A STRASBOURG


Des prisonniers français font le salut militaire à une jeune Alsacienne.

Les Allemands, fidèles à leur grossier manque de tact se complaisent à faire traverser les rues de Strasbourg, par des troupes de prisonniers français. A travers la capitale alsacienne dont l'âme est demeurée si profondément française, ils s'amusent à les promener. Mais il advient parfois que ce procédé absurde tourne à leur confusion.
Une Alsacienne qui parvint au début de la guerre à se sauver et à rentrer en France, racontait que les premiers prisonniers français amenés à Strasbourg, en août 1914 avaient traversé la ville, ligotés comme des criminels. Les Allemands espéraient ainsi exciter la haine de la population et déterminer des manifestations qui leur eussent permis de sévir contre le peuple strasbourgeois. Mais, au contraire, les Alsaciens, pris de pitié devant ces malheureux humiliés, les regardaient passer les larmes aux yeux.
L'effet ayant été contraire à celui que les Allemands désiraient, les convois de prisonniers furent ensuite amenés la nuit et dans le plus grand secret.
Cependant, ces temps derniers, les Boches ont recommencé à exhiber leurs prisonniers, mais les mains libres cette fois, et à les promener à travers la ville. Et c'est ainsi qu'a pu se produire le touchant incident qui fait le sujet de notre gravure.
Ce jour-là, une centaine de prisonniers défilaient sous la garde de soldats allemands et passaient devant la place Kléber, quand sur le trottoir passa une jolie Alsacienne en costume, la tête couverte du symbolique bonnet aux ailes frémissantes.
Spontanément et sans s'être donné le mot, tous les soldats français, d'un mouvement unanime, firent le salut militaire a l'Alsacienne.
Et tandis que les soldats boches roulaient des yeux furibonds, la jeune fille reçut en rougissant l'hommage des frères de France ce qui combattent pour rendre la liberté à son pays.

VARIÉTÉ

Le tunnel sous la Manche

Son histoire. - Les projets du passé. - Pourquoi l'opinion publique anglaise y fut opposée. - Un pamphlet.- L'importance économique, et militaire du
projet.

On en reparle et sérieusement, semble-t-il, cette fois. Au début du mois dernier, sir Lionel Earle, secrétaire à l'office des Travaux publics britannique a déclaré publiquement, officiellement : « Avant, longtemps, le tunnel sous la Manche sera construit. » La fraternité anglo-française, la communauté d'intérêts dans cette guerre, et la certitude qu'on a de l'autre côté de la Manche que l'entente cordiale est, chose durable, ont balayé les vieux scrupules et les craintes surannées. Et je ne crois pas qu'il y ait aujourd'hui un seul Anglais, qui redoute le tunnel et n'en souhaite pas la construction.

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L'idée d'un tunnel entre la France et l'Angleterre n'est pas neuve. Elle a plus de cent ans de date, En 1802, un ingénieur nommé Mathieu en présenta le premier projet. Cet ingénieur avait eu le mal de mer en allant en Angleterre. Il rêvait d'éviter à autrui ce désagrément et de faire un tunnel dans lequel pourraient circuler les diligences entre les deux pays. Son projet, d'ailleurs, ne fut pas pris au sérieux ; et il est certain que l'état de la science et des moyens industriels à cette époque en eût rendu l'exécution peu facile.
Le second projet date de 1869 il était l'oeuvre de l'ingénieur Thomé de Gamond. Napoléon III y avait donné son approbation. Les négociations diplomatiques avec l'Angleterre avaient commencé, en vue de sa réalisation, quand la guerre de 1870 éclata. Elles furent interrompues, puis reprises la guerre finie. Le gouvernement anglais se montrait partisan du tunnel. Le 30 mai 1876, un accord officiel fut signé entre les deux pays. Une commission franco-anglaise fut créée pour étudie l'entreprise. Les travaux commencèrent de part et d'autre. En 1882. il y avait déjà, au pied de la falaise de Douvres, une galerie de deux kilomètres dont plus de quinze cents s'étendaient sous la mer.
On croyait l'oeuvre en bonne voie, quand soudain se produisit, dans l'opinion publique, un mouvement singulier, inattendu, incompréhensible, presque, qui la fit abandonner.
Nous avons coutume, de considérer les Anglais comme un peuple flegmatique, peu enclin aux entraînements passionnés. C'est là un préjugé dont-ils nous démontrèrent alors toute l'erreur.
Nous pûmes constater que, pas plus que chez nous, l'opinion publique en Angleterre n'est incapable de mouvements nerveux. Il suffit, pour faire échouer le tunnel, d'un pamphlet, d'un simple pamphlet, parfaitement enfantin d'ailleurs, et qui, répandu à profusion dans le pays, affola littéralement l'opinion pubique.
L'auteur de ce pamphlet, dont la Revue des Deux-Mondes donna alors une analyse suppose le tunnel construit. Les trains passent tout : va pour le mieux. Et puis, un beau jour, des difficultés diplomatiques surgissent entre la Frange et l'Angleterre.
Néanmoins, les relations entre les deux pays ne sont pas interrompues. C'est ainsi qu'une caravane de francs-maçons français les « Frères de la Loge de d'Amitié » vont certain jour rendre visite à leurs frères de Douvres. Comment se méfier de ces amis de l'humanité ? Les Anglais ne s'en méfient pas... Imprudents Anglais !... Ces francs-maçons ne sont autre chose que des soldats déguisés. A peine arrivés, à Douvres, ils courent au port où stationnent deux paquebots français, d'allure innocente, lesquels sont bourrés d'armes.
Les faux francs-maçons s'emparent des fusils, surprennent le poste qui garde l'entrée du tunnel, massacrent les soldats. La garnison de Douvres, surprise, est réduite à l'inaction : et sur un signal, les trains partent de Calais, bondés de soldats, de vrais soldats, cette fois. Douvres est au pouvoir de l'ennemi. Londres apprend la nouvelle et s'affole. On court aux armes... Trop tard !... Déjà, cent mille soldats français sont sur le territoire britannique. Les éclaireurs de l'armée française apparaissent aux abords de la capitale. Les Français sont maîtres de Londres avant que le War office ait pu seulement tenter le moindre essai de mobilisation... Et vous devinez comment ils se conduisent, ces Français. La ville est à feu et à sang... Et l'auteur du pamphlet met alors en scène un brave bourgeois de Londres qui avait pris des actions du tunnel et s'était moqué des gens qui voyaient cette entreprise d'un oeil pusillanime. Or, l'armée française est logée chez l'habitant, et ledit bourgeois trop optimiste reçoit pour sa part un sergent et quatre hommes. Ces cinq gaillards sont d'abominables sacripants qui lui mettent sa maison au pillage... Et l'auteurs exulte... Tu l'as voulu, stupide bourgeois, tu l'as voulu !..
Eh bien ! le croiriez-vous ?... Cette fable ridicule eut une formidable action sur l'opinion et la commission parlementaire chargée d'étudier le projet se prononça contre le tunnel dont les travaux durent être abandonnés...
Comme quoi les peuples les plus sages, et les plus forts ont parfois de singulières faiblesses et de folles appréhensions.

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A la faveur de l'entente cordiale, le projet fut repris il y a une dizaine d'années.
On lui opposa les mêmes arguments. Seulement, cette fois, ce n'était plus l'invasion française que craignaient les adversaires du tunnel, c'était l'invasion allemande.
Une grande revue anglaise, le Spectator, résumait ainsi leurs arguments :
« Nous ne voudrions nullement supposer, disait-elle, que la France pourrait nous être hostile dans l'avenir.. Nous avons la sincère conviction qu'il est très peu probable qu'un éloignement se produise entre la France et l'Angleterre.
« Néanmoins, notre avis est toujours le même et le serait encore quand même on parviendrait à obtenir quelque garantie absolue et parfaite qui assurerait le maintien d'une paix perpétuelle entre la Grande Bretagne et la France.
» Ceux qui ont organisé et ont préconisé la construction du tunnel sous la Manche ont-ils réfléchi que rien n'assure le maintien d'une paix permanente entre la France et son voisin sur la frontière de l'Est, et que Calais est situé dans une proximité dangereuse de la frontière en question.
» Nous croyons fermement à la puissance militaire de la France, mais qui nous dit que des troupes allemandes ne viendraient pas peut-être à occuper momentanément Calais au cours d'une guerre continentale.
» Il n'est nullement inconcevable que la France puisse juger bon, au point de vue stratégique, de reculer dans le nord-est afin de frapper plus fort dans le sud-ouest.
» Dans le cas où le tunnel serait construit, le spectacle de Calais menacé, par des troupes allemandes nous causerait de vives appréhensions ... »
Une importante revue militaire Army and Navy déclarait également le projet inutile et dangereux. Elle imaginait, le tunnel construit qu'il serait facile à des soldats déguisés de s'emparer du comté de Kent.
» En quelques heures, un corps d'armée tout entier pourrait s'établir dans un camp retranché dans cette partie de l'Angleterre. Il n'y aurait plus alors de limite aux forces qui pourraient être envoyées par le tunnel.
» Si nous devons courir de tels risques, nous devons reconnaître que notre point de vue sur la défense nationale doit être complètement modifié. Non seulement il nous faut maintenu notre marine, mais il nous faut avoir une nation en armes également. Nous devons nous considérer comme une puissance continentale et adopter les méthodes et l'organisation continentales. Nous ne pouvons plus compter sur notre immunité. Nous serions à la merci d'un coup de main.
» Et alors, le jeu en vaut-il la chandelle ? »
L'opinion anglaise, peu encline à cette époque, à accepter les charges du service militaire pour tous, considéra que le jeu n'en valait pas la chandelle. Et, une fois de plus, le projet de tunnel entre la France et l'Angleterre échoua.

***
Mais la guerre est venue, modifiant bien des choses et changeant bien des opinions.
Le tunnel n'est pas construit ; et, cependant, l'Angleterre a été obligée d'en venir aux méthodes et à organisation continentales au point de vue militaire.
Or, si le tunnel avait été construit, combien d'avantages en seraient résultés pour la défense contre l'ennemi commun !
Les troupes anglaises venues si nombreuses, depuis le commencement de la guerre, leurs ravitaillements continuels auraient passé le détroit rapidement sans qu'on eut à s'occuper d'embarquements et de débarquements de matériel et de munitions. Que de frais considérables eussent été évités !
Que de craintes aussi, que d''appréhensions dont on n'aurait pas eu à se préoccuper ! L'exemple du Sussex montre que les sous-marins allemands n'ont pas hésité parfois à venir torpiller jusque dans le chenal. Pour tous les transports hommes et de munitions d'Angleterre en France, il faut donc organiser une surveillance qui détourne de la flotte combattante un certain nombre d'unités. Le tunnel construit, ces bateaux de guerre auraient pu être rendus à leur destination.
Mais il ne s'agit pas de récriminer sur les erreurs du passé. Il importe surtout de préparer un avenir économique qui atteigne la puissance commerciale de l'Allemagne.. Or, ici encore la construction du tunnel est nécessaire pour développer les échanges commerciaux entre l'Angleterre et la France.
M.Moutier, ingénieur, chef des services techniques de la Compagnie des Chemins de fer du Nord, parlant ces jours derniers du tunnel à la Société des Ingénieurs civils montrait la nécessité d'augmenter le transit franco-anglais. Il n'y a pas plus, disait-il, de 1.200.000 voyageurs traversant le détroit annuellement, et les transactions commerciales se réduisent à l'échange de produits d'absolue nécessité à tel point que le commerce avec l'Angleterre ne croissait guère, pendant les dix années précédant les hostilités que de 4 % par an, tandis que l'accroissement des échanges franco-allemands était de plus du double.
La construction du tunnel est le complément indispensable des mesures prises par la conférence économique des Alliés.
En raison de l'évolution de l'opinion en Angleterre, il est donc infiniment probable que que sera réalisé prochainement la construction du tunnel d'après les plans de M. Sartiaux, ingénieur en chef de la Compagnie du Nord, et protagoniste infatigable de ce grand projet économique.
Le tunnel coûtera au plus 400 millions c'est-à-dire à peine la dépense de trois jours de guerre. Il pourra être terminé en trois ans.
Sans doute la guerre aura pris fin d'ici-là. Mais en attendant, le tunnel serait le symbole de l'union étroite des alliés et doublerait leur force morale, comme l'a fait le pacte de Londres.
Personne ne croit plus aujourd'hui à la possibilité d'une lutte fratricide entre les deux nations, même dans revenir, le plus lointain. Les deux grands noms de notre histoire, Jeanne d'Arc et Napoléon, qui doivent leur illustration à la guerre contre les Anglais, sont aujourd'hui plus populaires encore en Angleterre qu'en France. Et comme l'observait justement l'autre jour un de nos plus éminents savants, « tout le monde chez nos voisins sait aujourd'hui qu'avec les progrès croissants de la navigation aérienne, l'indépendance de l'Angleterre doit se défendre non sur les rives de la mer, mais sur les bords de la Meuse. C'est le tunnel qui peut seul y conduire rapidement, sans qu'on ait à craindre la rencontre des sous-marins allemands ».

Ernest Laut

Le Petit Journal illustré du 9 juillet 1916