LE GÉNÉRAL PELLÉ


major général des armées

Le général Pellé est le collaborateur le plus direct du général en chef. Il joue auprès du général Joffre ou du général de Castelnau le rôle que jouait naguère Berthier auprès de Napoléon.
Pour être moins éclatant que celui des commandants d'armées, ce rôle n'en est pas moins des plus considérables et des plus utiles.. .
On conçoit de quelle importance est la fonction d'un major général des armées en un temps où les armées se chiffrent par millions. Le général chargé de la remplir est de ceux dont le portrait ne saurait être oublié dans une galerie telle que la nôtre.
Avant la guerre, le général Pellé a appartenu aux troupes marocaines. Il fait partie d'une famille éminemment militaire et porte nom qui déjà fut illustré il y a quarante-six ans, notamment à Wissembourg.

VARIÉTÉ

Les cris du ventre

Les précautions de l'Allemagne. - Comment s'épuisent les ressources les plus considérables. - L'appétit allemand. - La fin par la faim.

Il y a deux ans, l'Allemagne partait gaillardement à la conquête du monde. Comme un torrent, la masse irrésistible des casques à pointe roulait sur la Belgique puis sur le Nord et sur l'Est de la France. Les bataillons passaient dans les villes, au pas de parade. Et, tout en maudissant les brutalités de I'envahisseur, on s'émerveillait de voir ces soldats superbes, bien équipés, bien nourris qui défilaient en chantant sur des rythmes de cantiques leur orgueil et leurs espoirs.
C'était l'ère de l'abondance. L'Allemagne avait longuement préparé les munitions du ventre comme les autres munitions. D'immenses approvisionnements de bétail avaient été faits. L'Allemagne, grosse mangeuse de viande (elle en consommait au début de la guerre, plus de sept millions de kilos par jour), avait pris ses précautions. Elle possédait au mois d'août 1914, du bétail sur pied représentant plus de six milliards de kilos de viande.
Avec une telle avance, on peut regarder l'avenir avec quelque confiance. Les Allemande le considéraient avec d'autant plus de sérénité que leur outillage alimentaire était à la hauteur de leurs ressources.
Alors que nous n'avions pas même aux Halles de Paris, une chambre froide pour la conservation des denrées, l'Allemagne possédait plus de trois cent cinquante usines frigorifiques, plus une dizaine d'usines militaires, appartenant à l'Etat, et chargées d'assurer le ravitaillement des armées d'une manière normale. Près de chaque abattoir, il existait une usine frigorifique, et, dès le temps de paix, les troupes avaient été habituées à consommer de la viande congelée.
Le blé seulement pouvait manquer car, annuellement, la différence entre la production et la consommation donne un déficit de plus de deux millions de tonnes. Mais les Boches, là encore, avaient pris leurs précautions. Ils avaient consacré à d'immenses approvisionnements de grains une partie de leur trésor de guerre. Et, de plus, l'alliance autrichienne leur permettait de compter sur les ressources considérables en céréales de la Hongrie.
Enfin, la question du pain leur apparaissait infiniment moins importante que celles de la saucisse ou de la pomme de terre. On sait que l'Allemand n'est qu'un petit mangeur de pain et que, même en temps de paix, il ne mange que du pain très médiocre. La perspective du pain K et même du pain K K ne pouvait l'effrayer.
L'essentiel est qu'on pût manger beaucoup de saucisses et beaucoup de pommes de terre. Avec cela, on était sûr que les soldats marcheraient et que les civils tiendraient.
Au surplus, les approvisionnements étaient calculés pour une période beaucoup plus longue que celle qu'assignaient à la durée de la guerre messieurs les prophètes du grand état-major impérial. Chacun sait qu'en un mois on devait avoir raison de la France, et que l'écrasement de la Russie ne devait pas demander beaucoup plus d'efforts. En mettant les choses au pire, tout serait fini pour Noël.. Et alors, que de brocs vidés et que de saucisses englouties dans la joie du triomphe !...

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Ces belles prévisions ne se réalisèrent pas. Les Boches s'aperçurent vite que la guerre serait plus longue qu'ils ne l'avaient prévue. Rendons leur cette justice. Plus sages que les Parisiens de 1870, ils ne dilapidèrent pas leurs ressources. Au contraire, ils s'ingénirent à les faire durer le plus longtemps possible.
Dès les premiers mois de 1915, on nous parlait de la famine en Allemagne. C'était aller un peu vite en besogne. La famine était encore loin ; mais les Boches commençaient à la redouter et s'organisaient pour en retarder l'échéance.
On eut peut-être le tort en France, d'attacher trop d'importance à certains ra****, a certaines manifestations qui ne tendaient à rien moins qu'à nous faire croire que l'Allemagne en était à sa dernière saucisse. L'Allemagne, à la vérité, commençait à se serrer le ventre et à se rationner. Mais elle n'en était pas encore à la disette.
Les classes dirigeantes donnaient l'exemple de la frugalité nécessaire. L'empereur tout le premier avait ordonné que le train culinaire de sa maison fût réduit considérablement.
Dès le mois de mars 1915, l'impératrice avait quitté le château royal dont les vastes appartements déserts lui causaient de la dépression. Elle s'était installée à Monbijou, nom que porte un ensemble de plusieurs pavillons situés dans le vieux Berlin, n'ayant auprès d'elle que deux demoiselles d'honneur.
« De temps en temps, disait alors une correspondance de Berlin, le Kaiser y fait une courte apparition. II vient pour voir si l'on s'est conformé aux nécessités du régime alimentaire. Et le genre de vie à la cour a, en effet, radicalement changé. Les repas y sont d'une modestie inouïe. Le premier déjeuner de l'impératrice Augusta-Victoria consiste en une tasse de thé et un seul oeuf à la coque. A midi, une soupe, un seul plat de viande et quelques fruits. Pour dîner, une soupe, un plat de viande et un plat de farine, nouilles ou macaroni. Les pommes de terre ne sont servies qu'en robe de chambre ; éplucher le tubercule cru, c'est gaspiller de la matière comestible.
» L'empereur ne manque jamais, ajoutait l'auteur de cette correspondance, de faire de la propagande pour le pain K. Parfois, il force les siens à grignoter en public du fameux pain de guerre... »
L'exemple sans doute n'était pas inutile, car ce pain de guerre était bien mauvais, et les Allemands, si peu friands qu'ils fûssent de bon pain, avaient quelque peine à s'y habituer.
Ils commençaient aussi à trouver la vie chère, la guerre longue et le rationnement excessif. Comme à Paris en 1870, les classes moyennes souffraient tout particulièrement. Les pauvres vivaient - mal sans doute - des libéralités de l'État ; les riches pouvaient encore, à prix d'or, se procurer le nécessaire et même le superflu ; mais les gens de la petite bourgeoisie, dont la guerre avait déjà diminué les ressources, éprouvaient les plus grandes difficultés à vivre.
Vers la fin de l'année 1915 se produisirent les premières émeutes sur les marchés. « Nous voulons nos hommes ! » et « Nous voulons du pain ! », criaient les ménagères. La police les dispersa à coups de sabre.
Ce n'était pas le moyen d'arranger les choses. Les émeutes se renouvelèrent, se multiplièrent, gagnèrent de proche en proche.
Le gouvernement allemand, avec cet esprit pédagogue qui distingue le caractère de cette nation, s'avisa qu'on pourrait suppléer à la distribution de victuailles par une distribution de bons conseils. Des conférences furent organisées pour apprendre aux ménagères à tirer parti des ressources alimentaires dont elles pouvaient disposer. Conférenciers et conférencières furent assez mal reçus.
« Récemment, écrivait une femme à son mari, j'ai assisté à une assemblée de femmes. Deux dames de la bonne société voulaient nous apprendre, à nous, femmes d'ouvriers et de cultivateurs, comment nous devons économiser. Et il y avait de quoi se mettre en colère. On disait que nous devions et pouvions préparer des plats nourrissants sans viande, sans oeufs, sans graisse et sans farine. Voilà un dîner, Point de goûter. Avec, un petit morceau de pain et une portion de fromage on pouvait apaiser la faim. Mais où prendre du fromage puisque les fruiteries sont fermées ?.. Il faudrait que tu entendes les cultivateurs crier, lorsqu'on leur enlève leur blé. Si cela continue, les gens vont se prendre à la gorge. »
-Vouloir que les femmes du peuple fissent de la cuisine sans graisse et se contentâssent de deux repas par jour, c'était, en effet, demander une chose difficile. On sait que l'Allemande est, en temps normal une infatigable mangeuse. On raconte à ce propos dans le pays rhénan une histoire que Jules Huret a recueillie dans un de ses articles sur l'Allemagne et qui, bien qu'elle ait l'air d'une charge, est une peinture parfaitement exacte de la goinfrerie des femmes du peuple boche.
Un Anglais, raconte Huret, était venu s'installer à Cologne et avait appelé une femme pour faire sa lessive et celle de sa famille. Avant de l'engager, il lui demanda ses conditions :
- Eh bien, voilà, dit-elle, j'arriverai chez vous à six heures du matin.
- Si tôt ? s'étonne l'Anglais.
- Oui, c'est l'heure de mon premier déjeuner.
- Aoh ! fait l'Anglais.
- Oui, vous me donnerez du café au lait, pas très fort, du pain et du beurre. Puis, je travaillerai jusqu'à huit heures et demie. Alors je recevrai du jambon et de la bière. A dix heures et demie, je recevrai encore un peu de café et de pain à la graisse. A une heure c'est le dîner : je prends de la soupe, de la viande, des légumes, de la bière, et du café. A quatre heures, je recevrai un morceau de fromage, du café et du pain. A six heures une tartine avec un bout de saucisson. A huit heures, pour le souper, je ne suis pas difficile, vous me donnerez ce que vous voudrez. Et vous me paierez 3 marks 50.
- Et si je vous priais de manger toute la journée, demanda l'Anglais, combien me prendriez-vous ?
Cette histoire, je le répète, a l'air d'une plaisanterie ; elle est pourtant, sous sa forme humoristique, on ne peut plus vraisemblable. En temps normal, l'ouvrière allemande - et l'ouvrier, naturellement - font de six à huit repas par jour. Sans doute toute cette nourriture qu'ils engloutissent n'est pas très , relevée. Peu importe ! Ce qui compte pour le Boche, ce n'est pas la qualité, c'est la quantité. Que le pain soit un peu plus mauvais en temps de guerre qu'en temps de paix, que la graisse sente le vieux cuir et la charcuterie le moisi, ça n'a pas d'importance pourvu qu'on mange à son appétit.
Or, l'appétit allemand est une chose impérieuse et kolossale contre laquelle les objurgations du patriotisme n'eurent pas grand effet. C'est assez dire que les conférenciers qui prêchaient l'abstinence n'eurent guère de succès. Dans une lettre trouvée sur un prisonnier allemand, la femme du dit prisonnier, habitant Neun-Kirchen, lui racontait en février dernier :
« Un monsieur est venu faire une conférence. Il a dit : « Il faut travailler beaucoup et manger peu ». Il était temps qu'il s'en aille : on l'aurait écharpé. »

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Dès lors, les civils allemands ne cachent plus leurs affres ; et nous avons aujourd'hui maintes et maintes preuves de la disette grandissante.
Un livre des plus intéressants vient de paraître à ce propos sous ce titre : « l'Aveu ». C'est un recueil et un commentaire des lettres trouvées sur les prisonniers allemands à Verdun.
L'historien Louis Madelin en est l'auteur.
« J'ai eu sous les yeux, dit-il, pour la période mars-mai 1916, cent lettres où la question des vivres se pose et où la charcuterie occupe une telle place qu'on en sort avec une sorte de nausée.
» On pourrait, avec ces cent lettres, dresser un tarif des denrées de toute sorte des Vosges à la Vistule et de la Baltique aux Monts de Bohème : car de Berlin aux petits villages et d'Essen à Oberammergau, on n'hésite pas à mettre sous les yeux des soldats des chiffres effrayants. Je renonce à pénétrer dans les détails de ce drame alimentaire et d'ailleurs pathétique. L'Allemand prend fort naturellement au tragique, - ayant une forte propension aux points de vue comestibles - une saucisse qui coûte 3 marks 60 la livre et dont après six heures de queue, une bataille entre femmes, quelques coups de poing et même de plat de sabre, on touche un demi-quart à peine de la main condescendante d'un charcutier.
» Je m'arrête à quelques traits en passant, sans sombrer dans l'océan des chiffres. A Berlin (14 mars) « la question des vivres est devenue épouvantable. il n'y a plus ni beurre, ni sucre, ni café. La viande de porc a déjà complètement disparu depuis longtemps et on n'a la permission de fabriquer du chocolat qu'en petite quantité... Les pommes de terre, qui forment le fond de l'alimentation des classes pauvres, deviennent une délicatesse et leur prix augmente d'une façon colossale... Finalement il faudra que ce soient les soldats qui envoient du front quelque chose à manger, ajoute le Berlinois, car on répond toujours que tout a été réquisitionné pour l'armée... »
D'Edgardkirch, le 15 mai : « Cela ne peut pas durer très longtemps, il règne une grande misère dans les villes. Ils ont bien des cartes de beurre, mais ils ne peuvent pas trouver de beurre. Il en est de même pour tout. Les pommes de terre sont réquisitionnées. Demain ce sera le tour du foin et de la paille. Le garde champêtre passera, mesurera et calculera d'après le nombre de têtes de bétail. » De Wilhelmetahl (Westphalie), le 5 mars, on se plaignait déjà que des gens volaient les chiens pour faire leur « pot-au-feu » ; on en fait maintenant des saucisses.
De Lippstadt, le 25 mai : « ... On a encore souscrit 10 milliards 500 millions, mais quoi sert l'argent quand les vivres manquent ? »
De Mayence, le 2 avril, s'élève ce cri pathétique pour qui a vécu de l'autre côté du Rhin : « L'Allemagne n'a plus de pomme de terre ! Il nous faut manger ce que l'on donnait autrefois aux cochons. » C'est épouvantable, écrit-on de Halle, le 2 avril, tous les jours ne manger que des tartines de compote et de marmelade ; on finit par devenir soi-même compote et marmelade. Et il faut être là à l'heure exacte et s'avancer au pas de parade, sinon l'on n'a rien.» De Berlin-Treptore, le 6 avril : « Le pain dit « de guerre » qu'il nous faut manger est une masse gluante et brune... C'est une vraie nourriture pour les cochons, mais comme il n'y a pas de cochons pour le manger, c'est à nous de le faire. Quant aux cochons, ils sont actuellement fumés et pendus dans les lardoirs des riches agrariens... » De Hambourg, le 11 avril : « les articles disparaissent l'un après l'autre, jusqu'au moment où il n'y aura plus rien du tout, et alors ce sera la fin. »
De Chanlottenburg, le 12 : « Il faut maintenant faire la guerre pour le sucre comme pour le beurre et une fois qu'on est dans la boutique, on vous dit qu'il n'y en a plus. Tu ne peux savoir dans quelle colère on se met... » D'Osnabrück, même date : « J'espère que pour la Pentecôte tu seras de retour auprès de nous... car je suis d'avis que la guerre ne peut plus durer longtemps, car il y a ici une telle misère que c'est une honte (Schmalchlapporci)... »
D'Essen, le 16 : « On pourra bientôt instituer un Comité de famine, car on n'a plus rien pour son argent. »
De Düsseldorf, le 17 avril : « Si la guerre dure encore longtemps, nous mourrons de faim. » De Berlin-Schmargendorf, le 21 avril : Nous n'avons plus qu'à nous coudre l'estomac pour n'avoir plus besoin de manger.»
Les parents du Musketier H..., du 20e régiment, lui écrivent : « Il n'est plus possible de vivre et même pas de mourir (sic) Combien de temps faudra-t-il pour avoir une fin ? Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'hommes ? »

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Voilà leur état d'esprit dépeint d'après eux-mêmes. Concluez...
Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 13 août 1916