LORD KITCHENETTE


Ministre de la guerre d'Angleterre

Cette belle et noble figure de l'illustre maréchal anglais méritait de figurer parmi les portraits des grands chefs des armées alliées dont nous offrons la série à nos lecteurs.
Le tragique événement dont lord Kitchener vient d'être la victime donne à cette publication un douloureux intérêt d'actualité.
A bord du Hampschire, lord Kitchener, mandé par le tsar, se rendait en Russie. Le croiseur anglais, à la hauteur des îles Orcades, s'abîma dans les flots, entraînant avec lui ses matelots et ses passagers.
La mort de lord Kitchener est, pour l'Angleterre, un deuil immense, un deuil que la France partage et ressent profondément, elle aussi.
Lord Kitchener, en effet, dès le début de sa carrière militaire, a combattu pour la France. Né à Tralee, en Irlande, en 1850, Herbert Kitchener passa une grande partie de sa jeunesse en France. Aussi, quand vint la guerre de 1870, s'engagea-t-il dans l'armée française et fit-il campagne comme simple volontaire. Il entra ensuite à l'École royale militaire de Woolwich, d'où il sortit pour entrer dans le corps des Royal Engineers.
Il servit successivement en Palestine (1874), puis en Chypre de 1878 à 1882. Il passa en ce temps-là en Égypte où il eut le commandement de la cavalerie égyptienne. Il prit part, comme lieutenant-colonel, à l'expédition du Haut-Nil (1884-85) et fut deux ans gouverneur de Souakim. Il devait rester d'ailleurs longtemps en Egypte, prenant part comme commandant des troupes égyptiennes à toutes les expéditions destinées à assurer la sécurité des frontières méridionales de l'Egypte et du Soudan. Dés 1890 il avait reçu le titre de Sirdar eu généralissime des forces égyptiennes, Et en 1898, ou il acheva, l'expédition de Khartoum, il reçut du gouvernement anglais les plus grands honneurs et fut élevé à la pairie.
La guerre du Transvaal lui valut de nouvelles occasions de se distinguer. Chef état-major du corps expéditionnaire. du Sud-Afrique en 1899, il eut le commandement en chef des troupe, de 1900 à 1902, jusqu'au jour où, la conquête achevée, la pacification du pays et sa loyale adhésion à l'empires furent choses assurées,
Lord Kitchener devenu vicomte (il n'était jusque-là que baron) fut ensuite nommé au commandement général de l'armée des Indes. Il demeura chargé de ces fonctions jusqu'en 1909 et fut alors nommé fefd-maréchal et l'année suivante membre du Comité de la défense de l'Empire. Il retourna ensuite en Egypte en qualité d'agent diplomatique en remplacement de lord Cromer. I1 ne quitta ces fonctions qu'à la déclaration de guerre.
C'est le 5 août 1914 que lord Kitchener prenait possession du ministère de la guerre. On sait ce qu'il a fait de l'armée anglaise, armée presque insignifiante en nom en regard des grandes armées européenne et qu'il laisse égale aux plus puissantes. Cette prodigieuse transformation suffira assurément à la gloire de ce grand homme de guerre, dont l'Angleterre ne cessera d'honorer la mémoire, et dont nous devons, nous autres Français, garder pieusement le souvenir, comme celui d'un des hommes qui auront le plus contribué à assurer la victoire du droit.

VARIÈTÈ
L'Allemagne et le sous-marin

L'invention du sous-marin moderne ne doit rien aux Allemands. - Bauer et son plongeur marin. - Inventions françaises et
américaines. - Comment les Allemands ont tiré parti des créations d'autrui.

Chacun sait que le génie de l'Allemand consiste, non point à créer, mais à exploiter les créations des autres. Le Boche n'invente pas, mais il est à l'affût de tout ce qu'inventent ses voisins ; et, tout aussitôt, il s'empare de l'idée et la met en pratique. Que ce soit en matière industrielle, scientifique ou militaire, le Boche; n'a jamais rien produit de son crû : il a pillé le voisin.
L'industrie, des produits chimiques, que l'Allemagne était parvenue à monopoliser presque complètement, vivait presque uniquement des inventions et des expériences de laboratoire de nos chimistes. Notre industrie négligeait de les exploiter ; mais l'industrie allemande ne manquait jamais de s'en emparer et d'en tirer profit. La plupart des produits chimiques et pharmaceutiques dont elle nous inonda avant la guerre étaient nés d'une invention française.
Si, parmi les précurseurs de l'aviation, les Allemands comptent un martyr : Lilienthal, qui se tua en expérimentant un appareil de son invention, il faut bien dire que leur pays n'est pour rien dans la réalisation pratique du vol humain. Là encore, ils n'ont fait que piller le voisin : et leurs tauban, leurs albatros, leurs fokkers ne sont que des démarquages de nos appareils français.
On a démontré naguère que le principe de la rigidité de l'enveloppe, qui est la caractéristique du zeppelin, n'était pas dû au comte Zeppelin, mais à un inventeur français nommé Spiess.
Enfin, dans l'invention même du sous-marin, cette arme dont ils font un usage d'ailleurs si inhumain, les Allemands n'ont joué aucun rôle. Ils n'ont fait que s'approprier, suivant leur habitude, les trouvailles d'autrui.
Cependant, il faut reconnaître qu'un Boche figure parmi les précurseurs de la navigation sous-marine. Mais son invention n'a été d'aucune utilité dans la réalisation du sous-marin moderne.
Ce Boche s'appelait Bauer. Sous-officier dans l'artillerie bavaroise, il imagina, vers 1850, un sous-marin de huit mètres de long qu'il fit construire à Kiel, au chantier Howald et qu'il appela le Plongeur-marin.
Dans son ouvrage sur la navigation sous-marine, le lieutenant de vaisseau Delpeuch a raconté à propos des expériences de Bauer une anecdote qui montre comment il est possible de sortir d'un sous-marin coulé.
Le Plongeur-marin plongea dans le port de Kiel, le 1er février 1851. Il était monté par son inventeur et deux matelots. Après plusieurs essais heureux, Bauer voulut s'enfoncer plus que de raison. Les tôles de l'arrière cédèrent sous la pression de l'eau : le lest se déplaça, et, après avoir redressé son avant et enfoncé son arrière dans la vase, le Plongeur se coucha sur le fond qui, en cet endroit était de dix huit mètres.
Comment sortir de là ?... Une seule chance de salut s'offrait s'échapper par le capot.
C'est à quoi Bauer songea tout de suite. « Il ordonna, dit le lieutenant de vaisseau Delpeuch, de laisser l'eau rentrer dans les réservoirs pour que, cette eau compriment l'atmosphère intérieure, la pression de l'air arrivât à équilibrer l'énorme pression supportée par le panneau d'entrée qu'on pourrait alors ouvrir pour s'échapper. »
Les matelote refusèrent d'abord, puis, convaincus par Bauer, exécutèrent la manoeuvre. L'eau, entrant dans le sous-marin comprima l'air, équilibra la pression de telle sorte que les naufragés purent ouvrir le panneau. Bauer et ses deux compagnons, montèrent à la surface « a avec la vitesse d'un bouchon de champagne » et furent recueillis par les spectateurs qui les croyaient noyés. Ils étaient restés six heures dans les flancs de ce minuscule sous-marin à moitié fracassé.
Ajoutons, pour achever l'histoire du premier sous-marin allemand, que ce bateau est resté plus de cinquante ans sous les flots. On ne l'a renfloué qu'en ces dernières années, et on peut le voir aujourd'hui dans la cour de l'Académie navale de Kiel.

***
C'est là toute la contribution de l'Allemagne à l'invention du sous-marin : c'est maigre, si on la compare aux nombreuses recherches faites chez nous.
Si l'on en croit Charles de la Roncière dans son Histoire de la marine française, un Français aurait, dès le milieu du XVIIe siècle, réussi à plonger et à se diriger sous l'eau dans un bateau de son invention. Cet inventeur s'appelait Jean Barrié. Le 9 janvier 1641, on lui délivrait un brevet et un privilège valables douze ans « pour aller pescher au fond de la mer avec sa patache allant dans l'eau, toutes choses qui s'y trouveroient. »
La Roncière assure qu'en effet la «patache » du sieur Barrié repêcha, vers Dieppe et vers Saint-Malo, quelques barques de pêcheurs naufragées qui furent renflouées. Mais il faut croire que le secret de l'invention fut bien gardé, car l'inventeur mort, la « patache » disparut et, pendant un siècle et demi, il ne fut plus question de navigation sous-marine.
En 1797, Robert Fulton proposait au Directoire un sous-marin de son invention, qu'il appelait le Nautilus. C'était l'époque de la guerre avec l'Angleterre. Une commission fut nommée qui examina l'invention et fit un rapport favorable à son adoption.
« L'arme imaginée par le citoyen Fulton, disait ce rapport, est un moyen de destruction terrible parce qu'elle agit dans le silence et d'une manière presque inévitable ; elle convient particulièrement au Français parce qu'ayant (on pourrait dire nécessairement) une marine plus faible que son adversaire, l'entier anéantissement de l'une et de l'autre, lui est avantageux... »
Malgré ces conclusions favorables, le Nautilus ne fut pas adopté par le gouvernement du Directoire. On sait que Fulton ne fut pas plus heureux quelques années plus tard, avec le gouvernement impérial auquel il proposa le bateau à vapeur. Le génial inventeur, américain n'eut pas de chance chez nous.
Le premier inventeur qui semble avoir conçu le sous-marin avec un sens réellement pratique est un médecin de Cherbourg, nommé Payerne. Vers 1842, il déposa au ministère de la Marine un projet que l'amiral Besson a retrouvé et analysé il y a quelques années. Presque toutes les caractéristiques du sous-marin moderne se trouvent dans le projet de Payerne. L'immersion, comme actuellement, était donnée par les water-ballasts ; le bateau possédait un périscope. Rien ne manquait, sauf les torpilles. Mais la torpille n'était pas encore inventée. Du moins, le bateau avait -il, à sa partie inférieure, une ouverture permettant à des plongeurs d'aller attacher des pétards sous la coque des bâtiments ennemis.
L'invention de Payerne avait suscité l'intérêt de plusieurs ministres de la Marine. Mais la bureaucratie ne la comprit pas. Payerne, repoussé, abandonné, , ruiné, par ses travaux, mourut dans la plus affreuse misère.
Ce fut là le sort de combien d'inventeurs en ce pays !
Vers 1860, deux Français, le capitaine de vaisseau, Bourgeois et l'ingénieur de la marine Brun, imaginèrent un sous-marin, le Plongeur qu'on ne put jamais faire marcher, parce que ses inventeurs l'avaient conçu trop grand, mais qui remplissait à peu près toutes les conditions de fonctionnement du sous-marin moderne.
Et, presque à la même époque, en 1864, l'utilité militaire du sous-marin était démontrée pour la première fois en Amérique, pendant la guerre de Sécession. Des sous-marins du même genre que le plongeur de Bourgois et Brun, mais plus petits et par conséquent plus maniables, furent construits par les Sudistes. Plusieurs bateaux nordistes furent détruits par eux. Suivant le système prévu par Payerne plus de vingt ans auparavant, ces sous-marins s'approchaient en plongée du bateau ennemi, sous la coque duquel une bombe était placée.

***
Nous arrivons maintenant aux vrais précurseurs du sous-marin actuel. Et, ici encore, la France tient le premier rôle dans l'invention.
On se souvient des déboires de l'ingénieur Goubet avec l'administration. Goubet avait résolu le problème du sous-marin mû par l'électricité, et lançant une torpille que l'on faisait exploser à distance. Il passa toute sa vie à lutter contre la bureaucratie qui traitait son invention comme elle a toujours traité toutes les inventions : par le mépris.
Puis vinrent les sous-marins de Gustave Zédé : le Gymnote, la Sirène, et enfin le Narval, premier type du submersible conçu par l'ingénieur Laubeuf.
En aucun pays du monde, pas même en Angleterre, la navigation sous-marine n'avait progressé autant que chez nous. Malheureusement, en ce pays, les recherches et les initiatives des inventeurs ont été de tout temps entravées par la mauvaise volonté des administrations. Est-ce là la raison qui fit qu'en ces dernières années la France négligea un peu trop le sous-marin, arme due surtout à l'ingéniosité française tandis que l'Allemagne, au contraire, se constituait, dans le plus grand mystère, une flotte importante de submersibles.
M. Olivier Guihéneuc rapporte, dans le Correspondant, qu'en 1907, 1908 et 1909, aucun sous-marin ni submersible ne fut commencé en France en 1910, nous en mîmes seulement trois sur cale.
Pendant ce temps, les Allemands travaillaient. Leurs premiers, sous-marins modernes remontent à 1904 et figurent au budget de 1905.
Quel est l'auteur de leurs plans ?... C'est un Français, hélas !... M. d'Equevilley, ancien élève libre de notre école de génie maritime, ingénieur au chantier privé Germania, de Kiel.
» En 1904, dit encore M. Guihéneuc, ce chantier met en construction trois submersibles à peu près identiques, de 200/240 tonneaux, 12 noeuds en émersion et 9 en plongée, avec deux moteurs Koertig de 250 chevaux, à pétrole lampant, pour la marche à la surface. L'armement militaire est composé d'un tube lance torpille disposé au-dessous de l'avant, et approvisionné à trois torpilles Schwarzkopf..
» Du premier coup, l'Allemagne, qui a profité des expériences faites en France, obtient un modèle excellent et pratique. Il va lui suffire de l'agrandir et de l'améliorer pour réaliser les dangereux bâtiments qu'elle emploie à ses pirateries.
» En 1910, la marine impériale dispose de 12 submersibles achevés, et dès 1909 les renseignements concernant ces bateaux se font plus rares.
» En 1912, le gouvernement allemand annonce que 18 sous-marins sont achevés que, cette année-là, le budget porte un crédit de vingt millions de marks pour la construction de ces bateaux, et que pareille somme sera inscrite au budget de 1913 pour la construction des flottilles de sous-marins ; enfin, une somme de 19 millions de marks figure avec la même affectation au budget de 1914. »
Et l'Allemagne continue à construire des sous-marins. Elle n'hésite même pas, pour les perfectionner, à s'approprier diverses inventions de l'ingénieur américain Simon Lake. Et quand l'ingénieur réclame Simon Lake. Et quand l'ingénieur réclame au nom du doit de propriété reconnu par les brevets qu'il a pris en Allemagne, elle lui répond, suivant son habitude : « Chiffons de papier !... »
Sa mégalomanie la pousse à augmentes sans cesse la grandeur et la puissance de ses submersibles.
« Il y a lieu de penser, écrivait ces jours derniers M. John Leyland, dans le Daily Graphic, que les nouveaux sous-marins allemands, construits expressément pour la destruction des paquebots et navires marchands sont des bâtiments formidables. Leur déplacement serait de plus de 1.000 tonneaux, peut-être de bien davantage. Ils sont munis de doubles coques entre lesquelles est placée une matière qui gonflé à tout endroit où l'eau pénètre. Leur surface supérieure et le kiosque sont protégés par un blindage qui les rend, croit-on, à peu près invulnérables aux pièces de 120 millimètres. On ne sait exactement de quels canons ils sont armés. On dit qu'ils peuvent voyager 4.000 milles à la vitesse de 12 noeuds et qu'ils peuvent atteindre naviguant en surface, une vitesse de 18 à 20 noeuds.
» Ce sont des torpilleurs aussi bien que des sous-marins ; ils sont munis de plusieurs tubes lance-torpilles. Leurs approvisionnements leur permettent de faire des croisières indépendantes, et, sans doute, on a trouvé un moyen de les ravitailler...»
Ainsi, l'Allemagne, qui n'a rien inventé, est parvenue, en démarquant, en pillant les inventions d'autrui, à se créer une flotte de sous-marins considérable et redoutable.
Son absence de scrupules, son art de détourner et d'appliquer à son profit les créations du voisin l'ont une fois de plus bien servie.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 25 juin 1916