LE GÉNÉRAL BARATTER


L'ancien compagnon de Marchand,
commandant une division sur le front.

Les guerres coloniales nous ont formé une merveilleuse pléiade de conducteurs d'hommes. Rien que de cette fameuse mission Congo-Nil qui comptera, dans les annales coloniales, comme l'un des plus prodigieux exploits de l'énergie française, sont sortis trois généraux qui, de nouveau, dans cette guerre se sont illustrés. Tous trois étaient capitaines, lors de leur départ pour la grande randonnée à travers l'Afrique. Tous trois ont aujourd'hui les étoiles. Ce sont Marchand, le chef de la Mission, le héros de Fachoda en 1899, le héros de Champagne en 1915 ; Mangin, nommé divisionnaire pour les admirables services rendus devant Verdun ; et enfin Baratier, l'ami, le collaborateur, l'alter ego de Marchand, dont nous donnons aujourd'hui le portrait à nos lecteurs.
Le général Baratier est le fils de l'intendant Baratier. Il a fourni la plus belle carrière militaire. Son nom est inscrit parmi les plus illustres dans l'histoire de notre expansion coloniale. Et, comme Marchand, comme Mangin, ses camarades de la Mission Congo-Nil, il aura, dans la grande guerre, rendu de nouveaux services à son pays.
Au mois d'août de l'an dernier, les journaux illustrés publiaient une photographie des plus curieuses, des plus sensationnelles, pourrait-on dire, celle de la rencontre sur le front, du ministre de la Guerre anglais, lord Kitchener et du général Baratier.
Ce dernier, à cheval, coiffé du casque de dragon, saluait de l'épée Kitchener. Dix-sept ans auparavant, ces deux hommes s'étaient rencontrés à Fachoda, presque en adversaires : ils se retrouvaient aujourd'hui, soldats de la même cause, et se saluaient et se souriaient.
« Extraordinaire péripétie, disait alors un de nos confrères, et bien propre à induire à des réflexions philosophiques sur l'instabilité des desseins politiques, la versatilité des nations comme des hommes. »

VARIÉTÉ

La guerre
aux villes saines

La révolte arabe. - Comment un Français fit le pèlerinage de La Mecque. - Paroles prophétiques. - La Mecque et Médine. - Les désillusions de « Mohammed Gillioun » .

L'histoire future pourra dire qu'en ce temps-ci un vent de guerre aura passé sur le monde entier.
C'est une chose singulière que, du fait d'un conflit déchaîné en Europe par l'orgueil des Allemands, la guerre ait été portée jusque dans les régions les plus lointaines, et jusqu'aux berceaux de l'histoire du monde.
On ne s'est point battu que sur les fronts français, russe et italien . l'extrême-orient, les régions les plus ténébreuses de l'Afrique ont subi le contre-coup du conflit. L'Arménie, la Mésopotamie, terres des vieilles civilisations bibliques ont entendu le grondement du canon et le crépitement des mitrailleuses. Et voici qu'une nouvelle guerre, née comme toutes les autres de la grande guerre européenne, s'allume aux berceaux mêmes de l'Islam. Lasse du joug des Turcs, indignée d'être soumise à la puissance ottomane esclave de la puissance allemande, la nation arabe tente de reconquérir son indépendance et sa liberté, et de chasser à tout jamais les Turcs des villes saintes de l'islamisme.
Le Turc, à la vérité, y fut toujours un intrus.
Depuis les origines de l'Islam, le titre de kalife de La Mecque avait appartenu aux descendants directs du Prophète établis dans la ville sainte. Un sultan de Constantinople les en dépouilla. Et jamais, depuis lors, les Arabes ne pardonnèrent au pouvoir turc cette usurpation.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que fermente l'esprit de révolte dans l'âme du grand chérif de la Mecque contre le padischah de Stamboul. Il y a de cela près de trois-quarts de siècle ; c'était en 1842 : un Français, pour la première fois parvint à pénétrer à Médine et à La Mecque, les deux villes sacrées dont le sol ne doit point être foulé par le pied des « roumis », et dans une conversation - nous dirions aujourd'hui une interview - qu'il eut avec le grand chérif d'alors, il a noté l'expression du mécontentement arabe, et démêlé, en quelque sorte, les causes du soulèvement actuel.
Ce Français s'appelait Léon Roches. Interprète à l'armée d'Afrique, connaissant parfaitement les moeurs et la langue des Arabes, sachant par coeur le Coran ; et versé dans la science religieuse et la philosophie musulmanes comme un véritable « uléma », il s'avisa un beau jour que peut-être il servirait mieux les intérêts français en se faisant passer pour Arabe et en se glissant dans le camp ennemi.
Ce projet extraordinaire, invraisemblable, fut mis par lui à exécution et réussit parfaitement.
Roches, toujours vêtu du costume arabe, n'eut pas de peine à faire répandre le bruit qu'il s'était converti à la foi musulmane. Après avoir passé quelque temps dans la tribu des Béni-Moussa, dont les principaux chefs étaient ses amis, il décida de se rendre auprès d'Abd-el-Kader.
Celui-ci l'accueillit avec faveur et ne tarda pas à se l'attacher en qualité de secrétaire.
C'est alors que Léon Roches conçut le projet, plus extraordinaire, encore de se rendre à La Mecque et à Médine, de s'y rendre comme pèlerin musulman et d'approcher le saint chérif de La Mecque, le vrai chef de la religion islamique.
Tout se passa comme l'avait décidé le hardi Français. Mêlé à une caravane de pèlerins égyptiens, Roches se mit en route pour les villes saintes. Pendant tout le voyage, il remplit si exactement ses devoirs de pèlerin et de pieux musulman que personne ne se douta un seul instant de sa vraie qualité.
Il parvint ainsi à Médine où il demeura trois jours, employés en cérémonies religieuses et en prières à la grande mosquée, puis il gagna La Mecque à dos de chameau, fit ses dévotions à la Caâba et se rendit chez le grand chérif qui lui accorda une audience privée.
Léon Roches a rapporté scrupuleusement les paroles du descendant du Prophète. On les croirait d'aujourd'hui. Déjà, le grand chérif de La Mecque invoquait contre les Turcs les mêmes raisons qui déterminent aujourd'hui son successeur à se dresser contre la puissance ottomane et à rendre à l'Arabie sa liberté.
« Les padischahs de Constantinople, disait-il, ces commandeurs des Croyants, ont donné de l'éclat au drapeau de l'islamisme tant qu'ils ont pris le Coran pour règle de leur conduite, mais dès qu'ils ont introduit dans les hautes fonctions des renégats de tous les peuples ; dès lors, enfin qu'ils ont subi pour ainsi dire, le protectorat des étrangers, les bases de l'Empire des Osmanlis ont été sapées, et le jour est prochain peut-être où il s'écroulera... »
Et le descendant de Mahomet faisait à Léon Roches un tableau de la tyrannie turque, de cette tyrannie qui n'a fait depuis trois quarts de siècle que grandir pour aboutir enfin à déchaîner la révolution qui s'accomplit aujourd'hui.

***
Ces villes saintes de l'Islam où se produit aujourd'hui l'important événement qui ne tend à rien moins qu'au réveil de la nation arabe, sont des villes à peu près inconnues pour les Occidentaux.
On sait qu'elles sont, de temps immémorial un lieu de pèlerinage où affluent chaque année les Musulmans en foule.
Jadis, au temps où le Français Léon Roches s'y rendit, c'était un interminable voyage que les pèlerins accomplissaient dans les conditions les plus dures. Les Algériens étaient transportés généralement jusqu'au port de Djedda sur de mauvaises barques où ils étaient entassés comme un vil bétail. Beaucoup mouraient de faim ou de misère ; quelques-uns même étaient étouffés à bord de ces affreux bateaux. Ils étaient alors jetés à la mer après avoir été dépouillés par les reïs (capitaines) et leur équipage.
« Je pus assister moi-même, dit Léon Roches, au débarquement de deux navires chargés de pèlerins. L'un arrivait de Suez et l'autre de Kocéïr. L'aspect de ces malheureux était navrant. Ils étaient deux cents sur un bâtiment qui pouvait a peine en contenir cinquante, et, pendant vingt jours, ils avaient dû supporter ce supplice, ne mangeant que du biscuit sec et n'obtenant qu'à prix d'argent l'eau nécessaire pour ne pas mourir de soif. »
Plus tard ces moyens de transport s'améliorèrent, grâce à Roches qui rendit compte au gouvernement français des souffrances subies par les musulmans protégés de la France au cours de ce voyage rituel.
Depuis quelques années c'était la compagnie des Transports maritimes qui, d'Alger, conduisait les pèlerins jusqu'à Djedda. Avant le départ, les précautions d'hygiène les plus sérieuses étaient prises. L'aménagement du bateau était l'objet d'un examen minutieux. Un commissaire du gouvernement français accompagnait le pèlerinage jusqu'à Djedda.
L'installation des passagers à bord était la chose la plus pittoresque du monde. Les pèlerins devaient subvenir à leur nourriture ; aussi emportaient-ils force provisions, et jusqu'à des jarres en peaux de boucs remplies d'eau. Ils dressaient des tentes, voire même de vraies cabanes de matériaux de toutes sortes sur le pont, et il fallait les surveiller de près pour les empêcher d'y employer les cordages, les planches, et généralement tout ce qui leur tombait sous la main.
Trois ou quatre jours avant le départ, la plupart d'entre ceux campaient déjà sur le pont du bateau. D'autres attendaient à terre, sur la place du Gouvernement, s'imaginant qu'à la dernière minute le passage serait moins cher. Aussi la bousculade des retardataires était-elle souvent tapageuse.
Enfin, le navire levait l'ancre et partait pour le port de Djedda. Alors, commençait pour les pèlerins la partie la plus rude du voyage : de Djedda à la Mecque, cinq jours au minimum, de la Mecque à Médine, environ dix jours en caravane, à travers les sables brûlants du désert.
Mais le départ le plus important de pèlerins se faisait de Damas. Dans cette ville se formait la grande caravane sainte emportant vers La Mecque l'étendard et la tente du Prophète.
M. Henri Siégier-Pascal, qui assista à ce départ en 1908, en fait un tableau singulièrement pittoresque.
« Soudain, écrit-il nous percevons un bruit confus, une immense clameur, faite de musiques de cuivres et de flûtes, de battements de tambour, de piétinements de chevaux, de chants, de cris gutturaux. Une mer humaine se déverse vers nous c'est le cortège sacré qui approche.
» En tête, sabre au clair, en grand uniforme de général, s'avance Omduramanpacha ; un brillant état-major l'accompagne ; derrière s'en vient, caracolant sur un splendide et noir étalon syrien, le badi, homme brun, d'une majestueuse beauté, et qui se drape fièrement dans une robe de soie violette. Suit le cheik des derviches, tout en vert, précédant les derviches roufaï, qui avancent en hurlant une stridente et irritante mélopée, et les derviches tourneurs. Voici maintenant le doyen des ulémas ; d'un large geste de triomphe, il brandit l'étendard du Prophète. Le collège des ulémas, tous en robes éclatantes et coiffes de grands turbans à voiles blancs, l'entoure.
» Puis, semblable à un grand vaisseau balloté par les flots, vient majestueusement le personnage le plus important du cortège : le chameau sacré porteur de la tente du Prophète. Une musique assourdissante rythme la marche de la bête, impassible et digne, comme consciente, et qui, de ses larges sabots, écrase les dévots fanatiques qui se couchent pieusement devant-elle. Le cortège est fermé par une trentaine des fameux Bédouins, figures hoffmanesques accroupies à deux sur un chameau, poussant des cris de guerre et hurlant des chants sacrés. Enfin, c'est la multitude les pèlerins... »
Et, la caravane s'engage sur la route mystérieuse qui mène vers La Mecque.
Depuis six ans, l'achèvement du chemin de fer du Hedjaz a singulièrement nui à tout ce pittoresque. Et les pèlerins aujourd'hui se rendent en wagons jusqu'aux portes des deux villes sacrées.

****
Le but du pèlerinage de La Mecque est la Caâba, nom que les Arabes idolâtres donnaient à certaines maisons autour desquelles, ils tournaient en invoquant leurs divinités. La Caâba, disent les traditions arabes, aurait été élevée par Adam, détruite par le déluge et reconstruite par Abraham sur l'ordre de Dieu. La pierre noire ( Hadjir-el-Essoued), qui est, dans la Caâba, l'objet de la vénération toute spéciale des musulmans, aurait été apportée à Abraham par l'ange Gabriel, pour lui servir d'échafaudage. Elle remontait, dit la légende, à mesure que la construction s'élevait du sol. Cette pierre, fixée dans un
des angles de la Caâba, est touchée et baisée par tous les pèlerins.
Mais tous les devoirs du pèlerin ne sont pas accomplis lorsqu'il a visité la Caâba et baisé la pierre noire. Il lui faut encore assister à un sermon sur la colline d'Aârafat, à un autre sermon à Mezdelf ; aller dans la vallée de Ouedi-Mouna lancer vingt et une pierres contre les piliers des démons qui se trouvent dans cette vallée ; faire le sacrifice d'une bête vivante à Ouedi-Mouna ; revenir faire une seconde visite à la Caâba, et enfin se rendre à Médine, au tombeau du Prophète.
L'aspect de Médine est, de l'avis des rares voyageurs européens qui y ont pu pénétrer, beaucoup plus attrayant que celui de La Mecque.
Des jardins plantés de dattiers entourent entièrement la ville : et l'on aperçoit à travers leur feuillage les tours crénelées du mur d'enceinte et les minarets élancés des mosquées.
La grande mosquée est un des plus beaux édifices de l'architecture. Elle contient le tombeau de Mahomet, et ceux des deux khalifes qui lui succédèrent : Abou-Bekr et Omar.
Médine est, d'ailleurs, entre toutes les villes musulmanes, celle des saints hypogées. On y trouve encore les sépultures d'Ibrahim, fils du Prophète ; de Fathma, sa fille ; d'Osman, son troisième successeur sur le trône du khalifat ; de Hamza, son oncle. La piété des pèlerins trouve là de quoi se satisfaire.
Et cette piété ne s'est pas ralentie en ces dernières années. En tous pays musulmans, il n'est pas jusqu'aux plus pauvre croyants qui n'économisent durant des années le prix du voyage ; et, bon an, mal an, de l'Inde et de l'Afghanistan, de l'Égypte et de la Turquie, de la Tunisie, de l'Algérie, du Maroc, plusieurs centaines de mille pèlerins se rendent aux villes sacrées.
On conçoit par là de quelle importance sont les événements qui se passent là-bas en ce moment. Si indifférents que nous soyons à tout ce qui se produit loin de chez nous et particulièrement chez les peuples dont la race, la civilisation, la religion, la mentalité sont différentes des nôtres, nous ne devons pas nous en désintéresser. La France et l'Angleterre, nations protectrices d'un nombre considérable de sectateurs de l'Islam ne sauraient manquer de favoriser ce réveil de la nationalité arabe.
Le pouvoir turc chassé de ces régions sacrées, ce n'est pas seulement un désastre pour la Turquie elle-même, c'est encore l'effondrement définitif des espérances de guerre sainte caressées par « Mohammed Gillioun », empereur des Boches et véritable maître du sultan de Stamboul.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 16 juillet 1916