LE GÉNÉRAL CADORNA


Commandant en chef des armées italiennes

Le généralissime des armées italiennes est issu d'une famille militaire de renom.
Son père, et son oncle ont joué dans l'armée piémontaise un rôle important lors des guerres contre l'Autriche ; son père surtout, le général Raphaël Cadorna, prit part à la campagne de 1849, à la suite de laquelle i1 s'engagea dans l'armée française et fit la campagne de Kabylie dans le corps de Saint-Arnaud. Il fut décoré de la légion d'honneur « pour sa belle conduite et pour la bravoure qu'il a déployée durant l'expédition ». Plus tard il fit partie du corps expéditionnaire que le Piémont envoya en Crimée aux côtés des Alliés. Lors de la guerre de 1866 Raphaël Cadorna commandait l'avant-garde de l'armée Cialdini, chargée de pousser vers l'Isonzo, « de chasser les Autrichiens de la région frontière, de s'appuyer sur Trieste et, s'il le fallait, de passer les Alpes pour marcher sur Vienne ». Il est curieux de voir le fils commander à son tour la guerre de libération, alors interrompue, et de le voir reprendre peut-être le même plan de campagne avec les mêmes objectifs.
Luigi Cadorna est né à Pallanza en 1850. Il a fait ses études au collège militaire de Milan, puis à l'académie militaire de Turin, et il fut nommé sous-lieutenant dans le corps d'état-major à l'école de guerre. C'est en 1883 qu'il devint officier supérieur, chef de bataillon au 62e régiment d'infanterie ; il commença à se signaler par la réforme de l'éducation militaire dans son régiment, qu'il commanda trois ans. Rentré au service d'état-major, il reçut la mission de diriger, comme adjoint au commandement de la division de Vérone, les services de cette place importante. Il y acquit une connaissance approfondie de la région italienne qui avoisine directement le Trentin. Colonel à quarante-deux ans, il fut mis à la tête du 10e régiment de bersaglieri ; il fut ensuite successivement chef d'état-major du corps d'armée de Florence, général de brigade en 1898, général de division en 1905, commandant de corps d'armée à Gênes en 1910, et enfin clef de l'état-najor et généralissime.
« Le jour où l'Italie déclara la guerre, raconte M. Fernand Rigny, le général Sadorna était à Rome et il consentit à recevoir une délégation de la douce Pallanza, sa ville natale, qui se mire dans le lac Majeur. Les délégués le trouvèrent souriant, tranquille, comme si l'effroyable responsabilité qui pesait sur lui depuis lui quelques heures n'avait rien qui pût l'étonner ou l'impressionner. Ils lui dirent de quelle joyeuse confiance ses concitoyens lui faisaient hommage ; ils lui parlèrent des résultats probables ou désirables de la guerre. Montrant deux points d'une carte qui se trouvait ouverte sur son bureau, il répondit ces simples mots:
» - Mon père est arrivé là, il faut que j'arrive jusqu'ici.
» Le premier point indiqué était l'Isonzo, l'autre était beaucoup plus loin ! »
Mais si loin qu'il soit, les Italiens sont sûrs que Cadorna ira, puisqu'il a dit qu'il irait.
Car l'Italie a mis en lui toute sa confiance : il suffit de prononcer son nom pour susciter l'enthousiasme. Tous les partis politiques et tous les citoyens comptent sur lui comme sur le maître et l'arbitre absolu de la guerre.
« Quant à lui, dit encore M. Rigny, il exprime chaque jour sa foi dans la victoire dans ses ordres de service, dans les instructions qu'il donne à ses subordonnés. Il a écrit : « La discipline est la flamme spirituelle de la victoire. Les troupes qui sont le plus disciplinées sont victorieuses. Celui qui aura dans le coeur la volonté obstinée de vaincre, vaincra. Avant d'être matérialisée dans le fait accompli, la victoire doit flamboyer de certitude absolue dans le coeur des officiers, et, de là, rayonner, irrésistible, avec des frémissements de joie, dans le coeur des soldats. »
» Ces paroles sont d'un croyant et d'un grand chef. »

 

VARIÉTÉ

Cynisme allemand


Comment ils parlaient naguère. - Comment ils parlent à présent. - Leur théorie de la guerre. - Ils souffriront ce qu'ils voulaient nous faire souffrir.

Depuis que ça va de mal en pis pour l'Allemagne, l'empereur des Boches ne cesse plus guère de répéter :
« Je n'ai pas voulu cela.. Dieu m'est témoin que je n'ai pas voulu cela ! »
L'entreprise criminelle n'a pas réussi. L'approche du châtiment inspire à l'assassin le désir de se disculper.
Il n'a pas voulu cela... Mensonge ! il l'a voulu de toute la force de sa volonté. Et il n'a pas été seul à le vouloir. L'Allemagne entière avec lui l'a voulu. Toutes les classes et tous les partis l'ont voulu. Depuis des années l'éducation de la jeunesse allemande était dirigée vers ce but unique. Les savants, les pédagogues préparaient la guerre tout aussi bien que les diplomates et les généraux.
Dès d'enfance, le petit Allemand était nourri dans celle idée que son pays, étant le plus fort et le mieux organisé pour la domination, devait diriger les destinées de l'univers. Cet incommensurable orgueil s'exprimait naïvement, avec une candeur brutale, même par la plume des plus illustres savants d'Allemagne.
« La domination, écrivait B. de Giesebrecht, appartenait à l'Allemagne parce qu'elle est une nation d'élite, une race noble et qu'il lui convient par conséquent d'agir sur ses voisins, comme il est du droit et du devoir de tout homme doué de plus d'esprit ou de plus force d'agir sur les individus moins bien doués ou plus faibles qui l'entourent, »
De son côté Wilhelm Ostwald, le célèbre chimiste de Leipzig, disait :
« L'Allemagne, grâce à sa faculté d'organisation, atteint une étape de civilisation plus élevée que les autres peuples... »
Et Lasson, le plus fameux des philosophes de l'Allemagne contemporaine :
« Nous sommes moralement et intellectuellement supérieurs à tous, hors de pair... »
Tous les pédagogues de moindre envergure répétaient et commentaient à l'envi ces affirmations devenues pour l'Allemagne des vérités premières. Et comment les Boches n'y auraient-ils pas cru alors que leur kaiser lui-même leur disait :
« Rappelez-vous que vous êtes le peuple élu ! »
Par cette éducation à base d'outrecuidance, on entretenait chez l'Allemand, avant tous les autres sentiments, avant tous les vertus, le culte de la force.
Et ce principe d'éducation demeurait, à travers la vie, le principe directeur de la morale allemande. Philosophes, savants, écrivains militaires le développaient à l'envi.
Bernhardi, le prophète de l'Allemagne guerrière, écrit :
« Le droit appartient à qui possède la force de conserver ou de conquérir. La force est en même temps le droit suprême, et le procès se tranche suivant la loi de la force, la guerre, qui, en outre décide toujours suivant la justice biologique puisque ses décisions dérivent de la nature même des choses. »
« La force est le droit suprême », cette affirmation monstrueuse devint pour tout bon Allemand parole d'évangile.

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Mais avoir la force, cela ne suffisait pas à l'Allemagne : encore fallait-il user de cette force sans ménagement et ne point la laisser affaiblir par des considérations sentimentales ou des idées de pitié.
Déjà, en 1870, un célèbre philosophe allemand, M. Wachenhausen, avait écrit :
« Rien n'est plus sot que de vouloir introduire en maître d'école la morale dans la guerre. Qu'est-ce que la guerre ? L'assassinat, le brigandage, l'incendie, le pillage.»
Et, en maintes circonstances, à Châteaudun, à Bazeilles, notamment, les Allemands avaient montré qu'en effet, pour eux, la guerre était tout cela. Mais il fallait cette fois ériger en habitude ce procédé qui n'avait été que l'exception dans la dernière guerre.
« Surtout, soyons durs ! » avait écrit le célèbre historien Mommsen. Et les Boches s'ingénièrent à suivre le conseil.
L'âme du peuple fut façonnée pour la guerre impitoyable. On s'efforça de persuader à l'Allemagne que la raison du plus fort était toujours la meilleure, qu'elle dispensait de toutes les autres, et qu'un État fort pouvait tout se permettre à l'égard des états voisins plus faibles que lui.
L'illustre professeur Lasson se chargea, dans son ouvrage sur « La guerre et l'idéal de la culture », de développer ces belles idées.
« Un État, écrit-il, ne saurait logiquement admettre au dessus de lui aucun tribunal dont il doive accepter les décisions... D'État à État, il n'y a pas de loi... »
Voilà pour eux qui s'indigent de voir que l'Allemagne, après avoir signé nos conventions de La Haye, ne les a pas respectées.
« Un petit État, continue le professeur boche, n'a droit à l'existence qu'en proportion de sa force de résistance... Entre États, il n'y a qu'une force de droit : le droit du plus fort... »
Voilà pour ceux qui s'étonnent que les Allemands aient envahi la Belgique après après avoir reconnu sa neutralité.
Et n'allez point parler de crime.
« Un État, déclare le professeur Lasson, ne saurait commettre de crime... Se n'est pas une question de droit, c'est une question d'intérêt d'observer les traités... Qui a la force peut créer un nouvel état de choses qui sera aussi bien le droit que le précédent. Le faible est, malgré tous les traités, la proie du plus fort aussitôt que ce dernier le veut et le peut... Cet état de choses peut même être qualifié de moral, puisqu'il est rationnel. »
Moral !.. il est moral de manquer à tous ses engagements et d'écraser le faible sans pitié. Avec un tel enseignement, tous les scrupules disparaissent aisément.
Au surplus le professeur allemand n'y va pas par quatre chemins.
L'État national qui réalise la plus haute forme de culture de la race ne peut se constituer que par la destruction des autres États, qui ne peut logiquement s'effectuer que par la violence. »
La violence ! ... En vue de cette guerre voilà ce qu'ils ont prêché depuis des années... Mais la violence fut de tout temps leur suprême raison. Clausewitz, leur fameux écrivain militaire ne la conseillait-il pas il y a plus de deux tiers de siècle.
Écoutez plutôt :
« La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l'adversaire à accomplir notre volonté... Dans l'emploi de cette violence, il n'y a pas de limites...
« Quiconque se sent de la force sans égard aucun, et sans épargner le sang, a tôt ou tard la prépondérance, si l'ennemi ne procède pas comme lui-même. On ne saurait introduire dans la philosophie de la guerre un principe de modération sans commettre une absurdité.
» La guerre ne connaît qu'un moyen : la force. Il n'en, est pas d'autre ; c'est la destruction, les blessures, la mort, et cet emploi de la force brutale est de règle absolue. Quant à ce droit des gens dont tous les avocats ont la bouche pleine, il n'impose au but et au droit de la guerre que des restrictions insignifiantes, autant dire nulles. »
Voilà les principes posés par le plus célèbre écrivain militaire allemand de naguère. Ils sont, je crois, assez énergiques. Eh bien, il paraît qu'ils ne suffisaient pas à certains généraux allemands. L'un d'eux, le général Bronsart von Schellendorf, ancien ministre de la guerre prussien écrivait :
« Le style du vieux Clausewitz est bien mou. C'était un poète qui mettait dans son encrier de l'eau de rose. Or, ce n'est qu'avec du sang qu'il faut écrire sur les choses de la guerre. Elle sera d'ailleurs atroce la prochaine guerre !...»
Atroce, elle l'est en effet, telle que les Allemands l'ont voulue.
Et comment eut-il pu en être autrement avec la préparation morale qui en fut faite par l'éducation allemande depuis des années ?
Pas un écrivain, par un philosophe allemand qui n'ait sanctifié, exalté la guerre et préconisé les pires moyens de violence.
» Dans l'emploi de la violence, il n'y a pas de limite » écrivait Clausewitz en 1832 ; et Bismarck, en 1870, s'écriait joyeusement : « Il faut qu'il ne reste au peuple envahi que ses yeux pour pleurer ».
Nietzche, dont nos petites dames raffolaient, écrivait en 1886 :
« Vous dites que c'est la bonne cause qui sanctifie la guerre ? Je vous dis : C'est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. »
Et Treitschke, en 1896 :
« Une guerre de nécessité sanctifie tous les moyens. »
On a fait tout un volume ( publié dans les Pages d'histoire de Berger-Levrault ) avec ces Paroles allemandes, paroles de philosophes ou de poètes, paroles d'empereur et paroles de chefs militaires. C'est le recueil du cynisme. On voit surgir de toutes ces paroles prononcées par des hommes célèbres, des meneurs de peuples, la volonté des dirigeants allemands, de faire la guerre et de la mener avec la plus sanguinaire passion. Point de pitié ! La force, la violence élevées à la hauteur de dogmes.
Citons encore :
Du docteur Hasse, professeur de Leipzig :
« La morale de l'amour du prochain, qui peut s'admettre entre individus, ne doit pas se tolérer entre nations. »
Du sociologue Gumplowicz :
« La guerre est une nécessité naturelle ; les sociétés humaines n'ont pas de conscience ; tout moyen est bon qui conduit au but. »
De Thomas Mann dans ses Pensées de guerre :
« La Kultur est une organisation spirituelle du monde qui n'exclut pas la sauvagerie sanglante. Elle sublimes le démoniaque. Elle est au-dessus de la morale, de la raison, de la science.»
Du docteur Schmoller, professeur à l'Université de Berlin.
«t Derrière nos marchands, derrière notre flotte de commerce, il faut qu'il y ait, en cas de besoin cette ultima ratio regum :
la force des armées.
Ainsi parlaient les philosophes, les doux philosophes de la sentimentale Allemagne.
Mais comment parlent les poètes ? Reproduisons ce court passage du Chant de la Haine de Heinrich Vierordt :
« 0 Allemagne, hais ! Égorge tes millions d'adversaires et édifie un monument de cadavres fumants qui monte jusqu'aux nuages » .
Se délire belliqueux se retrouve partout en Allemagne, au début de la guerre aussi bien dans les écrits des publicistes que dans les paroles des soldats. Et toujours, toujours l'appel à la violence.
» On ne fait pas la guerre avec de la sentimentalité » dit Hindenbourg.
« La détresse, la misère profonde de la guerre ne doivent pas être épargnées à l'État ennemi, écrit le général Von Hartmann. Il faut que le fardeau soit et demeure écrasant. »
Et Von der Goltz :
« En guerre, la bonté c'est de nuire à l'ennemi par tous les moyens; et c'est pêcher que d'avoir pitié de lui... Il vaut mieux laisser cent femmes et enfants de l'ennemi mourir de faim que de laisser souffrir un seul soldat allemand... »
Et le vieux maréchal Von Haeseler :
« Faut-il que la civilisation élève ses temples sur des montagnes de cadavres, sur des mers de larmes, sur des râles de morts ? Oui, elle le doit. Si un peuple a droit de domination, son pouvoir de conquête constitue la plus haute loi morale devant laquelle le vaincu doit s'incliner. Malheur aux vaincus ! »

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Or, l'Allemagne a droit de domination. Elle s'est arrogé ce droit de par la puissance de son orgueil, de par la conscience de sa force.
« L'Allemagne doit et veut rester seule, écrit le professeur Von Seyden. Les Allemands sont le peuple élu de la terre. Ils accomplissent leur destinée qui est de gouverner le monde et de diriger les autres nations pour le bonheur de l'humanité. »
Et qu'on ne leur parle pas du droit des peuples à vivre leur vie nationale. L'Allemagne ne reconnaît pas ce droit. Elle n'a conscience que d'une chose : sa force.
» Voyons, l'Allemagne est-elle forte ? écrit Maximilien Harden. Oui. Que nous chantez-vous donc là, professeurs en lunettes et théologiens en pantoufles ? Est-ce que le droit existe ? Est-ce que les nobles idées valent quelque chose ? Quelles chimères allez-vous défendre ? Un principe seul compte, un seul, qui résume et qui contient tous les autres : la force. Réclamez-vous d'elle et nargue aux billevesées ! La force, voilà qui sonne haut et clair, voilà qui a du style et de l'allure. La force un poing, c'est tout ! »
Et le publiciste de la Zunkuft en veine de sincérité (c'est à l'heure où les destins de la guerre semblaient favoriser l'Allemagne), avoue carrément la préméditation, la volonté de conquête :
» Renonçons à nos misérables efforts pour excuser l'action de l'Allemagne ; cessons de déverser de méprisables injures sur l'ennemi. Ce n'est pas contre notre volonté que nous nous sommes jetés dans cette aventure gigantesque. Elle ne nous a pas été imposée par surprise. Nous l'avons voulue ; nous devions la vouloir. Nous ne comparaissons pas devant le tribunal de l'Europe ; nous ne reconnaissons pas semblable juridiction.
» L'Allemagne ne fait pas cette guerre pour punir des coupables ou pour libérer des peuples opprimés et se reposer ensuite dans la conscience de sa magnanimité désintéressée. Elle la fait en raison de la conviction immuable que ses oeuvres lui donnent droit à plus de place dans le monde... »
L'aveu est net, cette fois, et dépouillé d'artifice.
Voilà donc ce qu'ils ont écrit, ce qu'ils ont enseigné, ce qu'ils ont proclamé, ce qu'ils ont avoué avant la guerre et à l'époque où les événements les favorisaient. Et, à présent que la fortune des batailles les abandonne, ils viennent nous dire : « Nous n'avons pas voulu cela ! »
Trop tard !... Ils n'estimaient que la force : qu'ils s'inclinent donc devant elle ! Ils préconisaient la violence que la violence leur soit imposée. Et qu'ils souffrent désormais tout ce qu'ils voulaient nous faire souffrir !

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 24 septembre 1916