LE GÉNÉRAL NIVELLE

 

Commandant de l'armée de Verdun

La bataille de Verdun, qui, dès les premiers jours, avais mis une fois de plus en relief les éminentes qualités militaires du général Pétain, a fait surgir, en se prolongeant, un autre chef de haute valeur le général Nivelle, commandant du 3e corps d'armée. Leurs mérites, à tous deux, viennent d'être officiellement consacrés, et les services signalés qu'ils ont rendus récompensés.
Les journaux, en effet, nous ont appris, ces jours derniers, que le général Petain recueillait, à la tête du groupe des armées du centre (secteur Soissons-Verdun), la succession du général de Langle de Cary - dont il convient de rappeler ici le rôle brillant dans la bataille de la Marne, où il eut à la victoire une part importante - tandis qu'il était remplacé lui-même à la tête de l'armée spéciale chargée de la défense de Verdun par le général Nivelle.
Le Petit Journal du 14 mai rappelais que le général Nivelle appartiens à une véritable famille de soldats. Son grand-père paternel a fait les campagne du 1er Empire et a été retraité comme lieutenant porte-drapeau du 4e régiment-d'infanterie, chevalier de la Légion d'honneur
Son père, capitaine au même régiment, fut, en 1870, colonel de la garde nationale de Dunkerque.
Le nouveau chef de l'armée de Verdun est né à Tulle, le 15 octobre 1856. Sa carrière se résume en ces quelques étapes. École polytechnique, École d'application d'artillerie de Fontainebleau, Saumur, et plus tard Ecole de guerre ; stages en Tunisie, en Algérie ; campagne de Chine de 1900-1901 ; état-major de l'armée, puis chef d'état-major de la division d'Alger. Au début de la guerre, le colonel Nivelle commandait, à Besançon, le 5e régiment d'artillerie, à la tête duquel il partit en campagne et se distingua déjà particulièrement. Si sien que sa récente élévation, les notes élogieuses qui l'ont fait connaître à la foule reconnaissante des Français n'ont pas été pour tout le monde une révélation.
Notre confrère l'Illustration exhume à ce propos quelques extraits d'articles parus au cours de l'été de 1915 dans la Revue des Deux Mondes, et où M. Charles Nordmann, qui servit « au ...e régiment d'artillerie », racontait les Impressions d'un combattant. C'est là que nous recueillons ce portrait du nouveau commandant de l'armée de Verdun :
« Le colonel N..., sous les ordres de qui j'ai eu l'honneur de servir comme agent de liaison pendant un temps trop court à mon gré, m'a donné tout à l'heure l'ordre de faire seller les chevaux. Nous devons aller faire une reconnaissance et la journée sera bien remplie.
» Ce colonel est le type le plus accomplie du « chef » que j'aie rencontré dans cette guerre, du « chef » tout court, mais surtout du « chef français » en qui les qualités militaires et viriles se teintent harmonieusement d'humanisme. Grand, solide, cavalier intrépide, silencieux, avec une belle tête noble et grave, d'un sang-froid et d'un calme étonnants sous la mitraille, il s'est couvert de gloire à la bataille de la Marne ; il est adoré de tout le régiment, ne laissant à personne le soin de faire les reconnaissances, d'aller juger des effets du tir dans les tranchées de première ligne, toujours en route dans les batteries, ce qui rend pour moi particulièrement intéressantes et animées mes fonctions auprès de lui. Ses hommes savent tous qu'il n'est pas un d'eux qui, autant que lui, s'expose (il ne le permettrait pas) ; les officiers le vénèrent, car plus qu'eux tous il « connaît son artillerie » et le prouve.
» Il a sur toutes choses des idées aussi justes qu'originales. Par exemple, il professe, contrairement à l'opinion courante sur le front, que jamais autant qu'en temps de guerre les marques extérieures de respect ne sont indispensables des hommes au chef, car c'est l'heure où, bien plus que dans le paisible formalisme de la vie de garnison, le chef a besoin de tout son prestige sur ceux qu'il commande... »
Pour compléter ce crayon, pour en accuser l'un des traits essentiels, à savoir le courage à toute épreuve du modèle, recueillons encore ces deux notes, prises au cours des reconnaissances.
On est derrière l'Aisne et l'on visite un poste d'observation. L'arrivée du colonel Nivelle semble donner le signal de « la musique ». Les obus sifflent assez bas, cherchant quelque but derrière le groupe :
« A chacun de ces passages, qui se succèdent d'ailleurs fort vite pendant un moment , écrivait M. Nordmann, les officiers et les hommes, groupés autour du colonel, baissent instinctivement et d'un seul mouvement la tête. On dirait, à l'église, l'inclinaison unanime et pensive des fidèles au moment de l'Élévation. Seule, la tête du colonel reste droite, et impassible, plus droite peut-être qu'avant. Il blague cette petite révérence collective, si involontairement machinale que bien peu y échappent : « Qu'est-ce que peuvent bien faire dix centimètres de plus ou de moins ? »
Un autre jour, on est à la recherche d'une position favorable à l'installation d'une batterie. Cette fois on est en même temps sous les salles et sous les obus. L'emplacement propice est enfin trouvé...
« Nous revenons en arrière, toujours accompagnés par le bruit de petite flûte que font à nos oreilles les balles mauser et le craquement léger qui jaillis quand elles s'enfoncent dans quelque arbre voisin. Le colonel ne paraît pas y prêter attention, mais à chaque sifflement. il sourit et ses lèvres en imitent le bruit reptilien, et il fait, sans broncher, des réflexions sur la philosophie de ces choses. Quelle est la probabilité pour qu'une balle sifflant à une oreille humaine, c'est-à-dire passant à une distance très faible et facile à déterminer, casse la tête à qui elle est destinée ? C'est un calcul facile à faire avec une table de logarithmes. Malheureusement nous avons oublié d'en emporter en ces lieux et il n'y en a point dans les chariots de batterie. C'est une grave lacune... »
Et le narrateur de conclure :
« Comment ne mépriserait-on pas le danger à côté d'un tel homme ? »
Reproduisons, en terminant, les termes de la citation à l'ordre de l'armée du colonel Nivelle, le 19 décembre 1914.
Chef de la plus grande valeur militaire. S'est distingué au feu les 9, 10 et 19 août. Le 9, l'un de ses groupes fait évacuer le village par l'ennemi. Porté le 10 à l'aile gauche avec deux groupes, arrête par le feu de ses pièces plusieurs attaques. Le 19, participe avec deux groupes à l'attaque d'un village, puis à l'attaque d'une division. Un groupe entier d'artillerie allemand, sur lequel il a tiré le 19, a été trouvé le 21, au matin, abandonné sur le champ de bataille.
Le général Nivelle a été promu commandeur de la Légion d'honneur le 10 avril 1915.

VARIÉTÉ

Bruxelles et les Boches

A propos de notre gravure. - Comment les Bruxellois traitent leurs vainqueurs. - Farces vengeresses. - Un concert à la Monnaie. - L'âme belge.

Non, ce ne sont pas des caricatures, ces types d'officiers allemands que l'auteur de notre gravure de huitième page a peints, déambulant sur la grand'place de Bruxelles. Ils sont bien tels : le monocle à l'oeil, le cigare au bec, le sabre traînant sur le pavé, la lourde dragonne pendant sur la cuisse, le casque à pointe, le shapska ou la casquette inclinés sur l'oreille ; et, brochant sur le tout, l'air bêtement insolent qui caractérise la race.
Quiconque, avant la guerre, les a vus chez eux, en quelque ville d'Allemagne, les reconnaîtra. Mais cette arrogance naturelle se double ici de l'idée qu'ils ont d'être en pays conquis et de pouvoir tout se permettre à l'égard des malheureuses populations soumises à leur joug.
« Bruxelles, disait l'an dernier une correspondance de Belgique au Journal des Débats, Bruxelles possède le triste privilège d'être le rendez-vous de prédilection des officiers allemands... »
Triste privilège, en effet, et dont la capitale belge a cruellement souffert depuis plus de vingt mois.?
Il semble que, dès leur arrivée dans la grande cité brabançonne, les Allemands aient voulu donner aux habitants une idée de leur grossièreté et de leur mauvais goût.
C'était le jeudi 20 août 1914. Dans Bruxelles, ville ouverte, les Boches faisaient leur entrée triomphale.
Un détachement de uhlans ouvrait la marche. Il était suivi à peu de distance par la cavalerie, l'infanterie et les sapeurs avec leur train de siège au complet ; 100 automobiles armée de canons à tir rapide fermaient la marche.
Chaque régiment et chaque batterie était précédé de sa musique ou de sa fanfare ; le défilé se poursuivait aux accents de Die Wacht am Rhein et Deutschland über alles, chantés par les soldats.
Au moment où passait l'artillerie, les Bruxellois purent voir avec étonnement un petit ours, sans doute la mascotte d'une batterie, accoutré d'un uniforme de général belge et coiffé d'un bicorne, représentant évidemment le roi Albert. De temps à autre, l'animal, assis sur son train de derrière, faisait le geste de saluer en portant une patte à son chapeau. Ce spectacle scandaleux irrita les Belges qui continrent cependant leur, indignation.
D'ailleurs les soldats allemands semblent faire tout leur possible pour blesser les sentiments de la population. C'est ainsi qu'en passant, certains d'entre eux arrachaient les rubans aux couleurs nationales que toutes les femmes portaient à leur corsage.
Voilà comment ils débutèrent. Et, depuis lors, ils ont continué. Il n'est point de vexations qu'ils n"aient fait subir à la population.
Quand ils étaient arrivés à Bruxelles, la ville était partout pavoisée aux couleurs belges. Quelques jours plus tard, la kommandantur fit apposer des affiches dans lesquelles les habitants étaient sommés d'enlever ces drapeaux, « l'emblème belge ne devant plus flotter sur une ville devenue allemande ».
Allemande !... Bruxelles leur a pourtant montré péremptoirement, depuis vingt mois, que, quoiqu'il pût advenir, jamais elle ne consentirait à le devenir.

***
On sait avec quel esprit les Bruxellois ont répondu aux outrages, aux spoliations, aux procédés abominables du vainqueur. Une bonne humeur inaltérable, une énergie invincible, une confiance inébranlable dans l'avenir leur ont donné le courage de résister à tout.
Ils ont employé contre le Boche l'arme contre laquelle il ne peut rien, la seule arme qu'il ne sache pas manier : l'humour.
Nous avons conté naguère ici quelques traits de la Zwanze qui est la plaisanterie bruxelloise, plaisanterie pince-sans-rire qui a le don d'exaspérer l'Allemand, mais de le laisser désarmé. Nous avons dit comment les petits Bruxellois des quartiers populeux, les Ketjes, pour employer le terme par lequel on désigne là-bas ces gavroches brabançons, singeaient spirituellement l'occupant. Coiffés de vieux chapeaux melons percés d'un trou à travers lequel passait une carotte, pour imiter le casque à pointe, traînant après eux toutes les brouettes qu'ils avaient pu trouver, sur lesquelles étaient braqués de vieux tuyaux de cheminées, ils défilaient au pas de parade par les rues du quartier des Marolles, au grand ébahissement des Boches, qui n'avaient pas envie de rire mais ne savaient pas s'ils devaient se fâcher.
On n'a pas idée du nombre de bons tours que les ketjes bruxellois ont joués aux Allemands.
Mais l'esprit frondeur n'anime pas que les gosses ; il est général dans la population belge et à Bruxelles en particulier. On a cité à ce propos maintes anecdotes savoureuses dans lesquelles les Boches n'ont guère le beau rôle.
Ce qui vexe tout particulièrement l'Allemand à Bruxelles, cette sorte d'indifférence dédaigneuse avec laquelle les Bruxellois le considèrent. Par une sorte d'entente mystérieuse, de mot d'ordre tacile, on n'a jamais l'air de s'apercevoir que l'Allemand existe, qu'il est là, encombrant les rues, les cafés, les tramways.
Un soldat allemand monte en tram et frôle en passant un voyageur. Aussitôt celui-ci, comme si quelque chose de sale l'avait touché, brosse son vêtement avec une expression de dégoût. L'Allemand s'excuse-t il ? On ne le regarde pas on ne lui répond pas... Il n'existe pas ; et c'est là surtout ce qui l'enrage.

***
Les femmes ne sont pas moins acharnées que les hommes à exaspérer le Boche. On a cité, comme témoignage de la « zwanze féminine, ce joli trait rapporté par le Courrier de l'Armée belge.
Dans le train qui monte vers Forest, une dame portant au corsage une fleur aux couleurs beiges, vient s'asseoir en face d'un « oberleutnant ». N'écoutant que son devoir, l'officier prie, puis somme la dame d'enlever l'emblème séditieux... Pas de réponse... Le Teuton, furibond, se précipite, et, d'un geste brusque, arrache la fleur.
Mais voilà que, à l'étonnement du Boche médusé, il attire en même temps un ruban - tricolore aussi - attaché à l'emblème. L'oberleutnant s'arrête un moment, interloqué, tandis que les voyageurs s'esclaffent et que la dame garde le sourire... Mais l'officier, - voulant en finir - empoigne le ruban et tire... tire... tire... à perdre haleine... sur le ruban qui n'en finit pas... Plus il tire, plus il en vient... - Bientôt, le train en était plein. Les spectateurs se tenaient les côtes... Le Boche tirait toujours... quand le train s'arrrêta à la gare du Midi. Il en profita pour esquiver, sous les quolibets du public.
Et la dame, qui avait toujours le sourire, enroulant son ruban, dit simplement :
« J'en avais quatre-vingts mètres sur la poitrine ! Le Boche avait de quoi tirer jusqu'à Forest ! »
Un sujet sur lequel s'exerçait, au début de la guerre, la verve des Bruxellois, c'était l'affiche annonçant les victoires allemandes portant les chiffres des prisonniers faits par la glorieuse armée allemande et ceux des canons pris à l'ennemi.
Chacun sait que, dans ces placards, Boches jouaient sans vergogne avec chiffres les plus fantastiques. Aussi les Bruxellois s'en donnaient-ils à coeur joie de les mystifier. Une main mystérieuse se trouvait toujours prête à maquiller les manifestes boches dès que ceux-ci étaient apposés aux murailles.
Telle affiche mentionnait une victoire formidable dans laquelle avaient été pris 100.000 Russes et 300 canons. Une heure après, à la grande joie des passants le 1 et le 3 avait disparu, et la grande victoire se réduisait à 00.000 prisonniers et 00 canons.
Une autre fois, les Boches annonçaient que, dans une rencontre avec les Français, ils avaient fait 1.000 prisonniers et pris 30 canons. Tous aussitôt, la main mystérieuse passait et l'affiche, maquillée, portait 10 prisonniers et 3.000.000 de canons.
Les Allemands enrageaient, et von Bissing jurait de faire cesser ces farces exaspérantes. Elles ont cessé, en effet, mais tout simplement parce qu'aujourd'hui, les Boches n'affichent plus de victoires invraisemblables. Ils n'osent plus.
Ce que von Bissing, en tous cas, n'a jamais réussi à faire cesser, c'est la publication de la Libre Belgique, le mystérieux bulletin de propagande patriotique dont les Allemands, en dépit de leurs recherches, en dépit des primes de délation promises par eux, n'ont jamais pu découvrir ni les rédacteurs ni l'imprimerie.
Ce journal clandestin qui, pour comble de raillerie, donne, dans sa manchette, comme adresse télégraphique « Kommandantur-Bruxelles », fait le désespoir du tyran de la Belgique. Lisez la curieuse notice sur von Bissing insérée dans les Silhouettes Allemandes, le nouvel ouvrage si bien documenté de Paul-Louis Hervier, vous aurez une idée des colères que la publication, non moins obstinée que mystérieuse, de la Libre Belgique a dû déchaîner sous le crâne de l'assassin de miss Cavell.

***
« Les Belges sont indécrottables », a dit von Bissing. Oui, indécrottables absolument. Le vernis de la Kultur n'a pas prise sur eux. Indécrottables, tous, depuis monseigneur Mercier, archevêque de Malines, jusqu'au dernier ketje bruxellois.
Ni la douceur ni la rigueur n'ont réussi à les dompter. Et ils ont vaincu leurs vainqueurs par les deux armes dans le maniement desquelles ceux-ci sont particulières inhabiles : l'esprit et la dignité.
Car ce n'est pas seulement par la raillerie qu'ils ont exaspéré l'Allemand, c'est aussi par leur fermeté d'âme par leur volonté de ne point se laisser entamer, de ne jamais céder aux avances du vainqueur.
On sait combien les Belges sont mélomanes. Les Allemands, dans toutes les villes qu'ils occupent, ont essayé de les adoucir par de superbes concerts. Les Belges, résistant même à leur amour de la musique, sont restés chez eux.
Ils le firent même avec esprit comme tout ce qu'ils font. Lors de l'anniversaire du kaiser, les Boches avaient organisé un concert kolossal au théâtre de la Monnaie à Bruxelles. Les plus illustres chanteurs de Berlin devaient y prêter leur concours et l'on y devait sacrifier pendant des heures à la gloire du dieu Wagner. On sait que ce dieu nébuleux avait été, avant la guerre, un peu trop adoré des mélomanes de Belgique.
Von Bissing espérait donc que son concert aurait le plus grand succès. De fait, à peine les bureaux étaient-ils ouverts que les places s'enlevaient comme des petits pâtés. En quelques heures, la salle était complètement louée.
Arrive le jour de la fête. Von Bissing fait son entrée solennelle dans la loge royale. Mais, ô stupeur ! il est seul. A peine, de ci de là quelques vilaines têtes d'officiers boches. Pas un Bruxellois n'est venu. Ils ont loué les places pour mieux mystifier le gouverneur mais ils sont restés chez eux.
Voilà comment le vainqueur est constamment vaincu par celui qu'il croyait réduire.
On a rapporté naguère le mot admirable répondu à un officier allemand par une jeune fille belge, Mlle de Jonghé d'Ardoye, qui fut condamnée à la prison pour ce mot.
Cette jeune fille se promenait avec sa grand'mère et toutes deux portaient en médaillon le portrait du roi des Belges. Un officier allemand se précipite sur elles et arrache les médaillons qu'il jette par terre en s'écriant : « Arrière, avec ce roi sans pays ! »
La comtesse ramasse les bijoux et, simplement : « Nous autres, Belges, nous préférons un roi sans pays, à un empereur sans honneur. »
Toute l'âme belge est dans ce mot : âme éprise de noblesse, de fidélité, de fierté nationale ; âme révoltée par la bassesse et l'abus de la force.
Comment un tel pays aurait-il pu jamais s'incliner devant les valets d'un empereur sans honneur ?

Ernest Laut

Le Petit Journal illustré du 28 mai 1916