Les héros obscurs


Les héros obscurs ce sont les ambulanciers, les infirmiers, tous les soldats de l'hôpital et de l'ambulance. Nous célébrons dans notre « Variété » leur courage, leur abnégation, en taisant un rapide historique du service de santé aux armées.
Ces jours derniers encore, un major revenant du front d'Artois contait l'histoire héroïque d'un ambulancier qui sauva dix de ses camarades ensevelis par une mine.
Des traits de ce genre sont innombrables. Rendons hommage à ce héros : l'ambulancier du champ de bataille, que les marmites boches n'épargnent guère, et qui mérite sa place au livre d'or de la vaillance française.

VARIÉTÉ

Du champ de bataille
a l'ambulance

Ceux qu'on oublie. - La service de santé au temps jadis. - L'ambulance d'aujourd'hui. - Les victoires sur la mort.

Ceux-là aussi méritent qu'on les associe à la gloire des armes, ceux qui relèvent les blessés dans l'horreur du champ de bataille, les emportent aux postes de secours, aux ambulances, les soignent, les sauvent, les rendent à la vie. Leur accorde-t-on toujours la justice qu'on doit à leur dévouement ?
Dans la conclusion d'un beau livre que nous aurons l'occasion de citer plus loin : Feuilles de route d'un ambulancier, notre confrère Charles Leleux, déplore, d'ailleurs sans rancoeur, que cette oeuvre du service de santé, toute belle et méritoire qu'elle soit, demeure obscure et sans gloire.
« Demain, dit-il à ses camarades les ambulanciers, demain, à l'heure du triomphe, on vous oubliera sans doute une fois de plus. Vous ne figurerez point aux revues solennelles. Vous n'aurez point de drapeaux que l'on puisse décorer. Et jamais les historiens ne parleront de vous, - pas plus que des infirmiers de nos hôpitaux, ni du personnel des trains sanitaires et de son dur labeur, ni même des héroïques brancardiers qui s'en vont à la recherche des blessés le jour et la nuit, par tous les temps, dans les bois et dans les tranchées, et que les balles allemandes ne respectent même pas... Demain on exaltera les victoires qui s'évaluent au chiffre des victimes, - et l'on ignorera les victoires remportées par vous sur la mort, le sang épargné, les souffrances taries, les vies innombrables sauvées par vous...
« Mais qu'importe ! ajoute-t-il. Si l'ivresse du succès rend les combattants un peu ingrats, n'êtes-vous pas suffisamment récompensés de savoir votre oeuvre comprise et bénie par ces millions d'êtres à qui vous avez su conserver un fils, un fiancé, un époux ou un frère ? »
Et n'est-ce pas en somme, pour les combattants de l'ambulance et de l'hôpital une forme de la gloire, que cette gratitude dont ils se sentent entourés ?

***
De quelle époque date l'organisation du service de santé en temps de guerre ? Les armées, grecques comptaient dans leurs rangs des chirurgiens et des médecins qui portaient secours aux blessés sur le champ de bataille, mais on ne trouve dans les historiens de la Grèce ancienne aucune mention de ce qui pouvait constituer l'hôpital ou l'ambulance militaires.
La chose, au contraire existait indubitablement chez les Romains. Les légions étaient pourvues de chirurgiens et même d'infirmiers. Et Végèce rapporte qu'en temps de guerre elles avaient une sorte d'hôpital mobile appelé Valetudinarium. Avant la bataille, les chefs désignaient, à l'arrière, des endroits où les blessés étaient transportés et pansés avant d'être évacués sur cet hôpital. C'étaient là des postes de secours comparables à ceux des armées modernes.
L'organisation du service de santé dans les armées romaines, sombra, comme tant d'autres progrès de la civilisation antique, dans les ténèbres du Moyen Age.
Avant le XVIe siècle, l'ambulance n'existe pas. On abandonne les blessés sur le champ de bataille ; à eux de se sauver comme ils peuvent ou de se résigner à se voir achever sur place par l'ennemi vainqueur. Seuls les nobles chevaliers reçoivent les secours de médecins spécialement attachés à leur personne et qu'ils emmènent avec eux à la guerre.
Cependant, Percy, le célèbre chirurgien du premier empire, qui fit de savantes recherches sur l'organisation du service de santé dans le passé, rapporte qu'à la fin IXe siècle dans l'armée de l'empereur Léon VI, chaque cohorte comptait une douzaine d'hommes qui marchaient à l'avant-garde et qui étaient désignés pour emmener les blessés et relever les hommes tombés de cheval. On sait que les guerriers d'alors étaient couverts d'une tunique de mailles si lourde qu'il leur était impossible de se relever seuls lorsqu'ils étaient à, terre.
Ces ancêtres des brancardiers militaires étaient les despotats, milites despotati. Pourvus d'un cheval qui portait au côté gauche deux petites échelles pour faciliter l'ascension des blessés et tenus eux-mêmes d'avoir toujours à la disposition de ceux-ci un vase rempli d'eau, ils recevaient une rétribution pour chaque guerrier sauvé.
Percy estime que l'institution des despotats, probablement antérieure au règne de Léon VI, ne dura guère au delà de son temps.
En France, ce n'est qu'au siège d'Amiens, en 1590 qu'on voit apparaître les premières ambulances, en même temps que sont créés à l'arrière de véritables hôpitaux sur lesquels sont évacués les blessés transportables.
Sully fut l'auteur de cette double création humanitaire.
Richelieu développa l'oeuvre de son prédécesseur, multiplia les ambulances et les plaça sous la direction d'un chef médical unique.
M. Léon Mention, dans son intéressant ouvrage sur l'Armée de l'Ancien Régime, note qu'à cette époque, le service des ambulances se confondait avec celui de l'aumônerie. Et il cite le passage d'une ordonnance du Cardinal relative à ce service :
« Il y aura, dans chaque armée, des jésuites et des cuisinières donneront des bouillons et des potages à tous les malades, et, de plus, un chirurgien et un apothicaire pour saigner et secourir ceux qui en auront besoin. »
Sous Louis XIII et sous Louis XIV, le chirurgien et l'apothicaire qui soignent les blessés dans les ambulances ne sont pas plus militaires que les jésuites et les cuisinières qui leur portent le potage. Hôpitaux ambulants des armées en campagne et hôpitaux fixes des villes de garnison sont, comme tous les organismes administratifs en ce temps-là, affermés à des entrepreneurs, à des traitants ou à des sous-traitants. Le chirurgien n'est que l'employé de cet entrepreneur. On conçoit qu'il soit plus attaché à sa place qu'à la conservation du soldat. De ce fait, les progrés dans l'organisation des hôpitaux, dans l'hygiène, dans les pratiques médicales sont plutôt rares. C'est l'époque où l'on couche, à l'hôpital, trois ou quatre soldats dans le même lit, et où l'on fait sans scrupule voisiner sur la même couche le blessé avec le typhique ou le varioleux.
Il faut aller jusqu'au début du XVIII e siècle pour voir enfin le service de santé aux armées pourvu d'un personnel stable. L'édit royal du 17 janvier 1708 porte création de conseillers de Sa Majesté, médecins et chirurgiens, inspecteurs, généraux et majors. Chaque régiment d'infanterie a son chirurgien aux appointements de 180 livres, traitement qui, sous le ministère Choiseul, fut porté à 500 livres.
« Ce chirurgien, observe M. Léon Mention, est déjà un militaire, mais ce n'est pas encore un officier. S'il entre aux Invalides, c'est confondu dans les rangs des bas-officiers. »
Comment, en ce temps-là. enlève-t-on les blessés du champ de bataille pour les conduire à l'ambulance ? Point de brancards et point de brancardiers. Sur des fusils entrecroisés, sur une planche, sur un manteau tenu aux quatre coins, les hommes indemnes transportent ceux de leurs camarades qui ont été gravement atteints et qui ne peuvent se traîner seuls jusqu'aux ambulances volantes.
Pour remédier à cette insuffisance de moyens de transport l'ordonnance du 20 juillet 1788 prescrit, à la suite de l'hôpital ambulant l'emploi de chariots à quatre roues pour le transport des malades et des blessés. Mais ce matériel encombrant et lourd s'embourbe dans les terrains détrempés des champs de bataille, et porte le désordre au milieu des troupes. Il faut bientôt y renoncer.
En 1792 seulement le transport des blessés fait un réel progrès. Larrey crée son ambulance volante dirigée par des chirurgiens à cheval allant sous le feu de l'ennemi porter les premiers secours aux blessés ; Percy, prenant pour modèles les voitures de course allemandes mises à la mode quelques années auparavant et connues sous le nom de wourts, crée ses chars de chirurgie, voitures étroites, allongées, bien suspendues, qui, attelées de quatre chevaux montés par des infirmiers et portant des chirurgiens munis d'objets de pansement et de brancards, vont jusqu'aux premières lignes, sous le feu de l'ennemi, recueillir les blessés.
Un personnel de brancardiers absolument spécialisé est créé. « On a besoin, dit Percy, d'une certaine habitude pour remuer un blessé, pour le charger sur un brancard et pour le transporter. C'est moins par la force que par l'adresse que l'on y réussit, et celle-ci ne s'acquiert que par l'habitude. Des porteurs de brancards, marchant à pas inégaux, secouent douloureusement le blessé. L'usage seul donne cet ensemble et cette mollesse de mouvements sans lesquels le transport devient un supplice...On ne saurait trop le répéter, le premier secours et la première consolation que doit recevoir un blessé, c'est d'être enlevé promptement et commodément, ce qui ne pourra s'effectuer qu'autant qu'il y aura derrière lui de bons brancards pour le recevoir, et des hommes bien exercés pour le porter. »
Ces principes établis par les chirurgiens de la Grande Armée n'ont .pas cessé d'être appliqués depuis lors. Pendant toutes les guerres du I er empire, les ambulances volantes de Larrey, les brancardiers de Percy rendirent les plus grands services.
Le système fut adopté par toutes les armées de l'Europe. La Prusse surtout appliqua à le développer et à le perfectionner. Dès l'année 1855 l'armée prussienne avait des compagnies de brancardiers parfaitement entraînées ; elle possédait des hôpitaux mobiles et avait imaginé déjà l'organisation des postes de secours.
Un progrès restait à accomplir. Il vit le jour en 1864. La Convention de Genève, décida alors que le matériel et le personnel sanitaires seraient neutralisés que les blessés seraient relevés et soignés quelle que soit leur nationalité. C'était là une décision inspirée par le plus noble esprit d'humanité, et que dans toutes les guerres les peuples réellement civilisés ont respectés et appliquée.
On sait hélas ! comment en 1870 aussi bien qu'aujourd'hui, les Allemands l'ont foulée aux pieds !

***
Voilà comment fonctionnait naguère, le service de santé du champ de bataille à l'ambulance. Comment fonctionne-t-il aujourd'hui ? Demandons-le à M. Charles Leleux. Nous ne saurions être mieux renseignés.
« Dès le champ de bataille, écrit-il, tout soldat blessé peut lui-même, ou avec l'aide d'un camarade appliquer sur sa plaie le « pansement individuel » qu'il porte dans la poche de sa capote. Souvent même un major ou l'un des Infirmiers régimentaires sera là, comme lui sur la ligne ou dans la tranchée, pour lui donner les premier soins. Puis ces mêmes infirmiers, profitant de la première accalmie et mettant leur fusil « à la bretelle », deviennent « brancardiers régimentaires » et, passant le long de la ligne, y ramassent tous les blessés qu'ils transportent au « poste de secours ». Là aussi arrivent peu à peu tous les blessés qui ont pu, d'eux-mêmes, se mettre à l'abri d'un bois ou d'une meule, tous ceux au contraire qu'un projectile immobilisa sur place et qu'on releva, l'action terminée, et enfin tous les « isolés » que les brancardiers retrouvent, parfois au bout de deux ou trois jours, évanouis dans un fossé ou endormis d'épuisement dans quelque grange déserte.
« Du poste de secours, souvent même directement du champ de bataille, les blessés - soit à pied, soit dans des voitures, soit encore sur des brancards, - sont amenés par les «brancardiers divisionnaires » à l'une de nos ambulances : là nous faisons de vrais pansements, des interventions urgentes, rarement de grandes opérations. Après quoi, nos malades classés en « assis, » « debout » et « couchés », sont dirigés par voitures sur les hôpitaux d'évacuations » Nous voilà déjà loin de la ligne de feu et l'on devine qu'un « hôpital » peut se permettre une chirurgie un peu plus sérieuse que la nôtre.
Au bout d'un délai, qui naturellement varie suivant le genre de blessures, l'hopital (qui est presque toujours situé dans une gare) fait transporter ses malades dans les « trains sanitaires » qui se trouvent en la gare même et où les blessés, installés en « assis ou en « couchés ». seront surveillés par des majors et des infirmiers.
« A certaines stations du voyage, de nouveaux « tris » s'opèrent, les blessés de la tête, par exemple, ne devant pas voyager trop longtemps sans pansements nouveaux tandis que les autres continuent leurs route pour être enfin admis dans les hôpitaux militaires du territoire, suppléés par ces innombrables « hôpitaux auxiliaires » et ambulances que la guerre a fait surgir sur tous les points de notre pays... »
Et voici, pour finir, emprunté au même auteur, un tableau pittoresque de l'ambulance :

« Entrez dans notre grande ambulance de Suippes et regardez ce défilé de gens boueux et minables... Avant de les panser, il nous faut d'abord enlever la glaise, couper les hardes humides et repoussantes. Là encore, nos dévoués infirmiers se montrent admirables, et c'est plaisir que de les voir travailler, avec un ordre absolu.
Chacun est à son poste : un arrivant est étendu sur la table de pansement. Pendant que les aides du major préparent les instruments et découvrent la plaie, un « écrivain » s'approche du soldat, cherche sa médaille d'identité, le questionne sur son régiment, sa compagnie, son grade et note tout cela sur le « carnet des entrées ». Puis quand le pauvre gars a été nettoyé, soigné, enveloppé de linge blanc, un autre « scribouillard » - comme disent les troupiers lui épingle sur la poitrine une fiche de diagnostic», qui réglera le mode de son évacuation. Après quoi deux porteurs déploient un brancard, puis méthodiquement l'y placent et l'emmènent. Et dans ces salles, ainsi remplies peu à peu, d'autres ambulanciers circulent encore, celui-ci classent les armes et les munitions des arrivants, celui-là distribuant les portions, un troisième donnant à boire tands que agenouillé près des blessés, un aumônier écrit
quelque lettre, sèche des larmes, parle d'espoir... »
Ainsi s'accomplit la belle et bonne oeuvre de ces soldats de l'hôpital et de l'ambulance au dévouement desquels tous les cœurs français ne sauraient trop rendre hommage.

Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 26 mars 1916