S, A. R. LE PRINCE ALEXANDRE

 

Général en chef des armées serbes

Dans la série de portraits en couleurs des grands chefs militaires que nous publions, et à laquelle le public attache un si vif intérêt, il nous a paru légitime de faire figurer notre hôte d'hier, le prince Alexandre, héritier du royaume le Serbie.
Le prince Alexandre comptera, en effet, parmi les grands généraux de cette guerre; et tous les Français, voudront garder son portrait parmi ceux des soldats illustres lui auront concouru le plus efficacement à délivrer le monde du cauchemar germanique.
L'héritier du trône de Serbie est né à Cettigné, capitale du Monténégro le 4 décembre l888. Son père, 1e roi Pierre Karageorgevitch, était alors simple prétendant au trône serbe, qu'occupait la dynastie rivale des Obrenovitch.
Il commença ses études en Suisse et les termina à Petrograd.
En 1903, le roi Pierre ayant été appelé au trône de Serbie, ses deux fils, les princes Georges et Alexandre rentrèrent à Belgrade avec lui. Quelques années après, l'aîné, le prince Georges, ayant déclaré renoncer au trône, le prince Alexandre fut proclamé prince héritier.
En1912, au moment de la déclaration de guerre des alliés balkaniques contre la Turquie, le prince Alexandre, qui était chef du 6e régiment d'infanterie serbe et portait, avec le grade de général, le titre d'aide de camp général, prit le commandement de la première armée avec le général Boyovitch comme chef d'état-major. C'est cette première armée qui inscrivit sur ses drapeaux les victoires de Kumanovo, de Prilep et de Monastir. Pendant la seconde guerre balkanique provoquée par la trahison bulgare, le prince Alexandre conserva le commandement de son armée.
Peu de temps avant l'envoi par l'Autriche-Hongrie de l'ultimatum qui de complicité avec l'Allemagne devait déchaîner la guerre européenne, le roi Pierre confia au prince Alexandre la régence du royaume. Ce fut en cette qualité qu'il prit le commandement suprême de l'armée. Pendant toutes les hostilités, il fut au quartier général, avec son état-major, d'abord à Kragoujevatz, puis à Kralievo, et il sut inspirer à ses soldats la confiance la plus sûre et l'affection la plus vraie. Au moment de la retraite de l'armée serbe, c'est son énergie qui galvanisa les troupes et permit de rallier les régiments dispersés, rompus de fatigue et souvent mourants de faim.
Un officier serbe disait l'autre jour à un de nos confrères :
« La part effective que le prince a prise durant la guerre dans la conduite des opérations sera connue un jour. On ne s'imagine pas ce que ce jeune homme, à l'intelligence si ouverte, à la ténacité si grande, a appris de l'art de la guerre depuis quatre ans. Il est devenu un chef militaire de premier ordre.
» Il a encore un trait de caractère très précieux : le sang-froid, un sang-froid imperturbable, qui s'est manifesté surtout pendant la retraite des troupes serbes. Au moment tragique où l'armée serbe, serrée de près par des forces trois fois supérieures, fut menacée d'encerclement, et où beaucoup de gens commençaient à perdre la tête, le prince conserva toute sa présence d'esprit. Le bruit d'offres de paix de la part des Allemands parvenait aux troupes serbes. Le prince jugea que le seul parti à prendre, était la retraite générale vers l'Adriatique. « Il faut, dit-il, sauver notre armée à tout prix. Nous ferons l'impossible pour y réussir. Pas de capitulation, pas de trahison. Voilà notre devise. Ceux qui prononceront le mot honteux de paix seront fusillés sur le champ ! »
Ses ordres furent donnés en conséquence. Quoique malade, souffrant d'une crise de gravelle, le prince partit pour Durazzo, fit en trois jours, à cheval, un voyage que sa garde ne put effectuer qu'en six jours, et prépara tout pour recevoir son armée.
Mais son état empirait. Les médecins lui conseillaient d'aller se faire opérer en Italie ou en France.
- On m'opérera ici, répondit le prince. Si je dois mourir je mourrai parmi mes soldats.
L'opération se fit dans une modeste chambre à Scutari. Le lendemain, le prince apprend que les troupes serbes d'Alessio manifestent de vives inquiétudes sur son état. Il se fait coucher au fond d'une voiture et transporter à Alessio puis, ayant rendu confiance à ses soldats, il revient à Durazzo, et ne consent à partir pour Corfou qu'après que le dernier homme du dernier contingent serbe a été embarqué.
Ce prince de vingt-sept ans est un grand général et un admirable conducteur d'hommes. Il est digne de son illustre aïeul Karageorges, le libérateur de la Serbie, et de son noble père, le roi Pierre, le combattant héroïque de l'armée de la Loire en 1870, l'ami fidèle de la France, l'ami des bons et des mauvais jours.
Comme eux, il pratique également et le courage et la charité ; il est l'ami de ses plus humbles soldats.
« Pendant les opérations, raconte l'officier serbe que nous avons cité plus haut, Il parcourait sans cesse le front pour voir ses hommes, pour causer avec eux, pour les encourager, pour surveiller leur ravitaillement. Chaque fois qu'il rencontrait sur les routes un soldat blessé ou malade, il le faisait placer dans son automobile et le faisait soigner par ses médecins et à ses frais. Il dépensait toute sa liste civile pour nourrir les familles indigentes de ses soldats, et toujours discrètement, sans que « la main gauche, comme disent les Serbes, sache ce que la main droite donne. »
Et l'officier conclut justement :
« Le monde sera étonné quand il saura ce que ce prince a fait pour son armée. »

VARIÉTÉ

VERDUN

Prétentions pangermanistes. - Verdun en 1792. - La mort de Beaurepaire. - « Le soldat français est là » . - Chevert et les poilus.

Les Boches - chacun sait çà - prennent avec l'histoire les libertés les plus singulières quand il s'agit de justifier les folles prétentions de leur pangermanisme. De graves savants allemands ont soutenu le plus sérieusement du monde que la moitié de la France, pour le moins, était d'essence germanique et devrait faire partie de l'empire. La Franche-Comté, la Lorraine, la Bourgogne, la Flandre française, autant de terres qui leur furent ravies et qui doivent rentrer dans le giron allemand. Les cerveaux de la jeunesse allemande sont nourris de ces billevisées ; et c'est ainsi que se sont déchaînés les appétits de la race.
Cette ville de Verdun, devant laquelle viennent se briser les efforts des masses allemandes est tout justement une des villes françaises dont la mégalomanie pangermaniste revendique la possession au nom d'une lointaine tradition historique.
Longtemps disputée par les rois de France et les empereurs germains, Verdun, après les victoires d'Othon III, forma au Xe siècle avec Toul et Metz une province - la province des Trois Évêchés - qui, gouvernée par des évêques, n'appartint pas à l'Allemagne, mais en fut tributaire. Cela suffit pour que le pangermanisme prétende avoir des droits sur elle : il ne lui faut pas grand chose, comme vous voyez.
Quelle ville pourtant peut se dire plus française que celle-là ! Son nom est inséparable des plus grands souvenirs de notre histoire. Clovis la prit en 502 ; lui mort, elle fit partie du royaume d'Austrasie, puis échut à Childebert, roi de Paris.
C'était déjà, au temps de Louis le Débonnaire une ville d'importance, puisque les fils de ce roi s'y assemblèrent pour dépecer en trois royaumes l'empire carlovingien.
Elle fut successivement à Charles le Chauve puis à Lothaire, lequel donna son nom à cette partie de la France appelée d'abord Lotharingie et ensuite Lorraine.
Depuis l'an 1553, époque où Henri II s'en empara, Verdun est ville française.
Pendant près de deux siècles et demi, elle vécut sans vicissitudes ; mais, en 1792, l'Allemagne, qui l'avait tant de fois convoitée, au cours des siècles précédents, vient l'attaquer avec des forces considérables ! Toute l'armée de Brunswick s'arrête sous les murs de Verdun.
Goethe, le grand poète allemand, qui la suivait en amateur, raconte qu'en sortant de dîner, il monta sur une colline d'où l'on voyait la ville qu'il trouva fort agréablement située. A minuit, le bombardement commença. Goethe, armé de bonnes lunettes, suivait la trajectoire des bombes incendiaires qui tombaient sur la ville et s'intéressait au travail des assiégés qui, montés sur les murs, s'employaient à éteindre les incendies.
« Vers minuit, raconte-t-il, dans son Drang Mach Paris, nos batteries commencèrent à jouer ; la plus proche de la ville y lança des raquettes enflammées qui eurent des résultats effrayants.
» Un grand nombre de curieux s'étaient réunis sur la hauteur d'où, à l'aide de lunettes d'approche, nous voyions ces noirs météores traverser l'air, tomber sur un quartier de Verdun et y allumer aussitôt un terrible incendie ; nous distinguions même les mouvements que se donnaient les habitants pour éteindre le feu. Pendant qu'on contemplait ces scènes de désastres, on faisait les observations les plus déplacées, les plus opposées. Je ne tardai pas m'éloigner pour entrer dans une batterie en pleine activité, mais le bruit des obusiers blessa tellement mes oreilles pacifiques que je me retirai aussitôt ».
Après quarante-huit heures de bombardement, la ville se rendit. Elle n'avait qu'un petit nombre de défenseurs. Beaurepaire qui la commandait ne voulut pas survivre à la capitulation : il se suicida.
Se suicida,-t-il, ou le suicida-t-on ?
Des historiens ont soutenu la seconde hypothèse. Beaurepaire, lorsqu'il avait accepté la lourde tache de défendre Verdun, avait demandé des renforts, des canons, des munitions.
« Assurez au Corps Législatif, écrivait-il alors, que lorsque l'ennemi sera maître de Verdun, Beaurepaire sera mort ».
N'était-ce pas là manifester clairement sa volonté de se tuer s'il lui fallait rendre la ville ?
Les renforts, en effet, n'arrivèrent pas. Le commandant ne pouvait opposer que de faibles moyens de défense aux formidables attaques de l'ennemi.
D'autre part, le parti royaliste, considérant que l'armée prussienne venait au secours de la royauté, était partisan de la capitulation immédiate. Personne, cependant, n'osait parler devant Beaurepaire de rendre la ville. Celui-ci n'avait accepté qu'une suspension d'armes qui fut signée le 1er septembre. Le lendemain seulement devait être signée la capitulation.
Le lendemain, Beaurepaire était mort. Après avoir inspecté les remparts, i1 était rentré, vers deux heures du matin, à l'hôtel de ville où il logeait. Une heure plus tard, deux détonations retentissaient dans le silence. On accourut, on enfonça la porte de la chambre du commandant. On trouva Beaurepaire étendu, mort et affreusement défiguré. Les deux coups de pistolet lui avaient enlevé le menton, fait sauter la mâchoire, la moitié du front ; le crâne était ouvert ; la cervelle s'épanchait ; le cadavre baignait dans une mare de sang.
La légende de l'assassinat s'échafauda sur une déclaration d'un officier nommé Lemoine, qui était l'un des lieutenants de Beaurepaire - l'autre était Marceau -, et qui, plus tard, déclara à plusieurs reprises n'avoir jamais cru que la mort de son chef fût l'effet d'un suicide.
Mais ce propos n'est appuyé d'aucune preuve. Il apparaît, au contraire, fort vraisemblable que Beaurepaire, soldat rigide et plein d'honneur, se voyant acculé à la capitulation qu'il lui fallait signer le lendemain, préféra mourir et tenir ainsi la tragique parole qu'il avait donnée dans sa lettre au Corps législatif.

***
Les Prussiens entrèrent donc à Verdun. La garnison sortit avec les honneurs de la guerre. Elle emportait, sur un caisson d'artillerie, le corps de Beaurepaire.
Le capitaine Marceau, qui la conduisait, avait perdu ses armes dans l'empressement du départ.
- Que désires-tu ? lui dit un représentant du peuple.
- Un autre sabre, répondit le jeune officier, pour venger notre défaite.
Quelques jours plus tard, la défaite était vengée et bien vengée. Le canon de Valmy arrêtait net la marche de Brunswick et les Prussiens battaient en retraite.
Goethe, qui s'était promis, quand il serait à Epernay, de trouver dans les bons vins de Champagne « l'heureux oubli de ses fatigues » dut plier bagage avec l'armée et reprendre le chemin de l' Allemagne. Il repassa à Verdun et logea chez un vieux gentilhomme, qui, bien que royaliste, le reçut assez mal. Il dormit péniblement ; et dès le matin, alors que le sommeil commençait à clore ses paupières, un messager arriva qui lui donna l'ordre de partir sur-le-champ : les Français étaient tout près de là.
En 1870, les Prussiens revinrent encore à Verdun. Ils étaient cent mille. Ils bombardèrent la ville pendant cinquante-six heures, l'incendièrent, comme aujourd'hui, l'écrasèrent sous leurs obus de gros calibre avant qu'elle s'ouvrît devant eux.
Comme aujourd'hui, la ville souffrit pour la patrie. Mais aujourd'hui, ils ne l'ont pas prise et ils ne la prendront pas.
Verdun, décidément, est une ville funeste aux entreprises des Boches.
Cette fois encore, ils l'attaquèrent avec des forces formidables, avec un luxe de moyens matériels qu'ils croyaient irrésistibles. Et, depuis le 21 février leurs efforts se sont brisés devant la résistance de nos soldats.
Lord Northcliffe, le célèbre journaliste anglais qui a visité les défenses françaises devant Verdun, célèbre éloquemment l'énergie de nos troupiers.
« C'est une volupté, dit-il, de voir avec quelle foudroyante rapidité l'artillerie française réplique de seconde en seconde aux projectiles allemands ». Il note que l'offensive allemande sur Verdun est le plus violent incident de la lutte ; et il ajoute :
« La canonnade continue, réciproque ininterrompue ; on entend mugir les masses profondes des batteries allemandes plus nombreuses, plus fortes, plus croissantes que jamais. Mais le soldat français est là, d'un calme superbe, défiant toute comparaison avec l'automate germanique, invincible enfin »...

***
Vous savez de quel nom familier on les désigne, ces soldats invincibles qu'exalte si justement l'écrivain anglais : ce sont les « poilus ».
Autrefois, on disait les « braves à trois poils ». Et qui sait si ce n'est pas un soldat, un grand soldat originaire de Verdun, qui inventa cette expression ou tout au moins la mit à la mode.
Sur une place de la vaillante cité meusienne s'élève une statue, celle du brave Chevert, le type le plus représentatif du soldat français.
Né à Verdun, en 1695, François de Chevert s'engagea à onze ans. C'est bien à lui qu'on eût pu appliquer le vers fameux de Corneille :
La valeur n'attend pas le nombre des années.
Il gagna tous ses grades sur le champ de bataille. Il avait à la guerre ce ton gaillard, exalté et un peu grivois qui empoigne si bien le soldat français. Aussi était-il adoré de ses troupiers.
En 1741, à l'escalade de Prague où il commandait les colonnes d'assaut, au moment où l'on posait contre le mur la première échelle, i1 assembla ses sergents.
- Mes amis, leur dit-il, vous étés tous braves, mais il me faudrait un brave à trois poils.
Et, les embrassant tous d'un coup d'oeil, il désigna le sergent Pascal, des grenadiers du régiment d'Alsace :
- Le voici ! dit-il :
Puis, tirant Pascal hors des rangs.
- Camarade, ordonna-t-il, monte le premier, je te suivrai. Quand tu seras sur le mur, le factionnaire criera : qui va là ?
- Ne réponds pas ; il lâchera son coup de fusil et te manquera : tu tireras et tu le tueras.
Tout se passa comme avait dit Chevert.
Et Prague fut enlevée d'assaut.
Chevert aujourd'hui n'assiste à la bataille qu'en effigie. Mais les braves à trois poils sont là, innombrables, en chair et en os ; et c'est toujours la même âme qui les anime, héroïque et aventureuse, l'âme des vrais soldats français.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 16 avril 1916