l'accueille.
Le lendemain ils reviennent en force. L'officier - le même qui commandait la veille - réunit dans l'église les deux cents personnes composant la population :
- Hier, dit-il, une femme m'a induit en erreur. Si, avant cinq minutes elle ne s'est pas fait connaître, tous les gens de la commune seront passés par les armes et les maisons seront brûlées.
Une femme alors - Mme Masson - sort des rangs.
- C'est moi, dit-elle, qui vous ai renseigné.
Cinq minutes après, la malheureuse était fusillée.
Et l'on assure, à Emberménil, qu'elle était innocente. Elle s'immola pour sauver la population du village.
A Avrechy, dans le département de l'Oise, pareil fait se produisit, mais il n'eut pas par bonheur le même dénouement.
Une patrouille de uhlans arriva un matin.
Une jeune fille de seize ans, Clotilde Boucry était sur le chemin.

- Les Français sont-ils ici ?
- Non ! répondit la fillette.
C'est bien vrai ?
- Bien vrai !
- En avant !
Mais au bout du village une compagnie française était cantonnée. Je vous laisse à penser comment furent reçus les uhlans. Sept d'entre eux furent abattus. Les autres se rendirent.
Or l'enfant qui les avait si courageusement livrés aux coups des nôtres savait très bien que le village était occupé par nos soldats, car, chaque jour, elle allait leur porter des légumes et des fruits. Du moins ne paya-t-elle pas de la vie son l'éroïque mensonge, car les Allemands ne revinrent jamais à Avrechy.
Mais combien de ces dévouements demeurèrent anonymes. A Badonviller, dans les Vosges, une jeune fille avait ramassé et soigné un officier français blessé. Les Allemands voulurent la châtier pour ce geste de pitié. Ils l'arrêtèrent, la conduisirent à pied à leur quartier général, à douze kilomètres de là. On la relâcha cependant quarante huit heures plus tard. Elle revint à Badonviller. Les Français étaient là. Un officier lui demanda de lui indiquer un guide. Très simplement elle l'invita à la suivre. Je sais où ils sont, dit-elle, puisque je viens de chez eux. Venez avec moi, je vais vous conduire. » Et prenant la tête de la colonne, elle mena nos soldats à l'ennemi.
Quant au courage montré par les femmes françaises demeurées dans la ligne de feu rien ne saurait mieux en donner l'idée que cet extrait d'une lettre d'un officier d'un régiment des Indes que le Times publia naguère.
« Les femmes du Nord, écrivait cet officier, se soucient des obus comme de guignes. A X..., où nous sommes demeurée quelque temps il y a un mois environ, il y avait un chemin parallèle à nos tranchées, à cinq cents mètres en arrière avec de chaque côté des fermes et leurs étables. Les Allemands bombardèrent avec régularité cette ligne et détruisirent une à une à peu près toutes les fermes. Croyez-vous que cela fit changer les habitudes des villageoises ? Pas le moins du monde !
» Quand le toit de leur propre maison s'écroulait, elles traversaient la route et s'installaient dans une maison indemne encore. Toutes les nuits, elles revenaient afin de traire leurs vaches, et le jour, elles les conduisaient aux pâturages, comme si rien d'extraordinaire ne se passait. Naturellement les dommages étalent grands ; il fallut, pour faire partir toutes ces femmes courageuses, un ordre formel. Elles voulaient rester chez elles en dépit des dangers. »

***
Quel poète célébrera l'âme des épouses et des mères durant cette guerre ? Combien d'entre elles reçurent avec une résignation héroïque la nouvelle de la mort de l'être aimé !
On a conté naguère comment était mort le caporal Philippe, chef de patrouille, il avait voulu remplir jusqu'au bout une mission dangereuse qu'on lui avait confiée et bien que grièvement blessé, il était revenu en rendre compte à ses chefs.
- Que voulez-vous, mon lieutenant, disait-il en expirant, il fallait que quelqu'un y aille ; je suis content d'avoir fait mon devoir.
Le colonel du régiment ayant écrit à Mme Philippe pour lui faire part de la mort glorieuse de son mari reçut d'elle cette réponse :

« Monsieur le colonel,
» Je vous remercie bien sincèrement de la part que vous venez prendre à ma grande douleur, et vous suis reconnaissante de m'avoir fait parvenir la nouvelle de la mort glorieuse de mon cher disparu.
» Je vous dirai aussi que de savoir qu'il est mort comme tout Français doit mourir met un peu d'apaisement à mon grand chagrin et vous pouvez être sûr que si sa tâche à lui est terminée en mourant pour notre mère-patrie, la France, moi sa compagne, je n'aurai qu'un seul but à mon tour : c'est de faire de ses deux petites filles des femmes dignes de futurs Français, et saurai dans l'avenir leur apprendre à vénérer leur papa.
» Sachez aussi, monsieur le colonel, que nous ne pouvons, si nous en souffrons qu'admirer son geste, car s'il fallait à l'heure qu'il est un régiment de femmes, c'est par mille que l'on pourrait compter leur enrôlement, moi en premier... »
Il faut, disait un vieux proverbe, « il faut des époux assortis dans les liens du mariage ». Voilà certes des époux qui étaient assortis : également héroïques tous les deux.
« Fais ton devoir, mon enfant, tout ton devoir ! » Voilà ce que dit à son fils la mère française, voilà ce que dit au sien, qui est aviateur, Mme Édouard Drumont, dont le beau livre le Journal d'une mère pendant la guerre, reflète admirablement, de la première à la dernière page, les sentiments de toutes les mères de France.
Mme Drumont, dans ce livre, donne le reproduction d'une lettre d'une mère russe à son fils officier, une belle lettre « que je veux citer, dit-elle, pour donner par sa lecture un écho de nos propres sentiments », et que nous reproduisons en terminant.

« Mon fils,
» Votre père a été tué loin de nous prés de Langun et je vous envoie au devoir sacré de la défense de notre chère patrie contre un vil et affreux ennemi. Rappelez vous que vous êtes le fils d'un héros. Mon coeur saigne et je pleure en vous demandant d'être digne de lui, car je sens tout l'horreur fatale de mes paroles. Cependant, je le redis encore. Nous ne vivons pas pour toujours dans ce monde.
» Qu'est-ce que la vie d'un être humain ? Une goutte d'eau dans l'océan de vie et la magnifique Russie. Nous n'existeront pas toujours, tandis qu'elle, elle doit avoir une vie longue et prospère.
» Je sais que nous serons oubliés et nos heureux descendants ne se souviendront pas de ceux qui dormiront dans les tombes des soldats.
» Je me suis séparée de vous en vous couvrant de baisers et de bénédictions. Lorsque vous serez désigné pour accompli un beau fait, ne vous souvenez pas de me pleurs, souvenez-vous seulement de ma bénédiction. Dieu vous garde, mon fils cher si tendrement aimé ! »
Peut-on trouver de plus beau sentiment des idées plus élevées, ajoute Mme Drumont. En regardant en nous, nous retrouvons les mêmes.
Oui c'est mien là l'âme de toutes les mères, de toutes les femmes de France, de ces femmes dont Sarcey célébrait, en 1870, dévouement, l'abnégation, la force moral et qui n'ont point dégénéré.
Ernest Laut

Le Petit Journal illustré du 19 mars 1916