LE GÉNÉRAL MICHELER


Commandant d'armée

Cette guerre a révélé les talents militaires d'un certain nombre de chefs qui, peut être, dans la paix, n'eussent point atteint à l'honneur suprême de commander des armées..
Comme le général Pétain qui commande un groupe d'armées, comme le général Nivelle qui commande une armée, le général Micheler, chef de l'une des armées qui opèrent dans la région de la Somme contre les Allemands de von Below, n'était que colonel avant la guerre.
Tout de suite, ses remarquables qualités de chef le désignèrent pour les hauts grades. Grièvement blessé en Argonne en 1915, il fut promu grand-officier de la Légion d'honneur.
On sait combien importante et combien glorieuse est, dans les événements présents, la part, qui revient à lui et à son armée.

VARIÉTÉ

LA GUERRE

dans les montagnes

A propos d'un exploit des alpins italiens . -Troupes montagnardes. - La vie des alpins en temps de paix et en temps de guerre. - « Avanti, Savoïa ! »

On ne saurait imaginer tableau de guerre plus impressionnant que celui qui se trouve aujourd'hui reproduit à notre huitième nage. Il illustre merveilleusement l'audace, le sang-froid, le courage de ces soldats montagnards italiens, dignes émules de nos admirables chasseurs alpins.
Nous ne savons qu'imparfaitement tout ce que la victoire italienne doit à ces hommes qui combattent à des altitudes de deux et trois mille mètres. La guerre qu'ils font est la plus rude qui se puisse imaginer. Ni la neige, ni le froid, ni les rocs à pic ne les arrêtent. La part qu'ils auront prise dans les diverses actions où les Autrichiens furent repoussés est considérable. L'Italie pourra être fière de ses soldats de la montagne.
On sait que c'est à l'Italie que revient l'honneur d'avoir créé la première des troupes alpines. Le général Ricotti, ministre de la Guerre, fit constituer cette arme nouvelle en 1872.
Mais il y avait eu chez nous des précédents à cette création.
Dans la dernière période du règne de Louis XIV, marqué par de si graves revers de fortune, le maréchal de Berwick avait créé un corps de fusiliers de montagne pour lutter contre l'invasion austrosarde, pendant laquelle le prince Eugène de Savoie vint assiéger Toulon. En 1793, un corps de chasseurs des Alpes avait été organisé par Kellermann et la vaillance de ces soldats montagnards fut appréciée par le général Bonaparte, qui en fit le noyau de sa garde consulaire.
En 1689, en 1744 et en 1808, les corps de troupe pyrénéens, des miquelets furent improvisés sur la frontière d'Espagne et y jouèrent un rôle intéressant.
Quant aux troupes alpines spéciales, elles avaient complètement disparu de notre organisation militaire depuis la fin du dix-huitième siècle, et il cessa d'être question d'une mise en état de défense particulière de notre frontière du Sud-Est. La France, collaboratrice de l'unité italienne, n'avait de ce côté aucun souci.
Or, en 1873, M. Cézanne, député des Hautes-Alpes et président-fondateur du Club Alpin français raconta un jour à la tribune de l'Assemblée Nationale que nos populations alpestres n'étaient pas peu surprises de voir depuis quelque temps, sur les crêtes du Mont-Cenis et du Mont-Genèvre, des soldats italiens faisant la petite guerre au milieu des neiges.
Il rappela les services rendus jadis par les soldats montagnards de Berwick et de Kellermann et demanda que quelques-uns de nos bataillons de chasseurs à pied fussent détachés à demeure sur la frontière des Alpes et entraînés à la guerre de montagne.
Deux- fois repoussée à trois années d'intervalle, la patriotique proposition Cézanne finit par l'emporter. Dès 1879, des essais d'organisation militaire alpine étaient faits dans les corps d'armée de Lyon, sous l'habile et persévérante direction du commandant Arvers. Cette organisation ne devint effective qu'en 1882, grâce au général Billot, ministre de la Guerre. Elle créait 12.000 hommes de troupes alpines permanentes, pouvant être portées à 18.000. L'établissement de ces forces défensives a été complété par la loi du 24 décembre 1888.

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On avait, généralement, au temps jadis, une sainte terreur de la montagne. Nos aïeux ne lui reconnaissaient point de vertus. Ils ne songeaient pas à jouir de la salubrité de son atmosphère et ne se souciaient pas d'y excursionner pour fortifier leurs jarrets et leurs poumons. Elle n'avait pour eux que des embûches.
Il est vrai que la montagne était assez mal fréquentée et qu'elle abritait beaucoup de malandrins qui attendaient les voyageurs au passage. D'autre part, les routes n'existaient pas ; tout au plus des sentiers de chèvres. On passait à dos de mulet ; il fallut en 1574 faire de considérables travaux pour que Henri III pût franchir le Mont-Cenis dans une litière.
Lorsqu'en 1800 Bonaparte passa les Alpes pour sa grande expédition en Italie, l'aménagement de la montagne n'était guère plus avancé que deux siècles plus tôt. L'armée traversa péniblement le Grand Saint-Bernard par des sentiers abrupts. Et c'est alors que le futur empereur décida de transformer ces misérables sentiers en une belle route carrossable qui créerait un passage nouveau entre la France et l'Italie. Il fit commencer l'oeuvre. Mais on a mis près d'un siècle à l'achever. La route carrossable qui, de la vallée du Rhône grimpe au sommet du Grand Saint-Bernard n'a été inaugurée qu'en 1893.
Les expéditions de l'Empire avaient détourné l'attention de Napoléon de cette entreprise de sa glorieuse jeunesse. Qui sait si la guerre renouvelée sur nos frontières du Sud-Est ne lui eût pas donné l'idée de reprendre l'oeuvre de Berwick et de Kellermann et de créer des corps spéciaux de combattants montagnards ?
Trois quarts de siècle devaient encore s'écouler avant que cette création vît le jour.
En 1892- nous l'avons dit haut - l'Italie constitua ses premiers corps alpins. Elle les recruta, parmi ses bersagliers, ces soldats robustes et souples qui étaient déjà, pour le plus grand nombre, des enfants de la montagne. C'était le principe italien : « Laisser le montagnard sur son roc comme le marin sur la mer. »
Chez nous, l'insuffisance de la population des départements alpins ne permit pas pour ces troupes spéciales un recrutement exclusivement régional comme en Italie. Cependant nos Alpins sont recrutés surtout dans les régions de montagnes : le bassin du Rhône, depuis Lyon, le littoral méditerranéen et la Corse en fournissent la plus grande part.
Depuis 1889 les postes alpins de la plus haute altitude ont été occupés tout l'hiver. Il y en a, en Maurienne, qui sont à plus de 2.600 mètres. Celui de la Redoute Ruinée, au col de la Traversette est à près de 2.500.
Dans chacune de ces stations d'hiver, une garnison de quinze à trente hommes commandée par un lieutenant passait les mois de 1a saison rude, dans une température dont la moyenne ne s'élève guère au dessus de 10 degrés au-dessous de zéro, et descend souvent à trente degrés. Cependant il n'y a guère de malades, car les Alpins sont très robustes, et ces températures sont très salubres.
« Les baraques sont en bois à doubles parois et les fenêtres sont doubles, dit l'auteur d'une étude, sur la vie des Alpins. Malgré cela, la neige, en poussière ténue et diamantée, pénètre dans l'intérieur pendant les tourmentes, comme le sable du Sahara, quand le simoun le soulève en tourbillons, pénètre dans les boîtiers de montres. Il arrive souvent que les tempêtes de neige ou la stagnation de la brume rendent impassible les sorties pendant une longue série de jours et s'opposent à l'arrivée du messager qui, une fois par semaine, doit, avec son mulet, apporter les lettres, les journaux, les colis postaux, quelques vivres frais. Les reclus n'ont alors de relations avec le reste du monde que par le fil télégraphique reliant leur geôle inaccessible avec un casernement inférieur. Heureux encore si la fureur des éléments n'a pas mis à mal le précieux trait d'union !
» Les lits sont alignés à droite et à gauche de la chambrée comme en deux piles superposées. Assis ou couchés sur ces lits pendant les longues soirées d'hivernage, les Alpins causent ou lisent, à moins qu'ils ne s'attablent à des jeux qui n'ont rien du fiévreux attrait de celui des villes d'eaux.
» Dès que le soleil irradie l'immaculé et incommensurable manteau des neiges drapant les sommets et les vallées, la petite garnison sort et savoure la douceur un peu âpre du plein air. Elle se livre à des exercices de tir, de gymnastique, répare les avaries que le mauvais temps a pu causer, et, si le baromètre est suffisamment rassurant, entreprend des excursions. La tenue des excursionnistes comprend d'abord le passe-montagne, casque de tricot épais ne laissant à découvert que les yeux blindés de lunettes fumées. La bottine, recouverte d'un « gant de pied » en laine, est campée sur la « raquette » assurant la marche sur la neige. La main gantée s'appuie sur le bâton crossé à ferrement aigu. « En avant ! et que le ciel nous préserve de l'avalanche ! »
Dans ces promenades hyperboréennes mais réconfortantes, alpins français et italiens s'entrevoyaient souvent et échangeaient, par-dessus l'échancrure d'un col, un salut amical.
Cette vie des chasseurs alpins, si rude qu'elle soit, ne manque pas de charmes.
« Elle n'a, disait naguère Léon Daudet, qui vécut parmi les alpins, aucun rapport avec le train-train quotidien des garnisons. Ici le danger est permanent, la discipline moins visible, moins tracassière, mais plus rude au fond qu'ailleurs. Pendant six mois de l'année, soldats et officiers cohabitent dans les postes d'hivernage. Il s'agit de maintenir le respect, et ses signes extérieurs malgré une promiscuité inévitable. Nos officiers y réussissent admirablement à force de tact, d'énergie, de bonté. Il règne entre eux et leurs troupes une confiance solide. Les stupidités de l'antimilitarisme ne parviennent pas jusqu'à ces hauteurs. J'ai entendu bien des récits de générosité, d'héroïsme. Je n'en ai recueilli aucun de révolte ou d'insoumission. Le voisinage du péril ennoblit l'être humain et lui prouve à toute minute la nécessité de l'ordre et du commandement.
« Le montagnard est comparable au marin. L'un et l'autre doivent capter ou tourner ces forces élémentaires qui les broient impitoyablement s'ils ont une seconde de distraction. Pour l'un comme pour l'autre, la connaissance de la région, de ses embûches, de ses gouffres, la précision du geste, la netteté du plan sont des obligations vitales. Il ne leur est pas permis d'hésiter. La hardiesse les sauve et la témérité les perd. Ils savent jusqu'où l'on peut aller dans la joie de braver la nature. Ils n'ignorent aucun des multiples pièges que combinent l'eau, la neige et le vent pour perdre le navigateur ou l'ascensionniste. Leur mémoire est meublée de ressources, leur instinct est fourni de réflexes, de même qu'ils ont toujours dans leur poche un couteau, de la corde, une gourde de rhum. Ils ont ce même mot : « Nous sommes parés... »
Nos alpins ne combattent point aujourd'hui dans les hautes montagnes où s'est écoulé leur temps de service. Par là, Dieu merci, nous n'avons que des amis. Mais, sur les sommets moins orgueilleux des Vosges, ils ont montré, en effet, qu'ils était étaient « parés ». Et, dans les Alpes, sur le Carso, leurs frères d'Italie ont fait, aux dépens des Autrichiens, la même démonstration

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Dans leur excellent ouvrage sur l'Italie en guerre, MM. Henri Charriaut et Amici Grossi nous révèlent ce qu'est cette guerre de montagnes et quelles en sont les difficultés.
« Il faut comprendre, disent-ils, qu'une telle guerre ne peut être fertile en coups de théâtre, en rapides manoeuvres, en progrès faciles. Partout la montagne aide l'ennemi, et partout l'ennemi a fortifié la montagne. Aucune comparaison ne peut être faite entre ces ouvrages dans la montagne et les forteresses russes ou belges dont les Allemands purent aisément s'emparer, parce que leur grosse artillerie avait là tout son effet et que d'énormes masses d'hommes pouvaient se déployer et se précipiter. La guerre de l'Italie n'est pas le siège de dix, de vingt forteresses. C'est, sur un front qui ne mesurait pas moins de 511 kilomètres au début des hostilités, le siège de plusieurs centaines de forteresses, puisque chaque crête, chaque piton, chaque croupe, est une position fortifiée, dont la valeur défensive est décuplée par les accidents de terrain ».
Et ils citent quelques lignes du Guide de géographie militaire du général Porro, qui donnent une idée des difficultés d'une telle guerre
« A 2.800 mètres, écrit le général, commencent les neiges éternelles. Dès ce moment, c'est partout la neige, le glacier ou le rocher tout nu. Plus de routes ! On ne trouve plus que des sentiers de chèvres dont l'escalade est très dure. Plus d'abris, si ce n'est, parfois, de loin en loin, les refuges taillés dans le roc ».
Or, par ces sentiers de chèvres, les alpins italiens ont réussi à hisser des canons jusqu'à des altitudes de 3.000 mètres. Les pièces sont placées sur des traîneaux, de solides chariots sans roues, auxquels les hommes s'attellent à deux cents ou trois cents, parfois davantage, et les poids les plus lourds gravissent ainsi les montagnes les plus escarpées.
Les Autrichiens avaient puissamment fortifié tous ces sommets. Sur certaines montagnes, ils avaient creusé tant de tranchées qu'un officier italien disait aux auteurs de l'Italie en Guerre : « Elles sont rayées comme des dos de tigre. Toutes les gorges étaient défendues par de solides ouvrages, tous les rocs étaient hérissés de fortins. Mais la patience, la bravoure, la superbe organisation offensive des Italiens, est en train de triompher de tout cela.
Il faut constater, avec les auteurs de l'Italie en guerre, que le soldat italien s'est révélé soldat de premier ordre dans cette guerre. Il était méconnu en Italie même.
la veille de la guerre, M. Turati, le leader socialiste, disait encore : « Les Italiens ne se battent pas parce qu'ils sont « pagnottisti ». Cela signifie attachés à la « pagnotta », à leur pain, à leurs intérêts matériels. Eh bien, on a vu que les soldats italiens se battent ; et c'est justement parce qu'ils attachés à la « pagnotta », qu'ils se battent bien.
Ils ont compris que tous ces travaux accumulés par l'Autriche sur leurs frontières, n'étaient pas purement défensifs, et qu'ils avaient surtout pour but d'appuyer une invasion de l'Italie. Et les Italiens, qui sont « pagnottisti », n'ont pas voulu courir les risques de cette invasion. Ils se battent et ils mènent la plus rude de toutes les guerres.
« Les soldats, les Alpins surtout, disent MM. Charriaut et Amici-Grossi, connaissent de longue date les dangers des vedrette, les défilés sur la frontière, à des hauteurs de 3.200 et 3.500 mètres. Chaque hiver, des hommes se perdaient, emportés par les avalanches, surpris par les tempêtes de neige ou ensevelis vivants dans leurs refuges. Ils la connaissaient bien, cette « route de Vienne », qui serpente à travers les longues séries de montagnes abruptes, gardées par de formidables ouvrages. Ils n'en furent pas moins enthousiastes d'une guerre contre le faux allié qui n'avait jamais détourné son oeil cupide des riches plaines lombardes, des rivages enchanteurs de l'Adriatique et des riantes collines du Frioul et de Padoue ».
Et mettant en pratique leur célèbre devise : Avanti ! Savoïa, Avanti ! Ils marchent, en dépit des difficultés de la lutte, en dépit de la montagne traîtresse, ils marchent, ils vont de l'avant, et ils ne s'arrêteront que lorsque les Tedeschi détestés seront mis hors d'état de nuire et réduits à merci.
Ernest Laut

 

Le Petit Journal illustré du 8 octobre 1916