M. ALEXANDRE RIBOT

Ministre des Finances
A côté des portraits des chefs
illustres lui conduisent nos soldats à la victoire, il est équitable
de donner celui du grand Français qui, dans les circonstances
tragiques créées par la guerre, a assumé la lourde
charge de nos finances ; et qui, confiant dans le crédit national,
a accepté la mission de fournir à nos défenseurs
les ressources nécessaires pour assurer le triomphe du pays.
M. Alexandre Ribot est une des plus hautes figures du Parlement français
où il entra il y a près de quarante ans.
Ministre des Affaires étrangères en 1890, dans le cabinet
Freycinet, il conserva ce portefeuille dans le cabinet Loubet et dans
le cabinet suivant, qu'il présida.
En 1895, il fut pour la première fois ministre des finances.
Depuis lors, M. Ribot avait quitté le pouvoir.
Comme l'observe justement notre confrère Gustave Babin dans un
excellent article de l'Illustration consacré au grand
argentier de la Défense nationale, « il fallut les circonstances
graves entraînées par la guerre, la nécessité
qui s'imposait de compléter, d'élargir le ministère,
de lui donner, vis-à-vis du pays comme de l'étranger,
un prestige plus que jamais nécessaire, pour que M. Alexandre
Ribot fût rappelé dans les conseils du gouvernement. Lors
du remaniement ministériel du 26 août 1914, il accepta,
dans le cabinet Viviani modifié, le poste redoutable de ministre
des Finances. Ce seul concours constituait, pour le ministère
de Défense nationale, un renfort moral inestimable ».
Certes, le poste était redoutable. Mais nul n'était mieux
armé que M. Ribot pour l'assumer.
Au moment où éclata la guerre rien n'était prévu
au point de vue financier - pas plus chez nos alliés, d'ailleurs,
que chez nous - pour faire face à une situation aussi grave.
M. Ribot eut tout à organiser.
« Quelle expérience, dit encore M. Babin , quelle sagesse,
quel tact ne fallait-il pas déployer pour conduire, sans en fausser
un seul rouage, un mécanisme si compliqué et si fragile
! Seul, un homme d'État rompu à toutes les subtilités
du droit constitutionnel, familier avec tous les arcanes de l'économie
politique pouvait, sans péril, aviser aux solutions urgentes,
à mesuré que la nécessité s'en faisait sentir,
prendre les mesures salutaires capables d'assurer le bon fonctionnement
du formidable organisme de défense nationale, régulariser
le service de la trésorerie, faciliter la reprise progressive
de la vie commerciale et industrielle, et surtout maintenir intact et
sain le crédit de la France ».
M. Ribot fut cet homme-là. Et la France lui en gardera une reconnaissance
profonde.
Car dans cette victoire, le ministre des Finances aura aussi sa large
part. Lui aussi aura su tirer le meilleur parti des forces financières
du pays, organiser la mobilisation de la fortune nationale et employer
au mieux les ressources immenses que lui apporta la confiance du pays.
On sait avec quelle faveur fut accueillie l'émission des Bons
de la Défense nationale. Cette émission avait été
décrétée le 13 septembre 1914, c'est-à-dire
à une heure où l'on ne connaissait pas encore complètement
l'heureux effet de la bataille de la Marne. Cependant, suivant la phrase
même prononcée par M. Ribot devant la Chambre, et le succès
dépassa toutes les prévisions ».
En moins d'une année, le public avait souscrit 6 milliards 977
millions de ces bons. Et ce succès, depuis lors, ne s'est pas
ralenti.
Les obligations de la Défense nationale, émises plus tard,
ne furent pas moins favorablement accueillies.
De septembre 1914 à septembre 1915, la confiance du pays avait
apporté au Trésor plus de dix milliards.
Le ministre des Finances pouvait être fier de son oeuvre et du
crédit que la nation lui accordait
L'emprunt de l'an dernier continua la série de ses succès.
Et celui qui vient de s'ouvrir ne lui cédera en rien.
En face de l'ennemi, la France envahie a donné l'exemple d'une
sécurité, d'une force, d'une foi que rien ne put ébranler.
Honneur à l'homme qui a su lui inspirer une telle confiance !
Son nom doit vivre éternellement parmi ceux des hommes que cette
guerre a faits grands et glorieux !
VARIÉTÉ
LES FEMMES ET LA GUERRE
Conquêtes du féminisme.
- Cultivatrices et boulangères. - Le travail des femmes pendant
la guerre. - Des services que le pays n'oubliera pas.
Il y a quelques années on citait un petit
village de l'arrondissement de Clermont-de-l'Oise pour les conquêtes
que le féminisme y avait, accomplis. A Froissy, ainsi se nommait
cette bourgade, - presque tous les fonctionnaires étaient du
sexe faible.
Une femme était chef de gare, une autre porteuse de dépêches,
une autre tambour de ville.
Certains métiers qui sont d'ordinaire la spécialité
des hommes étaient à Froissy, exercés par des femmes.
C'est ainsi que la fille de l'aubergiste de la localité rasait
les clients le dimanche.
Froissy était alors une exception parmi les communes de France.
Mais aujourd'hui combien de communes ont été, de par la
force des événements, conquises comme Froissy par le féminisme.
Il a bien fallu remplacer les hommes partis à la guerre. Et les
femmes s'y sont mises. Elles s'y sont mises avec cette ardeur, ce sens
des nécessités de la vie qui sont les plus belles qualités
de la femme française.
Nous avons rapporté naguère ici le mot d'un de nos plus
célèbres économistes qui disait dernièrement
:
« Si nous mangeons du pain, c'est aux femmes des campagnes françaises
que nous le devons. »
Un peu partout, en effet, ce sont des femmes qui en 1915 et en 1916,
ont ensemencé et récolté la moisson. Il existe
même plus d'un village où, depuis deux ans, ce sont des
femmes qui font le pain, et qui, l'ayant fait, vont le porter à
domicile. Héroïques à leur manière, ces femmes
travaillent nuit et jour pour faire honneur à leurs affaires
et rendre la maison prospère au mari quand il reviendra.
On a cité quelques traita de cette vaillance féminine.
L'un des plus admirables concerne non plus même une femme mais
une fillette, presque une enfant. il a été rapporté
au Temps par son correspondant de Niort.
A Exoudun, petit village du département des Deux-sevres racontait
l'an dernier notre confrère, le boulanger Daniau, laborieux et
ponctuel, suffisait seul, avant la guerre, à satisfaire sa nombreuse
clientèle éparpillée dans la campagne. Appelé
aux armées quelques semaines après la mobilisation générale,
Daniau laissa son four s'éteindre.
C'est alors que la jeune Madeleine Daniau, âgée de quatorze
ans, intervient. Elle était souvent descendue au fournil, les
gestes répétés de son père s'étaient
gravés dans son cerveau d'enfant, et sans se soucier de la faiblesse
de ses muscles, aidée de son petit frère âgé
de dix ans à peine, elle se met au travail.
Elle prend la pâte et la pétrit, allume le four, enfourne
et anxieuse attend le résultat...
La petite apprentie n'est pas déçue dans ses espoirs,
mais elle veut faire mieux encore et se remet à l'ouvrage. Quelques
jours de vaillants efforts suffisent à lui donner le tour de
main des meilleurs ouvriers.
Mais ce n'est pas un jeu que Madeleine Daniau a voulu se procurer ainsi
: armée d'une énergie déconcertante dans ce frêle
corps de fillette, elle ne sera vraiment satisfaite, que lorsqu'elle
sera parvenue à remplacer le chef de maison absent.
Il faut pour faire le pain de fantaisie, un tour de main spécial
qu'elle ignore ; son père profite d'une permission pour le lui
apprendre, et elle devient bientôt experte en ce travail délicat.
Madeleine Daniau fait maintenant plus de 4400 kilos de pain tous les
jours.
Debout dès quatre heures du matin, elle chauffe son four, pétrit
et enfourne, accomplissant, avec la seule aide de son frère et
comme le boulanger le mieux entraîné, ces dures et pénibles
besognes.
Une lettre de félicitations du préfet des Deux-Sèvres
est venue récompenser la fillette de son initiative et de son
courage. Mais est-ce assez d'une lettre ? Ne devrai-ton pas, un peu
partout, recueillir ces traits de la vaillance féminine et les
glorifier d'une façon plus effective ?
Combien demeureront à jamais inconnus. Et pourtant, quelle force
d'âme ne faut-il pas le plus souvent à ces femmes pour
accomplir ce qui s'impose à elles comme un devoir social.
Dans son joli livre anecdotique, Voix de Femmes, Ernest Gaubert
cite cette anecdote émouvante :
« Une boulangère de R..., ayant eu son mari tué
à l'ennemi, put faire revenir son corps. Le soir de l'enterrement,
l'ouvrier mitron s'enivra si fort qu'il n'eut plus ni le courage de
pétrir ni la force d'enfourner. Outrée, Mme X... le mit
dehors, et, depuis, c'est elle qui approvisionne deux gros bourgs. Depuis
six mois, elle veille pour que nul ne manque de pain.
» Elle n'a pu trouver à remplacer l'ouvrier renvoyé.
» - Si le travail me tue, tant mieux ! dit-elle. Le matin, je
suis si fatiguée que je dors debout. Ça m'empêche
de penser. »
L'auteur qui, remplissant des fonctions administratives, a vu de près
les femmes des campagnes et constaté avec quel courage elles
accomplissaient le labeur des hommes écrit avec raison :
« La femme qui, en l'absence de son mari, prend en main la direction
de la ferme, continue l'exploitation, veille aux repas des ouvriers,
aux labours, aux semences, aux fumiers, celle qui mène elle-même
la faucheuse-lieuse ou conduit la « colle » des vendangeurs,
celle-là a bien mérité de la France. Elle a pensé
à l'époux et à l'avenir de ses enfants. Elle a
eu foi en elle.
***
L'Amérique, et aussi un peu l'Angleterre, étaient naguère
les seuls pays où l'invasion féminine avait commencé
réellement à se produire dans la plupart des professions
généralement réservées au sexe fort.
Du dernier recensement des États-Unis, il ressort que, dans ce
pays, près de six millions de femmes gagnent leur vie. Et les
métiers qu'exercent ces six millions de femmes ne sont pas toujours
des métiers féminins.
Il y a beau temps que l'Amérique a des femmes chauffeuses d'automobiles.
Elle aurait même à ce qu'il paraît une chauffeuse
de locomotive,
Nous n'en sommes pas encore là ; mais nous avons des wattwomen
qui conduisent des tramways. Dans toutes les entreprises de transport,
beaucoup de fonctions sont aujourd'hui remplies par des femmes. Nous
avons des conductrices aux omnibus et des contrôleuses au métro.
Nous avons même, dans les gares de chemin de fer des femmes d'équipe
qui remplissent fort bien leur fonction, de solides gaillardes qui portent
les paquets et roulent les colis sur les petits chariots jusqu'au fourgon
des bagages.
Par la volonté même de l'autorité militaire, les
femmes ont été admises à travailler à la
caserne et à y remplacer les hommes dans toutes les besognes
où elles pouvaient suffire, c'est-à-dire dans les bureaux,
dans les ateliers d'habillement, aux cuisines, aux buanderies.
« L'emploi de la main-d'oeuvre féminine dans les dépôts
- disait le lieutenant-colonel Guiffray, qui fut le premier à
faire l'expérience au dépôt de Caen qu'il commandait
permet de réaliser une précieuse économie qui se
traduit par la limitation des appels des plus anciennes classes, dont
la vie économique du pays a tant besoin. »
Et c'est là un résultat extrêmement appréciable.
Je ne sais quel est le nombre des femmes qui sont allées à
la caserne, mais on le dit assez considérable. Il l'est moins
cependant que celui des femmes qui sont allées volontairement
à l'hôpital et qui se sont improvisées infirmières
pour soigner les blessés.
Il l'est moins, surtout, que celui des femmes qui sont allées
à l'atelier. Si la population civile a eu du pain c'est souvent
aux femmes qu'elle l'a dû ; si l'armée a eu des munitions,
c'est encore, en grande partie grâce aux femmes de France.
Un officier d'artillerie chargé de la surveillance des usines
de guerre, disait à un de nos confrères qu'il n'avait
pu voir sans une émotion poignante les milliers de femmes travaillant,
dans les usines de la banlieue parisienne, à tourner des obus,
des fusées, des douilles, avec une discipline, une obéissance,
un recueillement qui marquaient leur sentiment profond du devoir accompli.
***
Que de plaisanteries n'a-t-on pas faites naguère sur le mouvement
du féminisme politique et l'intrusion possible des femmes dans
les fonctions législatives ou municipales. L'idée qu'une
femme pouvait devenir mairesse, adjointe ou simplement conseillère
municipale, n'était acceptée que par les humoristes et
les revuistes.
Cependant l'Amérique encore - toujours l'Amérique ! -
avait montré que la chose ne serait pas si ridicule.
On citait, il y a quelques années, une ville du Kansas administrée
par des femmes. Cette ville s'appelle Oskaloosa. C'est le chef-lieu
du comté de Jefferson. Elle avait alors deux mille habitants,
plusieurs écoles publiques, trois banques, deux lignes de chemins
de fer, des églises à en revendre - et pour tous les goûts
; - enfin, c'était une communauté bien constituée,
très active, très industrieuse et surtout très
économe.
Mais ses administrateurs municipaux, fainéants de la plus belle
eau, la grugeaient à qui mieux mieux, la surchargeaient de taxes,
mais laissaient ses rues dans un état abominable et ne faisaient
absolument rien de ce qui concernait leur mission.
Si bien que, sans en rien dire à l'avance, si ce n'est deux ou
trois jours avant les élections municipales, les habitants de
la ville se dirent : « Ah ! les hommes ne veulent rien faire eh
bien ! nous prendrons des femmes ! »
Et toute la liste féminine, maire, adjoints et conseillers municipaux,
passa, au jour voulu, comme une lettre à la poste, au grand émoi
des administrateurs du sexe fort qui ne s'attendaient guère à
un pareil coup de balai.
Bien entendu, on n'avait choisi que des femmes mariées, mères
de famille et d'une respectabilité qui s'imposait à tous.
La maîresse était une femme d'affaires qui avait été
directrice d'une des principales écoles d`Oskaloosa pendant vingt
ans.
Elle administra fort bien les intérêts de la ville et y
ramena promptement la prospérité que la négligence
des hommes avait compromise.
Eh bien, nous avons eu, nous aussi, des mairesses qui ont pris en mains
les affaires de leur ville, après le départ des hommes,
et les ont fort bien conduites.
On sait que Soissons, la malheureuse cité si cruellement bombardée
par les Allemands, a été administrée - et fort
bien administrée - par deux femmes, Mmes, Macherez et Bouchet,
qui tinrent tête aux états-majors allemands et sauvèrent
la cité du pillage et de la destruction.
Un rapport du vice-recteur de l'Académie de Paris au ministre
de l'Instruction publique signale le nom d'une autre femme qui elle
aussi géra les affaires de sa commune et remplit en réalité
les fonctions de maire en pleine invasion.
Ce rapport concerne Mme Fiquémont, institutrice à T...
village situé en plein front de bataille.
« Au départ de son mari, instituteur mobilisé, dit
ce rapport, Mme Fiquémont, institutrice à T..., s'offrit
pour le remplacer comme secrétaire de la mairie. Le maire accepta
et, à la satisfaction de tous, Mme Fiquemont remplit cette charge
sans aucune interruption jusqu'à ce jour - pendant l'occupation
allemande et depuis que T... est devenu champ de bataille.»
Les Allemands vinrent à T..., voulurent imposer des réquisitions
supérieures aux ressources de ce modeste village. Mme Fiquémont
leur tint tête et parvint à réduire leurs exigences.
Puis les Français revinrent après la Marne ; et dès
lors, le village se trouva en pleine ligne de feu.
« Depuis le 12 septembre 1914, ce ne furent, le jour, et parfois
la nuit, qu'attaquent et contre-attaques dans ce village et aux alentours.
Du 12 septembre au 19 octobre, il n'y eut guère de jour qu'il
ne fût plus ou moins bombardé. Toutes les maisons sont
effondrées ; la mairie a été fortement atteinte
et, ne doit qu'à sa situation en retrait de l'immeuble voisin
d'être épargnée, mais tous les carreaux ont été
brisés par les balles.
» Et malgré la canonnade et la fusillade, Mme Fiquénront,
qui avait avec elle sa fillette de cinq ans et son neveu de six ans,
demeura stoïque à son poste. Quand les balles pleuvaient
trop dru dans la mairie, elle descendait à l'étage au-dessous.
Pendant quinze journées consécutives, risquant cent fois
sa vie, elle a ainsi entendu siffler les balles à ses oreilles
; trois obus ont éclaté près d'elle, dans la cour
devant la mairie, un autre a explosé dans sa chambre à
coucher, à une heure de l'après-midi, alors qu'heureusement
elle était absente. Cette femme hèroïque n'a jamais
voulu abandonner sa maison. Malgré la violence des bombardements,
malgrè les conseils qu'on lui donnait, malgré l'exemple
des voisins, elle n'a pu se résoudre que deux fois à coucher
dans une cave.
Cependant, le 24 septembre, le vieux maire, que son état de santé
très aggravé empêchait de rester à T...,
dut aller chercher ailleurs un peu de repos, Mme Fiquémont, restée
avec ses deux enfants, le remplaça dans l'administration de la
commune... »
Et cet exemple n'est pas unique. En plusieurs endroits on vit, au début
de la guerre l'institutrice, souvent une jeune fille, assumer la direction
des affaires municipales, en remplacement des élus de la commune
qui étaient partis à l'armée ou qui avaient fui
devant l'invasion.
***
La femme, en résumé, a su, depuis le début de cette
guerre, s'élever à la hauteur des circonstances, et égaler,
parfois même surpasser l'homme en courage physique, en résistance
morale, en dévouement.
Comme le dit très justement Henry Spont dans son admirable livre
la Femme et la Guerre, il n'y a pas un sexe fort et un sexe
faible ; il y a des êtres forts et des êtres faibles, simplement,
comme il y a des êtres intelligents et des êtres inintelligents,
des bons et des méchants...
La femme française, dans cette guerre s'est montrée souvent
l'être fort, intelligent et bon. Elle aura rendu au pays des services
non moins éminents que ceux des hommes, des services que le pays
ne devra jamais oublier.
Ernest LAUT.