NOS “ AS ”

Le sous-lieutenant aviateur Navarre

Nos « as » ainsi désigne-t-on dans le langage conventionnel de l'aviation militaire les grands abatteurs d'aéroplanes ennemis - nos « as » sont justement populaire. Les noms des Navarre, des Guynemer, des Nungesser, des Chaput sont parmi ceux qui ont eu le plus souvent l'honneur du communiqué. Il nous a paru que nos lecteurs nous approuvaient de leur offrir de temps à autre le portrait de l'un de ces surhommes de l'air.
Nous donnons aujourd'hui celui du sous-lieutenant Navarre qui compte, à l'heure présente, au tableau d'honneur des chasseurs de Boches, pour douze appareils abattus. Douze appareils, chiffre officiel, c'est-à-dire douze appareils abattus dans nos lignes. Mais combien d'autres reçurent de Navarre le coup fatal et allèrent s'écraser dans les lignes allemandes.
Le sous-lieutenant Navarre est né à Jouy-sur-Morin. Ils sont, lui et son frère Pierre (deux jumeaux), les aînés d'une superbe famille de dix enfants.
Jean Navarre montra de bonne heure un goût très vif pour l'aviation. Après un stage à l'école d'athlètes de Reims, il entra à l'école d'aéronautique de Paris. Deux mois avant qu'éclatât la guerre, il était élève pilote au Crotoy. Au moment de l'invasion allemande, le champ d'aviation de l'embouchure de la Somme dut être évacué. Jean Navarre n'avait pas encore obtenu son brevet.
Pourtant, il voulut entrer dans l'aviation : Partout on le trouvait trop jeune. Enfin, le 2 septembre, il réussit à se faire engager et fut versé au centre d'aviation de Saint-Cyr.
De là il fut envoyé à Bron, et enfin au front. Aux environs de la Noël de 1914, il abattait près de Château-Thierry, son premier avion allemand.
Depuis lors, combien d'aviatiks et combien d'albatros ont été ses victimes !
Pour dépeindre le caractère de Jean Navarre, citons en terminant cette simple réponse que sa mère rapportait l'autre jour à un de nos confrères.
Un colonel qui le connaissait lui disait récemment :
- Eh bien Navarre, on ne peut plus rien vous donner, vous avez la croix de guerre avec plus de palmes qu'on n'en peut mettre sur le ruban, la médaille militaire, la Légion d'honneur... Non, on ne peut plus rien vous donner. Vous allez vivre en peinard !
- Non, mon colonel, répondit Jean Navarre. C'est vrai, on ne peut plus rien me donner, mais ce qu'on m'a donné, je dois le mériter davantage.
Quelle noblesse et quelle modestie ces jeunes gens mettent dans l'héroïsme !

VARIÉTÉ

Les chevaliers de l'air

Que dirait Jules Verne ? - L'aviation avant et depuis la Guerre. - Prouesses d'aviateurs. - Plus grands qui les héros et les paladins de la légende et de l'histoire.

A quelqu'un qui s'extasiait un jour sur les merveilleuses ressources de son imagination, et qui prétendait que la science n'arriverait jamais à réaliser toutes. les inventions prévues et prédites par lui, Jules Verne répondait :
« Quoi que j'invente, quoi que je fasse, je serai toujours au-dessous de la vérité. i1 viendra toujours un moment où les créations de la science dépasseront celles de l'imagination. »
Or, les spectacles que nous offre la présente guerre confirment singulièrement l'affirmation du célèbre conteur et vulgarisateur scientifique.
En dépit de la confiance qu'il avait dans la puissance de réalisation de la science, Jules Verne, s'il vivait encore, serait le premier surpris de la rapidité avec laquelle ont pris corps tous les rêves de son esprit.
Le merveilleux développement de l'aviation militaire, surtout, la maîtrise atteinte par ses grands ténors - ceux qu'on appelle familièrement les « As » - les utilisations multiples de l'avion, la forme épique de certains combats aériens, tout cela ne manquerait pas des susciter chez lui un étonnement légitime et de le faire réfléchir sur la pauvreté des plus abondantes imaginations comparées aux ressources inépuisables de la science et de la volonté humaine.
Tout ce que Jules Verne et les autres auteurs « d'anticipations » avaient prévu et décrit, en ne croyant probablement à la réalisation que dans un avenir très lointain, tout a été dépassé dans cette guerre. Organisation de flottes aériennes, duels extraordinaires entre avions, combats d'aéroplanes et de sous-marins... on peur dire que l'invraisemblable a été atteint.
Deux ou trois ans avant qu'éclatât la guerre, l'aviation n'était qu'un sport et c'est à peine si l'on songeait à son utilisation possible dans un conflit entre nations. Tout au plus entrevoyait-on la possibilité d'en faire un moyen de transport nouveau, et songeait-on à réaliser les rêves d'un autre « anticipateur », le dessinateur Robida qui, il y a déjà quelque vingt ou trente ans nous parlait d'aéro-cabs, d'aéro nefs, de diligences aériennes transportant à travers les airs les voyageurs pour tous les pays du globe.
Les Allemands, à ce moment-là, n'étaient pas les derniers à caresser la chimère de l'aéroplane moyen de transport universel. Le major von Parseval, inventeur d'un dirigeable militaire qui, d'ailleurs, n'a guère fait parler de lui dans cette guerre, réalisait dès 1911 la construction d'un aéroplane monstre en acier qui devait, disait-on, transformer les conditions de la navigation aérienne.
C'était un monoplan dont les ailes n'avaient pas moins de 55 pieds d'envergure, avec un moteur de 120 chevaux, et qui pouvait, bien chargé, transporter jusqu'à dix personnes.
D'autres Allemands prévoyaient, la construction prochaine d'aéroplanes plus grands encore, avec des ailes de 40 mètres au moins, des cabines de mica pour loger les voyageurs, et même une cuisine pour les ravitailler. Déjà, avec ces appareils, ils rêvaient de franchir l'Atlantique.
Il est vrai qu'en Allemagne on ne se contentait pas de songer à cette utilisation pacifique et pratique de l'aéroplane. On prévoyait, aussi l'avion arme de guerre. Un ingénieur de Darmstadt nommé Euler construisait à la même époque un biplan militaire dans lequel l'observateur était assis devant une sorte de petit bureau lui permettant d'étaler des cartes ou de dessiner des plan, et à l'avant duquel pointait une mitrailleuse que manoeuvrait le pilote.
Tandis que chez nous on faisait, avec l'aéroplane, du sport, rien que du sport, voire même de l'acrobatie, les Allemands se préoccupaient depuis longtemps de faire de l'aéroplane un engin de guerre.
M. Gustave Crouvezier, dans son livre l'Aviation pendant la guerre, l'observe avec raison.
« Il faut, dit-il, reconnaître l'effort fait en Allemagne pour encourager les constructeurs, effort qui a manqué en France où l'on a moins poussé à l'excès tout ce qui touchait à la guerre. Nous avons entendu un Allemand critiquer sévèrement et non sans raison, les prouesses de « haute école » qu'effectuaient nos aviateurs dans les exhibitions, et qui n'avaient aucun intérêt militaire tout en présentant de sérieux dangers.
« Quelques mois avant la guerre, le gouvernement allemand, après sélection judicieuse, ne commandait plus que trois sortes d'appareils... »
Et il ajoute :
« Au point de vue matériel accessoire, l'Allemagne n'a pas négligé de dépenser largement. Les hangars, stations et terrains d'atterrissage sont nombreux et bien agencés. Mais les pilotes aviateurs sont d'une valseur nettement inférieure aux nôtres et aux Anglais... »
La différence des races avec leurs défauts et leurs qualités se manifeste là nettement. L'Allemagne, comme d'habitude, a la supériorité de l'organisation ; mais nous avons les hommes, les hommes, c'est à dire l'initiative, le courage, le sang-froid, l'endurance, l'esprit de sacrifice. Et ceci compense largement cela.

***
Un aviateur rapportait, dernièrement, dans l'Illustration, un trait vraiment typique de cette différence des deux races et de la chevalerie française opposée à la « muflerie » boche.
« Au court d'un bombardement en mars 1915, sur l'aérodrome allemand de G. , en Belgique, racontait-il, nous avions jeté quelques cartons avec banderoles tricolores qui contenaient le défi suivant, écrit en français et en allemand :
« Demain soir, , 28 mars, à 16 heures, deux avions français, armés chacun d'une mitrailleuse et de cent cartouches, croiseront à 2.500 mètres au-dessus de N., à l'intersection des lignes réciproques ; les pilotes et observateurs de ces deux avions invitent quatre appareils allemands à venir s'y trouver à la même heure, armés comme ils l'entendront. »
» Le lendemain matin, le commandant de notre groupe, ayant eu vent de l'affaire par nos mécaniciens qui avaient bavardé, fit appeler les « coupables ».
» - Vous avez lancé un défi aux Boches de G. ?
» - Oui, mon commandant.
» - Je vous interdis formellement d'y aller !
» - Mon commandant, pour qui nous prendraient-ils ?
- N'insistez pas. Je vous le défends expressément !
» La matinée se passe. Il faut bien obéir... Nous nous morfondons, désolés. A 15 heures, le commandant nous fait appeler à nouveau :
» - Vous voulez toujours partir ?
» - Oh ! oui, mon commandant.
» - Eh bien ! allez-y. Bonne chance, et, une autre fois, prévenez-moi avant d'agir ainsi.
» - Merci, mon commandant !
» Et, tous quatre, joyeux, nous partons.
» Nos deux avions grimpent gaillardement, armés de leurs fidèles « hotschkiss ».
» A 4 heures moins le quart, nous étions au-dessus de N.; à 2.500 mètres.
» Nous attendons 4 heures. Rien ! 4 h. 1/2, toujours rien ! pas de Boches. Mais, au-dessous de nous, quatre auto-canons qui commencent à nous « crapouiller ». C'étaient nos adversaires déloyaux qui les avaient envoyés à leur place. »
Soyez donc chevaleresques, soyez donc paladins avec des gens de cet acabit-là !
Or, ce n'est pas seulement par des actes de cette nature que nos aviateurs font revivre les traditions des preux d'autrefois, c'est par toutes les manifestations de l'esprit chevaleresque : le mépris absolu du danger, le sacrifice complet d'eux-mêmes, l'héroïsme poussé jusqu'à la plus complète indifférence vis-à-vis des pires souffrances, sans compter la modestie, l'oubli d'eux-mêmes qui leur fait accepter la sévère discipline de l'anonymat.
Faut-il citer quelques traits dûs aux héros de cette moderne chevalerie ?
Parmi les exploits des Navarre, des Guynemer, des Nungesser, des Chaput, nous n'aurions que l'embarras du choix. Avec un sang-froid merveilleux, ces paladins de l'air s'offrent aux coups de l'ennemi, puis quand le moment leur paraît propice, par une habile manoeuvre, ils le prennent sous leur feu et l'abattent en un clin d'oeil.
Généralement, dit le Bulletin des Armées, le combat en avion est rapproché.
C'est à une distance de 15 à 25 mètres que l'on doit tirer à coup sûr une bande de mitrailleuse.
On cite comme une exception ce récent exploit de Navarre à Verdun. A 4.500 mètres d'altitude, notre champion, voyant un avion allemand très rapide qui échappait, lui a envoyé, comme par dépit, ses balles à une distance de 200 mètres.
Satisfaction inutile ! pensait-il. Non ! l'appareil ennemi atteint culbutait aussitôt et s'effondrait sur le sol.
Mais d'habitude, Navarre cherche toujours la bataille au plus près. Un jour, dans un vent de tempête, soufflant à l'arrière, un fokker fuyait devant lui. La poursuite fut d'une quarantaine de kilomètres, accomplis en moins de dix minutes. Navarre se tenait exactement dans le sillage de l'ennemi suivant tous ses mouvements les plus imprévus.
Sans cesse le fokker en fuite le mitraillait par l'arrière.
Les balles s'éparpillèrent, autour de lui. Par miracle, aucune ne l'atteignit. Le moteur seul reçut quelques éraflures.
Enfin, au moment propice, Navarre, qui n'avait point encore tiré, venait se placer en bonne posture et, d'une seule gerbe, avec 25 balles seulement, précipitait l'Allemand vers le sol.
Le même journal cite cet autre trait d'adresse et de sang-froid dû à un autre de nos « as » : Nungesser.
Un jour, ce jeune et hardi pilote voit soudain un fokker qui surgit derrière lui. Naturellement, il n'a pu l'entendre venir.
Il est perdu... Pas encore !
Il cabre brusquement son appareil pour monter en chandelle, tout droit. Il grimpe, mais, faute d'arrivée d'essence dans cette position, son moteur s'arrête. Le pilote n'achève pas le looping. Il pirouette sur une aile et reprend son équilibre. Le fokker, et dérouté par cette manoeuvre imprévue, est passé sous lui sans avoir eu le temps de tirer.
La rencontre change de face ; c'est le Français qui, maintenant, est derrière l'Allemand. Il épuise une bande de mitrailleuse qui porte juste et le fokker dégringole.
On se bat donc de près en avion. Il y a même parfois des accrochages. Ils sont rares, car aucun des adversaires ne peut en revenir, à moins d'une chance miraculeuse.
Dans un combat rapproché, Chaput, involontairement, aborda l'Allemand, en piquant sur lui et coupa net la queue de son appareil. Il eut la chance prodigieuse de ne perdre dans le choc que son moteur : il put revenir dans nos lignes et réussit à atterrir sain et sauf. L'ennemi, par contre, s'était écrasé sur le sol.
Un autre abordeur fut Guynemer. Mais volontairement, cette fois...
Guynemer, sa mitrailleuse enrayée, voyait, impuissant, son adversaire lui échapper. Alors, pris soudain de rage. Il se lança contre lui à l'abordage.
L'Allemand, terrorisé, essaya bien de l'éviter mais vainement. Une aile touchée se brisait comme du verre.
L'appareil de Guynemer résistait mieux et, quoique désemparé, le pilote pouvait le ramener doucement, jusqu'à l'atterrissage. Quant à l'appareil allemand, ce n'était plus que d'informes débris.

***
Un autre abordage encore, est tout récent : c'est celui qui entraîna dans la mort - et dans la gloire - l'aviateur Maquart de Terline. On en connaît les péripéties sublimes et tragiques.
Trois avions français traquaient un albatros. Tous trois avaient usé leurs munitions. Sentant l'ennemi près de leur échapper, les trois Français ont pris une décision implacable. D'un commun accord, tous les trois manoeuvrent le gouvernail tout autour du Boche. Les gavions descendent. Alors, dans l'espace de quelques secondes, le temps d'un éclair, les péripéties se succèdent. Les avions sont si près les uns des autres qu'on les dirait d'en bas, entraînés dans la même tempête. Bord à bord, bousculés terriblement, ballottés dans leur propre remous, deux des Français entrent en collision. Un choc, un craquement, c'est fini pour eux deux. Déséquilibrés, les deux oiseaux chavirent, dégringolent, tombent en spirales, en feuilles mortes, et vont atterrir sans dommage, comme en l'a su dans la suite, à quelques kilomètres en arrière.
Restaient face à face l'albatros, chargé de deux passagers et le Nieuport, piloté par le maréchal des logis Maquart de Terline, vingt-quatre ans, ancien cuirassier, héros modeste, autant qu'habile et audacieux. Deux fois cité pour de nombreux exploits, et depuis quelques jours décoré de la médaille militaire pour avoir abattu un fokker.
La veille, il avait, devant ses camarades et sans fanfaronnade, dit simplement : « Si ma mitrailleuse s'enraye je rentre dans les Boches. »
Sous lui, à 20 mètres à peine, le Boche fuit à tire d'ailes. Sa mitrailleuse est muette, il est trop tard pour songer à arrêter la fuite éperdue de l'adversaire. Le Boche va s'échapper. Le Français voit le géant aux cheveux roux qui braque sur lui une petite gueule noire d'où sortent de courtes flammes et qui menace de le fusiller à bout portant.
Il voit ses deux camarades blessés tourbillonner et tomber, il reste seul devant l'ennemi.
Alors, sans hésiter, dans un élan de froide résolution et d'héroïque folie. Maquart de Terline, visant le gouvernail de l'albatros, pique subitement et entre dans le Boche.
Le choc a lieu terrible, inévitable ; un craquement, c'est la chute fatale. Accrochés l'un à l'autre, les deux oiseaux tombent maintenant.
Puis les deux avions se séparent comme si, après une mutuelle étreinte, le Français voulait finir seul. Plus rapides, à mesure qu'elles approchent du sol, les deux masses vont s'abattre à 100 mètres l'une de l'autre.
Voilà l'acte héroïque, l'acte vraiment digne d'un preux accompli par le maréchal des logis Maquart de Terline.
Quand on écrira plus tard le livre d'or de l'aviation au cours de cette guerre, combien bien d'actes de ce genre relatera-t-on ? Combien de noms, restés inconnus jusqu'alors, brilleront de l'éclat de là plus pure gloire.
Tel cet aviateur qu'on ne nous a pas nommé, et dont le Petit Journal a raconté le merveilleux exploit, cet aviateur qui le pied enlevé, littéralement enlevé, coupé à la cheville par un obus allemand, si penché, saisit ce pied sanglant qui coinçait son gouvernail de direction, le jette derrière lui et, appuyé sur le moignon, qui saigne à flots, ramène son appareil dans les lignes françaises.
Connaissez-vous rien de plus beau, de plus grand que cette force d'âme, ce sentiment du devoir, ce mépris de la souffrance. Et des hommes qui accomplissent de telles choses ne sont-ils pas plus grands que les preux et les héros dont la légende et l'histoire exaltent le souvenir !
Ernest LAUT

Le Petit Journal illustré du 20 août 1916