"Je ne veux rien devoir aux oppresseurs
Vie, mon pays ! „

Cette noble et fière réponse a été faite récemment au Kaiser lors de son passage à Namur.
Guillaume II ayant voulu visiter la célèbre abbaye de bénédictins, dont le prieur a un frère prisonnier en Allemagne, ne trouva personne à l'abbaye : les religieux avaient quitté le couvent et étaient allés se promener dans la campagne.
Le Kaiser pensa alors à rendre visite aux bénédictines. Comme il demandait à la supérieure en quoi il pourrait lui être agréable, la religieuse lui répondit sèchement :
« Je ne veux rien devoir aux oppresseurs de mon pays. »
Et Guillaume s'en fut, humilié, ne trouvant rien à répondre à la digne et courageuse femme.

VARIÉTÉ

La compagne du poilu

S'est sa « quenaupe ». - Histoire de la pipe aux armées. - Comment Lassalle conquit une pipe allemande.
- Pipe personnelle et pipe collective. - La Bouffarde.

La compagne du poilu dont nous voulons parler, ce n'est pas son épouse, car, en dépit de l'article de la loi qui veut que la femme suive son mari, la femme du poilu a dû rester au logis et laisser partir seul son époux pour les tranchées.
Non, la compagne du poilu dont il est ici question, c'est une compagne de tous les instants, qui charme les longues attentes au creux des boyaux et ne quitte jamais le poilu même à l'heure des plus terribles dangers.
Pour tout dire, cette compagne du poilu, c'est sa pipe, ou, pour parler le nouveau langage qui, depuis deux ans, s'élabore sur le front, c'est sa « quenaupe », car, dans le langage poilu ce que nous appelons pipe est devenu « quenaupe », et une « pipe », c'est un obus de 120.
Donc, la quenaupe est l'inséparable amie du poilu. Et, à ce titre, il semble qu'elle ait droit à certains égards.
Or, que nous racontait-on ces jours derniers ?
Des poilus assurait un de nos confrères, avaient été punis parce qu'on les avait rencontrés fumant la pipe dans la rue a Paris. Pourquoi cette sévérité ?
Les Anglais la fument bien, la pipe. Et ça ne nuit pas, que je sache, à leur excellente tenue. Il serait même à souhaiter qu'on laissât nos troupiers fumer la pipe à leur gré et qu'on leur donnât par surcroît un peu de la superbe allure de nos voisins.
Je me suis souvent demandé d'où venait ce stupide discrédit qui pesa de tout temps sur la pipe. En quoi est-elle plus « indésirable » que le cigare ou la cigarette. Naguère, elle était bannie de nos grands cafés des boulevards. J'ai même ouï raconter à ce sujet une anecdote dont Walteck-Rousseau fut le héros vers la fin de l'Empire. Waldeck aimait la pipe et souffrait de ne pouvoir la fumer dans les cafés du boulevard où il se rendait quelquefois.
Un jour, avec quelques camarades du quartier latin, il se fit expulser du Café Riche où il avait fumé la pipe malgré la défense qui en. était faite. Waldeck rédigea de suite sur l'incident une consultation juridique, fit faire un constat par un huissier et engagea même un procès. Qu'en advint-il ?...
Les annales judiciaires sont muettes sur ce litige singulier. Mais la pipe n'en demeura pas moins interdite pendant de longues années encore dans nos cafés à la mode.
Or, cet ostracisme se manifestait chez les Boches plus encore que chez nous. Il n'y a guère qu'un peu plus de quatre-vingts ans que les Berlinois ont le droit de fumer leur pipe partout où il leur plaît. Le 3 mai 1832, fut signé par le roi de Prusse un décret permettant aux habitants de Berlin de fumer la pipe dans les rues et au Thiergarten. Jusqu'alors, il était défendu, « par égard pour les convenances publiques », de se montrer dehors la pipe au bec, et les délinquants étaient passibles d'une amende de deux thalers, et même de la prison, s'il y avait récidive.
Je ne sais si les soldats boches en permission peuvent aujourd'hui fumer la pipe à Berlin. Mais si cette joie leur est interdite, ce n'est pas une raison pour qu'on l'interdise également aux soldats français à Paris. C'en serait une, au contraire, pour qu'on la leur permit.
Laissez donc nos poilus fumer leur pipe où et quand ça leur fait plaisir. Et ne les forcez pas à rougir, quand ils viennent à Paris, de la bonne « quenaupe » qui fut leur compagne fidèle aux jours de danger.

***
C'est un fait singulier qu'il se trouve encore des gens pour persécuter cette brave pipe qui, pourtant, ne fait de mal à personne. Mais le tabac lui-même, le tabac qui, pour la moitié de l'humanité, est aujourd'hui aussi nécessaire que le pain, ne fût-il pas naguère persécuté aussi.
Que d'obstacles furent opposés à sa diffusion !
Lorsque, en l'an 1586, les Espagnols virent fumer les matelots revenus du Nouveau Monde, ils trouvèrent cette coutume indienne profondément ridicule. Mais la coutume ne se répandit pas moins avec une rapidité prodigieuse.
Cependant, le tabac eut de puissants ennemis. Un roi anglais, Jacques 1er , écrivit de sa main un pamphlet contre lui et le déclara répugnant à la vue autant qu'à l'odorat, dangereux pour le cerveau, malfaisant pour la poitrine. « Il répand, disait-il, des odeurs aussi infectes que si elles sortaient des antres infernaux. » Bien mieux, une bulle du pape Urbain VIII menaça les fumeurs des foudres de l' Église. En Turquie, on châtiait ces criminels en leur enfonçant leur pipe dans le nez ; en Russie, un tsar ordonnait que tout homme surpris à fumer reçût le knout, et eût le nez coupé en cas de récidive.
Et tous les autres États de l'Europe sévissaient avec plus ou moins de rigueur contre ce qu'ils jugeaient être un danger public.
Mais tout cela était vain : d'année en année le tabac triomphait des mesures de police les plus énergiques ; et aujourd'hui la consommation qui s'en fait est incalculable.
Cependant, sauf sur les côtes et dans le pays basque, où l'on usait du tabac dès le XVIe siècle, l'habitude de fumer se répandit assez lentement en France. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle on n'apprécia guère les charmes de la pipe. C'était plaisir de matelots que la bonne compagnie réprouvait. Les gens de bon ton prisaient mais ne fumaient pas. On sait, au surplus, quel scandale fit Jean-Bart en se montrant avec sa pipe dans les salons de Versailles.
Au début du XIXe siècle, on n'osait encore avouer qu'on fumait la pipe. Cependant, celle-ci avait des amis illustres, quoique discrets. A la mort du duc de Richelieu, qui fut deux fois ministre sous Louis XVIII, on trouva chez ce grand seigneur une collection de pipes qui fut estimée cent mille francs.
Je rappelais plus haut l'ostracisme dont on frappait la pipe dans nos grands cafés du boulevard. Vous pensez que bannie de ces établissements publics, elle devait l'être plus encore des palais officiels.
Pourtant, de même que Jean-Bart l'avait fumée à Versailles, il advint que, sous le règne de Louis-Philippe, un peintre célèbre la fuma avec l'agrément du roi au palais de Saint-Cloud.
Ce peintre, c'est Diaz. Chargé de peindre une fresque dans ce palais, il besognait un jour, au haut de son échelle, tenant entre ses dents une pipe de terre courte et noire, d'aspect très peu aristocratique. Le roi passe, Diaz retire sa pipe et la dissimule, mais mal, car Louis-Philippe a vu le mouvement.
- Continuez de fumer monsieur Diaz, vous êtes au travail, il ne faut pas changer vos habitudes.
Et, pendant que le roi s'éloigne, le peintre remet l'affreuse pipe à sa bouche. Survient alors un aide de camp brodé d'or. Son nez est blessé par l'odeur âcre du tabac.
- Eh ! monsieur ! crie-t-il à Diaz, on ne fume pas ici.
Le maître de la maison me l'a permis, réplique le peintre.
- On ne fume pas chez le roi... D'ailleurs, le sentiment des convenances.
- Je vous dis que le maître de la maison me l'a permis.
Eh bien, nous allons voir !
Et l'aide de camp sortit, furieux.

Il revint quelques heures plus tard, avec le roi, suivi de quelques personnes. Et, comme Diaz, malgré tout, retirait sa pipe :
- Allons, allons ! monsieur Diaz, s'écria le roi, vous savez bien que le maître de la maison vous l'a permis.

***
Si la pipe n'avait pas encore droit d'entrée dans les salons, ni même dans les cafés à la mode, il n'en est moins vrai qu'elle faisait florès à l'armée depuis longtemps.
Les soldats de Valmy, de Jemappes fumaient, de même que ceux d'Austerlitz et d'Iéna.
Les officiers aussi d'ailleurs.
On sait, notamment, que Lassalle n'était pas seulement un grand sabreur ; c'était aussi un grand fumeur devant l'Eternel.
Barthélemy, le poète de la Némésis, a, dans un poème sur l'Art de fumer, célébré la gloire de Lassalle en tant que fumeur de pipes :

Mais comment rappeler les héros de la pipe,
Sans en nommer ici le plus illustre type ?
Lassalle ! qui, dit-on, les fumant par milliers,
Défiait en cet art les plus vieux cavaliers.

Or, il advint un jour que Lassalle trouva une pipe plus belle que les siennes. C'était pendant la première campagne d'Allemagne. A la faveur d'un armistice, notre héros, qui se trouvait à l'avant-garde, était allé flâner chez l'ennemi.
Soudain, il fait la rencontre d'un feld-maréchal qui fumait une pipe extraordinaire, une pipe « effrayante de taille ».
Et d'un teint si parfait que Lassalle en tressaille.
- Voulez-vous me vendre votre pipe contre mes deux plus beaux chevaux ?
- Non ! répond l'étranger
- Je vous donne quatre chevaux... six... huit... dix !
L'Allemand refuse.
Eh bien, dit le Français au tenace Germain,
Adieu, souvenez-vous que je l'aurai demain.
Le lendemain la bataille s'engage. Lassalle cherche partout son homme.
O bonheur ! Il le trouve, il l'enlève fumant,
Le couche sur sa selle et repart ventre à terre,
En emportant la pipe et le propriétaire.
Celui-ci fut bientôt renvoyé sans rançon,
La pipe demeura suspendue à l'arçon.

***
Le tabac, en ce temps-là, ne coûtait pas très cher, car l'État n'avait pas encore songé à en monopoliser la vente à son profit et les militaires pouvaient s'en procurer sans trop de frais. Mais du jour où fut créée la Régie et où le tabac augmenta de prix dans d'énormes proportions, les pauvres pioupious d'un sou se trouvèrent fort embarrassés.
C'est alors qu'un illustre maréchal, ami du soldats créa le bon de tabac.
Ce maréchal n'est autre que Canrobert. C'était en 1854, au cours d'une tournée d'inspection qu'il faisait à Lunéville. Suivant sa coutume, il interrogeait les hommes afin de s'assurer de leur bien-être matériel.
Avisant un jeune soldat, il lui demanda:
- Es-tu content de l'ordinaire, la soupe est-elle bonne ?
- Enchanté, monsieur le maréchal. Il n'y a qu'une chose... Ça manque de tabac.
Comment ça manque de tabac ?
Oui, monsieur le maréchal, on nous interdit d'en acheter aux contrebandiers et celui de la régie coûte cher. Dame... un sou par jour !
Quinze jours après, une décision ministérielle instituait les bons de tabac.
Braves poilus qui trouvez à fumer votre ,« quenaupe » un adoucissement aux rudes travaux de la tranchée, donnez donc, en regardant s'envoler la fumée, un souvenir ému et reconnaissant au maréchal Canrobert.
Le tabac, en effet, est absolument nécessaire au soldat. Et cela est vrai aussi bien chez les Allemands que chez nous. Jugez-en plutôt par ces quelques réponses faites à une enquête entreprise eu début de la guerre auprès des généraux allemands sur l'utilité du tabac dans l'année.
Le général von Beseler répondit :
« Le tabac fait passer tant d'heures ennuyeuses ou graves, aide à supporter les privations et les efforts... Le premier de nos devoirs en campagne est de maintenir un état d'esprit joyeux. Les chefs trouvent dans le tabac leur aide la plus précieuse. C'est une erreur de croire que fumer n'est qu'un plaisir. Le tabac apaise et vivifie. Bien des estomacs qui avaient faim ont été trompés par lui, bien des yeux pleins de sommeil se sont rouverts. Le tabac est un combattant. »
Le général bavarois comte Bothmer avoua qu'il était devenu fumeur à la guerre. Il réclamait de bons cigares.
Le général autrichien von Danki estima que le soldat ne pouvait se passer de « dormir, manger et fumer ».
Le général von Einem, qui commandait sur le front occidental, déclara le tabac « bienfait inestimable ». Entre deux combat, les soldats bourrent leur pipe ou allument une cigarette et, ainsi, « ils pensent » à autre chose.
Enfin von Klück déclara que le tabac « rassérène le soldat », et il demanda que tous les soldats en aient en quantité suffisante.
Nous aimons à croire que ce dernier voeu n'a jamais eu besoin d'être exprimé chez nous. Nos soldats ont du tabac en quantité suffisante. Ils ne se plaignent que d'une chose : ce tabac a des bûches en quantité excessive. La Régie ne pourrait-elle les gratifier d'un produit de meilleure qualité ?

***
Il y a, paraît-il, aux tranchées, deux sortes de pipe : la pipe personnelle et la pipe collective.
La pipe collective a un fourneau à peu près aussi volumineux qu'une bassine à confitures.
Ce fourneau est posé sur une sorte de trépied fait avec des branches ramassées çà et là : le tuyau est un peu plus long que les tuyaux ordinaires.
C'est la pipe des hommes de garde. Afin qu'ils ne soient pas distraits par le travail du bourrage, ils remplissent la bassine avant la garde, et quelle que soit la force d'aspiration du poilu, il en a largement pour ses deux heures, et au besoin, conserve le feu pour son successeur, qui apporte son tuyau personnel et interchangeable, car l'hygiène ne perd pas ses droits.
Chaque pipe a une devise et, le plus souvent, est ornée par l'artiste de la section.
Et au fourneau monumental, sont accrochés briquet, réserve de tabac, etc.
De sorte que, selon l'expression consacrée entre poilus, on n'a qu'à apporter ses lèvres pour fumer la nouvelle pipe des tranchées.
Quant à la pipe personnelle, elle est souvent, pour le poilu, l'objet le plus précieux qu'il possède.
Jugez-en par cet extrait d'une lettre d'un soldat publiée naguère par la Tribune de Genève :
« J'étais, l'autre nuit, défilé derrière une ferme, à une demi-portée des tranchées allemandes (environ 500 mètres). Nous étions parfaitement en sûreté ; mais, pour aller aux tranchées, il fallait parcourir un espace de 300 mètres à découvert, très exposé et éclairé par les projecteurs.
» Le colonel, qui était à la ferme, a besoin d'envoyer un ordre aux tranchées :
» Agent de liaison !
» Un grand diable se présente. Le colonel lui donne l'ordre. Le soldat part au pas de course, entre dans la zone exposée. Nous tous, nous le regardions filer au milieu des coups de fusil. Il passe sans encombre, et disparaît dans la tranchée à l'abri des balles. Dès qu'il n'est plus en vue, les coups de fusil s'arrêtent.
» Un moment après, nous le voyons ressortir de son trou et revenir vers nous au galop. Les Allemands lui envoient une volée de balles. Tout d'un coup. notre homme s'arrête, retourne sur ses pas, cherche et ramasse quelque chose, pendant que la fusillade continue et que les balles font floc ! floc ! dans la boue autour de lui. Nous nous demandons s'il n'est pas fou !
» Le « poilu » arrive, rend compte de sa mission. Quand il a fini, le colonel le remercie et lui dit :

» - Mais, tu n'étais pas fou de rester comme ça sous les coups de fusil ? Qu'est-ce que tu fichais là-bas au milieu du terrain, grand maboul ?
» - Mande pardon, mon colonel, je cherchais ma pipe... Je l'avais perdue... et c'est le petit qui me l'a envoyée !
» Le colon avait les larmes aux yeux, et ça valait ça. »

***
J'aurais bien voulu, en terminant, vous donner l'origine du mot « quenaupe », par lequel le troupier d'aujourd'hui désigne sa pipe ; mais, à ma grande confusion, je suis obligé d'avouer que je l'ignore. Voici, à son défaut, l'anecdote relative à l'origine du mot « bouffarde ».
Il y avait, dans je ne sais plus quel régiment de la Grande Armée, un vieux grognard qui s'appelait Bouffard, et qui était un enragé fumeur de pipes. A la bataille de Friedland, il eut les deux bras emportés. Le lendemain, un de ses camarades trouva, sur le champ de bataille un bras détaché du tronc et qui était affreusement raidi.
« Je le reconnais, s'écria-t-il, c'est le bras de Bouffard ; la main tient encore sa pipe si bien culottée. »
La pipe de Bouffard fut recueillie par la compagnie du vieux soldat mort au champ d'honneur et garda son nom. On l'appela « Bouffarde ».
Et voilà qui prouve que, pour les poilus d'autrefois comme pour ceux d'aujourd'hui, la pipe était la compagne inséparable, la compagne fidèle jusqu'à la mort.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 3 septembre 1916