LE GÉNÉRAL BROUSSILOF


Chef de l'armée russe qui vient d'écraser les Autrichiens et les Allemands en WoIhynie.

Le général Broussilof, l'habile manoeuvrier qui vient d'enfoncer si hardiment le front autrichien et de « se donner de l'air », est malgré ses soixante-trois ans, un alerte cavalier. Il appartient à la lignée des beaux sabreurs, les Lassalle ou les Galliffet.
Haut de taille, élancé, nerveux et agile, il est d'allure très élégante. Sa figure fine et blonde décèle l'aristocratie de ses origines. Appartenant à une famille très riche, il fit ses premières études à l'École des pages, puis passa à l'École de cavalerie, dont il devait plus tard devenir le directeur.
Officier de la Garde impériale, appelé au plus bel avenir, Broussilof refusa de passer par l'Ecole de guerre. Il ne s'embarrasse d'aucune théorie militaire préétablie. Son seul principe c'est : attaquer dés qu'on le peut et continuer sans trêve ni répit.
M. Hamilton Fyfe donne sur lui les détails suivants dans le Daily Mail :
Le général Broussilof a seulement deux ans de moins que le général Ivanoff auquel il a succédé. Tandis qu'Ivanoff est grand et que ses mouvements sont lents, Broussilof est vif et alerte. Il a l'esprit prompt et c'est avant tout un homme d'action.
Son visage le montre : des yeux sombres, fixes, inquisiteurs, et son nez aquilin lui donne l'aspect d'un aigle son menton est ferme, la ligne de la mâchoire vigoureuse ; sa persévérance dans les tâches qu'il entreprend a été établie par sa campagne dans les Carpathes. C'est lui qui, en dépit, de l'hiver, de la neige et du froid, a poussé en avant jusqu'au moment où, ayant traversé les montagnes, il dominait la plaine hongroise.
Ce n'est pas par sa faute que ses efforts et les victoires remportées par lui dans cette circonstances n'ont été d'aucun avantage. Il attribue ses succès au courage de ses troupes et à la méthode qu'il employa en ne donnant jamais aucun repos à l'ennemi. « - La meilleure stratégie et la tactique la plus heureuse, dit-il au journaliste anglais, c'est d'attaquer. - Mais, lui répondit son interlocuteur, cela implique de lourdes pertes. - Non, en aucune façon si votre attaque réussit. Des attaques qui échouent, comme les attaques allemandes à Verdun, sont terriblement coûteuses. Mais des attaques qui réussissent coûte très peu d'homme . Si seulement nous avions eu des munitions à cette époque de l'année, l'an passé... » Il secoua la tête d'un air de regret. Mais les hommes d'action ne s'abandonnent pas à des regrets futiles.
« Maintenant, il en est autrement dit-il nous avons tout en abondance, nous sommes prêts et nous nous réjouirons quand on nous donnera l'ordre de le prouver. »
Le général Ivanoff était extrêmement populaire ; le général Broussilof a déjà inspiré plus de confiance encore. Le seul point commun de ces deux hommes, c'est qu'ils n'appartiennent ni l'un ni l'autre à l'état-major ; ce sont des officiers de troupes qui ont gagné leur situation par un dur travail. A tous autres égards, ils sont le contraire l'un de l'autre. Ivanoff, le fils d'un paysan propriétaire, est resté pour tout essentiel un paysan. Il vit de la manière la plus simple, préfère la nourriture des soldats à toute autre, et dort sur un lit de soldat. Quant il habitait Kiew, au commandement de l'armée, et qu'il avait un palais pour y vivre, i1 fit meubler très simplement trois petites pièces et laissa le reste vide.
La carrière du général Broussilof a été fort différente. Il est d'une bonne famille ; entra tout d'abord dans le corps des Pages, puis dans un régiment de cavalerie élégant. Son talent personnel et ses relations contribuèrent également à lui assurer un avantagement rapide. Il était fort bien vu à la cour, se distinguait comme un cavalier audacieux, encourageait les officiers de cavalerie à prendre part à des parties de polo et à des steeple-chases ; il était très aimé dans la société de Petrograd. Puis vint la guerre pour éprouver la capacité et le caractère des hommes.
Il commença en 1914 comme commandant d'un corps d'armée. Bientôt il fut nommé général d'armée. Aujourd'hui il commande toute l'aile gauche de l'armée russe.
En remportant sur l'ennemi une des victoires les plus considérables de la guerre, il a hautement justifié la confiance que le Tsar et le grand état-major russe avaient mise en lui.

VARIÉTÉ

LES MUTILÉS

Comment on les traitait au temps jadis. - Les Invalides et leurs travaux. - La rééducation.
Chirurgie et prothèse. - La science répare les cruautés de la guerre.

A l'époque où, sur l'ordre de Louis XIV, Libéral Bruant élevait les bâtiments immenses destinés à abriter les mutilés de la guerre, un poète en vogue alors, Bernard de La Monnoye, adressait à ses soldats invalides un éloquent poème où il leur disait :

Moins vous êtes entiers, et plus on vous admire,
Semblables à ces troncs jadis si révérés
Que la foudre, en tombant avait rendus sacrés.

Alors, en effet, à l'exemple du grand roi qui voulait leur donner un asile, on commençait à traiter avec quelques égards les mutilés de la guerre. Mais ces sentiments étaient tout nouveaux. Jusqu'à cette époque on ne s'était guère préoccupé de leur sort, et les pauvres diables qui avaient laissé pied ou aile sur les champs de bataille, avaient été, le plus souvent réduits à la mendicité.
Avant le règne de Henri IV, les soldats que leurs blessures mettaient dans la nécessité de quitter le service ou ceux qui étaient devenus trop vieux pour supporter les fatigues des campagnes étaient, par les soins des gouverneurs des provinces, envoyés dans les abbayes.
Là, ils quittaient le hoqueton militaire pour la robe, et ils devenaient oblats ou frères-lais. Singulière métamorphose pour des hommes habitués à la rude vie des camps.
On les employait a l'entretien de la chapelle. Ils sonnaient les cloches, devenaient domestiques ou portiers. La plupart du temps, ce changement d'existence ne leur plaisait guère. Leurs allures, leur langage n'avaient rien de monastique. Les échos du couvent retentissaient de chansons qui ne ressemblaient guère à des cantiques. A chaque instant des querelles éclataient entre les vieux soldats et les moines scandalisés. Si bien qu'à la première occasion ces religieux malgré eux jetaient leur froc aux orties et préféraient reprendre la vie libre sur les grandes routes.
Parfois, c'étaient les prieurs eux-mêmes qui faisaient naître cette occasion, ils donnaient aux invalides un peu d'argent pour qu'ils aillent se faire héberger ailleurs. Et c'est ainsi qu'au long des routes, aux portes des villes, après les longues guerres, on rencontrait des multitudes de vieux soldats mutilés qui tendaient aux passants leur feutre déplumé.
Souvent aussi, ceux d'entre ces vieux soldats que leurs blessures n'avaient pas rendus infirmes s'engageaient dans les bandes de brigands qui infestaient le pays. C'était encore la guerre. Et ces miséreux préféraient cette vie de risques et d'aventures à l'existence fastidieuse du couvent.
Mais quand leurs méfaits : devenaient trop fréquents on leur courait sus et on les réintégrait de force dans leurs abbayes ; ou bien, pour rendre la sécurité aux grandes routes ou aux villes, on les saisissait et on les internait dans les places frontières où ils étaient surveillés et traités en prisonniers.
Tel était, avant que régnât Henri IV, le sort des vieux soldats que leurs fatigues, leurs blessures ou leur âge avaient rendus inaptes au service du roi.

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Le Béarnais, le premier, songea à donner un asile aux soldats mutilés à la guerre ou vieillis sous le harnois.
En 1606, il fait choix de la maison de la Charité chrétienne sise au faubourg Saint-Michel « pour devenir l'asile des pauvres gentilshommes, capitaines, soldats estropiés, vieux et caducs.» Louis XIII, à son tour, établit une communauté en ordre de chevalerie sous le nom de Saint-Louis, » pour nourrir et entretenir, tous soldats estropiés au service ».
Enfin, Louvois reprend ces projets inachevés ; et en fait sortir une institution. Un impôt payé par les abbayes, un autre sur les sommes payées par le département de la guerre lui procurent les ressources nécessaires. Bientôt les immenses bâtiments de l'Hôtel des Invalides s'élèvent « dans la plaine de Grenelle, sur la Seine, proche Paris ». Ils sont l'oeuvre de l'architecte Libéral Bruant. Mansart fait les plans du dôme ; Girardon dirige les travaux de sculpture. En moins de quatre ans, l'hôtel est achevé.
Par l'édit de création, l'Hôtel devait servir d'asile à ceux qui avaient exposé leur vie et prodigué leur sang « pour la défense et le soutien de la monarchie et contribué si utilement au gain des batailles ».
Louvois avait encore un autre but en créant les Invalides. Jusqu'alors, l'état de soldat était singulièrement précaire. En assurant aux militaires un asile pour leurs vieux jours, le ministre comptait encourager l'enrôlement des jeunes gens, les fixer au corps, rendre plus stable la condition du soldat et l'élever désormais au niveau d'une profession.
« Il ne faut pas, disait l'édit, que les jeunes gens soient détournés du métier des armes par la méchante condition où se trouveraient ceux qui, s'y étant engagés et n'ayant point de biens, y auraient vieilli ou été estropiés si l'on n'avait soin de leur subsistance. »
Dans son livre sur l'Armée de l'Ancien Régime, auquel nous empruntons là plupart de ces détails, M. Léon Mention observe que Louvois voulut aussi que, dans leur nouvelle condition, les soldats invalides ne fûssent pas brutalement arrachés au milieu militaire dans lequel ils avaient vécu jusqu'alors.
« Tout, dit-il, avait été ménagé pour rendre, entre la vie active et la retraite, la transition moins pénible. L'Hôtel des Invalides n'a rien d'un couvent ou d'un hôpital. Avec ses fossés, ses terrasses, ses canons, ses tambours, ses uniformes, son organisation toute militaire, il évoque plutôt l'image d'une place de guerre. L'institution devait rester étroitement liée à l'armée. »

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L'organisation fut, dès le début, aussi complète et aussi parfaite que possible. On ne négligea rien pour assurer le bien-être des hospitalisés.
« Parmi les blessés reçus à l'Hôtel, dit encore M Léon Mention, beaucoup étaient affreusement mutilés. Il fallait un nombreux personnel pour les soigner ou pour les nourrir. Quelques uns avaient perdu les yeux. On était obligé de leur donner des guides. D'autres avaient eu les dents brisées, les mâchoires fracassées. On ne pouvait les alimenter qu'à l'aide de bouillons ou de viandes hachées. On leur donnait le nom de « Moinelais ». En 1764, il y avait à l'Hôtel trois compagnies de « moinelais » et une compagnie d'aveugles. Il y avait enfin, des soldats privés de bras et de jambes, véritables tronçons d'hommes, auprès desquels on plaçait des servants connus sous le nom de « manicros » qui devaient aider ou suppléer les religieuses... »
Déjà même existait ce que nous appelons aujourd'hui la rééducation des mutilés. L'article 36 du règlement de l'Hôtel, daté du 3 janvier 1710, porte que « pour donner lieu aux pensionnaires de s'appliquer à des choses qui leur soient avantageuses, il leur est permis de travailler dans leurs chambres ou dans les lieux destinés pour cela aux jours ouvrables ; et il leur sera fourni des outils pour cet effet et autres choses nécessaires pour leur donner moyen et facilité d'apprendre les métiers dont ils seront capables, et tout le travail qu'ils feront tournera entièrement à leur profit ».
Cet article s'inspirait de la volonté même du roi. Le Père Daniel, en effet, dans son Histoire de la Milice française rapporte, en parlant des Invalides, que « le Roi voulut, pour seconder leur zèle, qu'on se servit d'eux pour tous les ouvrages de la maison, en les payant comme des ouvriers externes, et qu'ils pussent débiter librement leurs ouvrages dans Paris, de façon que ces soldats tirent des profits très considérables de leur travail... » Et il ajoute « qu'ils ont fait plusieurs ballots d'habits, de linges et de chaussures pour l'armée, et que les marchands même de Paris remplissent leurs boutiques de leurs marchandises. »

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De quelle nature étaient ces marchandises ? Demandons-le à M. Frédéric Masson, l'un des hommes les mieux renseignés sur l'histoire militaire du passé :
« Leurs principales industries étaient celles des bas, des vêtements et linges pour la troupe et des souliers. Pour les bas, il est probable qu'ils ne se contentaient point de tricoter, étant donné le nombre qu'ils débitaient, et qu'ils avaient de ces métiers inventés par un compagnon serrurier de Basse-Normandie, qui, rebutés en France, vendus à l'Angleterre où ils firent la fortune des fabricants, ne nous revinrent que sur le prodige de mémoire d'un homme de Nîmes, qui en apprit par coeur la disposition et, revenu sur continent, parvint à l'exécuter. Le bas de coton ou bas de Barbarie, dont. l'usage s'était introduit vers 1680, devait être, pour eux, un objet de commerce important : les invalides fabriquaient quarante mille paires par année, blancs, gris, rouges et bleus, et les vendaient de quarante-cinq à quarante-sept sous la paire. Ils avaient l'entreprise de la fourniture des chemises et des cravates pour cent quatre-vingt bataillons. Ils fabriquaient également des tapisseries. Le Roi, dans une de ses visites, ordonne aux tapissiers de continuer le dessin d'une tapisserie façon de Levant, où l'on voit plusieurs trophées d'armes élevées à la gloire de Louis le Grand, qui est destinée pour la salle du conseil. De là, peut-être la Savonnerie... »
Il y avait également à l'Hôtel une fabrique de faïence ; et l'on y trouvait même des calligraphes et enlumineurs qui faisaient des livres pour les églises.
Sous le Consulat une véritable école de rééducation fut créée aux Invalides sur l'ordre de Bonaparte. Le directeur de cet « Institut », le chef de brigade Desaudray rapporte que « 5.260 jeunes conscrits mutilés, invalides de vingt à vingt-cinq ans, y ont trouvé, dans une instruction adaptée à leur situation, une occupation consolante et des ressources pour leur procurer une existence indépendante. Parmi ces jeunes et intéressantes victimes, plus de deux cent cinquante blessés privés du bras droit ont été formés de la main gauche à l'écriture la plus parfaite et au calcul, de manière à être utilement employés dans les administrations ».

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Voilà ce que fit le passé pour les mutilés de la guerre. Notre époque fera mieux encore.
Déjà fonctionnent maintes écoles de rééducation. Le plus grand nombre des mutilés de la guerre pourront encore exercer un métier et se rendre utiles au point de vue social.
Les aveugles eux-mêmes pourront gagner leur vie. L'Association Valentin Haüy les met en état de travailler et d'exercer un des nombreux métiers où la vue n'est pas nécessaire. Ils ne seront pas réduits à demander uniquement leur vie à l'assistance.
D'autre part, la science chirurgicale et celle de la prothèse dont les progrès ont été si considérables en ce dernier quart de siècle, apportent aussi leur concours pour rendre aux mutilés l' usage des membres atteints ou pour remplacer par des membres mécaniques ceux qu'il fallut amputer.
Naguère encore - il n'y a pas plus d'une trentaine d'années - on se contentait de donner des béquilles ou de mettre des jambes de bois aux soldats amputés. Toutes ces béquilles, tous ces cuissards, tous ces « pilons n' étaient fabriqués dans un atelier l'Hôtel même des Invalides. Et tout cela ne coûtait pas très cher : 18 francs pour une jambe de bois, 22 francs pour un cuissard, 4 fr. 75 pour une béquille. C'était, en effet, fort sommaire.
Les membres mécaniques d'aujourd'hui coûtent plus cher ; mais ils sont infiniment plus perfectionnés. L'autre jour, à l'Académie de médecine, le docteur Pierre Robin a présenté des mutilés auxquels il a appliqué sa méthode de prothèse fonctionnelle. Par des combinaisons de tiges métalliques, de ressorts, des jambes, des bras,des mains sont rendues à ces hommes qui avaient perdu l'usage de ces membres.
On accomplit aujourd'hui de véritables miracles en matière de rééducation, de réparation des organes atteints, Et si les ravages faits par les armes modernes sont plus terribles et plus cruels qu'autrefois, on a du moins cette consolation de penser que la science aussi est plus habile à les réparer.

Ernest LAUT

 

Le Petit Journal illustré du 2 juillet 1916