L'AMIRAL LACAZE

Ministre de la Marine

L'amiral Lacaze présente cette particularité très rare parmi les officiers généraux de notre marine : il n'est pas d'une famille de marins ; il n'est même pas né dans une contrée maritime. Il a vu le jour en 1860, loin de la mer, à Pierrefonds, à l'ombre des vieux murs féodaux que Viollet-le-Duc n'avait pas encore restaurés.
Cependant une vocation impérieuse le poussa, dès la jeunesse, vers cette carrière maritime qu'il honore par sa valeur et ses talents.
Entré à l'École navale en 1877, il était, deux ans plus tard, aspirant de 2e classe. Comme aspirant, il fit la campagne de Tunisie et prit part aux combats de Sfax et de Gabès.
En qualité de lieutenant de vaisseau, puis de capitaine de frégate, il fit campagne aux Indes, au Sénégal, au Tonkin. Attaché naval à l'ambassade française à Rome, et quitta ce poste avec le grade de capitaine de vaisseau.
M. Raymond Lestonnat, qui, dans l'Illustration a publié sur l'amiral Lacaze une excellente étude biographique à laquelle nous empruntons plus d'un trait, rapporte que le futur ministre de la Marine fut désigné pour faire partie de la mission française à la conférence de La Haye.
« Il eut ainsi l'occasion, dit-il, d'étudier tout à son aise la mentalité germanique en observant les délégués allemands qui s'ingéniaient de toute façon à faire avorter les travaux de la conférence, et faisaient tour à tour de l'obstruction et de la surenchère. Ce ne fut certainement pas une surprise pour lui. Il a une trop bonne mémoire au service d'une grande érudition pour douter un seul instant que le Germain, contre lequel nous luttons, comme celui qui envahissait périodiquement notre pays aux premiers temps de son histoire, ne soit un Barbare.
Eu 1907, l'amiral Germinet, nommé au commandement de l'escadre de la Méditerranée, prit le capitaine de vaisseau Lacaze comme chef d'état-major. Ce fut pour cette escadre une période de grande activité.
L'amiral Germinet disait alors de son chef d'état-major : « Il partage absolument mes idées. Comme moi il a la conviction profonde que tout ce qui n'a pas pour but la préparation au combat est du temps perdu... »
Après avoir commandé le cuirassé Masséna, le capitaine de vaisseau Lacaze fut chef de cabinet de M. Delcassé quand celui-ci prit le portefeuille de la Marine.
Il fut nommé contre-amiral en 1911. Quand éclata la guerre, il commandait une division de la première escadre de ligne.
Il prit une grande part aux opérations destinées à assurer la sécurité des convois transportant en France nos troupes de l'Afrique du Nord, et au blocus de la flotte autrichienne dans ses ports de l'Adriatique.
En mai 1915 il fut nommé commandant de la marine à Marseille et c'est en cette qualité qu'il organisa le transport du corps expéditionnaire français en Orient.
Le 29 octobre 1915 il acceptait le portefeuille de la Marine que lut offrait M. Briand. On sait quels services il a rendus dans ce poste à la défense nationale.
« L'amiral Lacaze est un chef, dit M. Lestonnat. Il sait commander. Il a beaucoup vu, beaucoup osé, et il possède cette divination de la mobilité impulsive des foules qui sert si bien les meneurs d'hommes. Ce sont chez lui des qualités innées. S'il a eu de la chance - qui n'en a pas au moins une fois dans sa vie ? - c'est d'avoir été sous les ordres d'observateurs attentifs qui ont découvert en lui un sujet d'élite dès les premières années de son service, ce qui lui a valu d'être désigné tôt pour le commandement. »

VARIÉTÉ
Le culte des morts à travers le monde

La Toussaint. - Le culte des morts en Orient. - Chez les Russes. - Dans l'Occident latin. - Légendes bretonnes. - L'hommage des vivants a la mémoire des morts.

La fête religieuse de la Toussaint ne remonte pas plus haut que le VIIe siècle. C'est en l'an 608 que le pape Boniface IV l'institua.
Ayant converti le Panthéon de Rome en église chrétienne, ce pontife la dédia à tous les saints, et fixa au 12 mai la fête destinée à commémorer le souvenir de tous ces bienheureux. Depuis cette époque, cette fête fut toujours célébrée à Rome.
En 837 seulement, le culte de tous les saints fut introduit en France, à l'occasion d'une visite du pape Grégoire IV, qui changea la date de la fête et la fixa au
1er novembre, date qui, depuis lors, est restée immuable. Vers la fin du Xe siècle, Odilon, abbé de Cluny, ajouta à la Toussaint « des prières pour tous les morts ». Et cet usage s'est si bien conservé que les saints ont cédé la place aux morts et que la Toussaint est devenue, pour les familles, le jour où se célèbre, dans tous les pays de la chrétienté, le souvenir des parents disparus.
Donc, la fête chrétienne en mémoire des défunts n'a guère plus de dix siècles d'existence ; mais ce n'est point à dire que le respect, la vénération des morts ne datent que de si peu d'années dans l'histoire du monde. A la vérité, ces sentiments furent de tous les temps.
Les Anciens avaient maintes façons de célébrer le souvenir des parents et des amis disparus.
Ils plantaient sur les tombeaux l'if, arbre de deuil à cause de son feuillage noir, et aussi le pin et le cyprès, qui ne repoussent plus une fois coupés, et qui, pour cette raison, symbolisaient la mort.
Sur la tombe de ceux qui avaient laissé une réputation de bonté après eux, on plantait le frêne, parce qu'une croyance assurait que le serpent ne pouvait vivre sous l'ombrage de cet arbre.
Le houx, symbolisant le courage était réservé aux tombeaux des guerriers ; le bouleau, avec l'écorce duquel on faisait des livres, croissait sur ceux des savants.
Le rosier, enfin, était planté à profusion sur toutes les sépultures. C'était le parfum sur l'urne funéraire, le symbole de la vie rendant hommage à la mort.
Les traditions se perpétuent d'âge en âge. Tous les peuples ont la religion des morts ; et la plupart comptent, dans leurs cérémonies traditionnelles, un jour consacré au culte des parents disparus.
Seuls les peuples de race arabe et ceux de race indo-chinoise font exception. Mais vous allez voir que ce n'est pas absolument pour la même raison.
« L'Arabe, dit le capitaine Paris, est essentiellement fataliste ; il ne considère pas comme un malheur la mort d'un être cher ; et l'émotion qu'il pu ressentir au moment de cette perte ne subsiste pas longtemps. Ses regrets, comme le souvenir, s'effacent vite. C'est ce qui nous explique l'impression d'abandon que l'on ressent en présence des nombreux cimetières qui entourent les villes et villages indigènes.
» L'aspect, ajoute-t-il, y est plutôt riant que triste. La nature se prête d'ailleurs au complément du décor. Rares sont les arbres au feuillage sombre, comme nos cyprès, qui abritent de leur ombre la dernière demeure des mortels. Des acacias, des palmiers, des figuiers, des oliviers, des jasmins font aux tombeaux comme une couronne de feuillage et de fleurs... »
On conçoit par là que les cimetières musulmans ne soient pas, comme les nôtres, les champs de la douleur ou du recueillement. Les Arabes y vont beaucoup, mais c'est surtout pour s'y promener. « C'est, dit l'auteur cité plus haut, un lieu de réunion où l'on cause, où l'on rit, où l'on mange. » Ce n'est pas un endroit où l'on prie. Et si le souvenir des morts subsiste dans la famille arabe, c'est un Souvenir qu'on évoque sans tristesse.

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Pas plus que les Arabes, les peuples indo-chinois n'ont de jour spécial dans l'année consacré au culte des morts : mais cela tient à ce que, chez eux, ce culte est de tous les jours.
Chaque maison chinoise a l'autel des ancêtres devant lequel, chaque jour, des baguettes parfumées brûlent et des fleurs sont effeuillées. Loin de négliger la mémoire de leurs défunts, ces peuples la célèbrent de façon permanente, et l'esprit des morts survit toujours au foyer de la famille pour inspirer les vivants. Le respect des mânes des ancêtres est prépondérant dans les croyances des peuples de l'Extrême-Orient. La loi elle-même prescrit ce respect et punit sévèrement ceux qui y manquent. En Chine, un fils qui ne porte pas le deuil de son père reçoit soixante coups de bambou et est puni d'une année de bannissement.
Ce deuil est de trois ans ; si le fils oublieux le quitte avant ce terme ou s'il assiste à des fêtes et se réjouit publiquement, c'est quatre-vingts coups de bambou qu'il reçoit.
En outre, si trois mois après la mort de son père ou de sa mère, il n'a pas acheté un terrain de sépulture, il est condamné encore à quatre-vingts coups de bambou. Il y a même une pénalité des plus sévères pour les enfants qui auront coupé les arbres plantés sur le terrain de sépulture de leurs parents : ils reçoivent cent coups de bambou et sont condamnés à porter la cangue pendant trois mois.
Par ces dispositions qui se retrouvent dans tous les codes de la Chine, on voit combien est puissant en ce pays, le respect traditionnel des disparus.
Ce respect n'est pas moins fort chez les Japonais, mais il se manifeste d'une façon différente.
Les Japonais ont, comme nous, leur jour des morts Ils ont même deux jours consacrés aux défunts : la fête des Ancêtres qui consiste en offrandes faites dans les temples, et la fête des Morts, qui réunit toute la population des villes dans les cimetières. Et, dans ce pays qui compte tant de fêtes traditionnelles, celles-ci sont parmi les plus respectées.
La fête des Morts a lieu au Japon vers le milieu d'août.
Ce soir-là, dans les arbres des cimetières, on suspend une multitude de lanternes multicolores, et le champ de repos ne tarde pas à prendre l'aspect d'un champ de fête.
En effet, les parents des morts se réunissent devant les tombes et se livrent, en l'honneur des défunts, à de copieuses libations. Les réjouissances durent trois nuits consécutives ; puis à la fin de la troisième nuit, dès que pointe le jour, on décroche les lanternes, et chacun s'en retourne au logis, satisfait d'avoir convenablement fêté les mânes de ses ancêtres.
Les Japonais, comme la plupart des peuples orientaux, croient fermement au bonheur de ceux qui ne sont plus ; leur religion ne leur parle pas de tortures éternelles ; au contraire, elle leur persuade que la mort ouvre pour les âmes une ère de repos et de félicité. De là ce mépris de la vie qu'on les vit afficher de tout temps, et qui fait du Japonais, dans la bataille, un soldat toujours prêt à donner tout son sang pour son pays.
La coutume de se réjouir le jour de la fête des morts n'est d'ailleurs pas spéciale aux peuples orientaux. On la retrouve chez des peuples chrétiens du rite orthodoxe, chez les Russes notamment.
Le paysan russe entoure la mémoire de ces parents défunts d'une véritable vénération. Il n'oublie jamais de prier le matin et le soir pour le repos de leur âme. Tous les samedis on sert sur sa table des galettes de farine de sarrasin nommées blinys qui doivent être mangées pieusement en l'honneur des défunts.
Dans beaucoup de familles, quand le père est mort, on continue à mettre son couvert à table. On croit que l'âme du disparu revient au foyer familial et assiste au repas, invisible et présente à la place où jadis s'asseyait le défunt. On prend même la précaution de ne pas desservir complètement, le dîner fini, et de laisser quelques victuailles pour le cas où l'appétit du mort ne serait pas satisfait, et où il lui plairait de se restaurer encore après le départ des convives.
C'est dans cette même pensée qu'au jour consacré aux morts, au jour de la Radowanitza, les familles emportent au cimetière des oeufs rouges, des victuailles diverses et des boissons pour se restaurer en compagnie du défunt.
« Le nom de Radowanitza, dit Mme Marie Stromberg, vient du mot se réjouir, car les morts sont alors en communion avec les vivants. Ce jour est célébré le deuxième mardi après Pâques. L'idée de la résurrection générale des morts y prédomine et se rattache à la résurrection du Christ et au renouveau de la nature elle-même à cette époque de l'année.
» Le matin, comme d'habitude, on travaille au champ, à l'atelier, on vaque aux affaires de la maison. Mais l'après-midi est fêté, tout travail est suspendu. On prend alors ses habits du dimanche et l'on s'en va rendre visite aux morts. Chaque famille retrouve la tombe du sien et, après y avoir déposé les plats et les litres apportés, prend place autour. On procède à ce repas rituel en roulant le long de la tombe des oeufs rouges teints spécialement à cette occasion, puis on prend le repas. Souvent on laisse sur la tombe, à l'intention du défunt, quelques oeufs et les plats entamés ; mais les litres sont vides... »
Après quoi chacun rentre chez soi avec la conscience d'avoir bien célébré la mémoire des ancêtres.

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Passons aux pays de l'Occident latin. La fête des Morts y est l'occasion de cérémonies qui rappellent un peu les fêtes du paganisme antique.
Dans maints villages d'Italie et d'Espagne, les cloches sonnent ce jour-là depuis le matin jusqu'au soir, et le peuple accompagne leur carillon d'une mélopée mélancolique et monotone qui est une sorte d'invocation aux Morts.
Les villageois viennent dès le matin à l'église vêtus de leurs plus beaux habits. Ils poussent devant eux leurs ânes et leurs mulets chargés de sacs de froment, d'orge et de maïs. On vide le contenu de ces sacs sur les dalles ; et quand toute ces offrandes sont terminées, on en vend le produit à la criée ; et l'argent est employé à payer des messes pour le repos de l'âme des trépassés.
Nous mentionnions tout à l'heure la coutume singulière en usage au Japon, où pendant les trois nuits de la fête des morts, les tombeaux sont illuminés à l'aide de lanternes multicolores. Il est curieux de retrouver cette coutume dans les pays latine d'Occident, et même en certaines régions de Flandre où elle survit probablement comme un dernier vestige des moeurs apportées jadis par les Espagnols, qui occupèrent ces contrées au XVIe siècle.
En Italie, en Espagne, en Flandre, ce ne sont pas des lanternes de couleurs, mais de simples bougies que l'on allume sur les tombeaux. Ces bougies sont placées le plus souvent de manière à figurer des croix. Plus on est riche plus on tient à honneur d'allumer un grand nombre de bougies sur les tombes de ses parents.
On raconte que dans une ville du Nord occupée par l'ennemi, à la Toussaint de 1914, les Boches ignorant cette coutume régionale, furent fort surpris de voir, le soir, le ciel s'embraser tout à coup d'une grands lueur rougeâtre. C'était la lumière des innombrables bougies allumées au cimetière. Une alerte s'ensuivit. La Kommandantur crut qu'il s'agissait de signaux lumineux. Des soldats arrivèrent au pas de course et firent éteindre les lumières. Le maire fut menacé d'arrestation et la ville d'une formidable contribution. On eut toutes les peines du monde à faire comprendre à ces brutes qu'il s'agissait, non point de signaux, mais d'une vieille tradition fort respectable en sa piété et dont la guerre et les malheurs du temps n'avaient point empêché les manifestations.
De toutes les provinces françaises la Bretagne est celle où s'est perpétué le mieux ce culte fait de piété et de terreur que nos ancêtres avaient pour la mort.
Naguère aucun pêcheur breton n'eût consenti à prendre la mer le jour de la Toussaint, à cause du « coup de vent des morts ». La mer avait beau être calme comme un lac, les vieux matelots se méfiaient ; ils savaient qu'en dépit de cette apparence, les flots étaient furieusement agités dans les profondeurs par l'innombrable cohorte des trépassés que l'océan avait engloutis et qui « revenaient » ce jour-là.
Une croyance qui se retrouve également en Danemark et jusqu'en Islande, assurait qu'il y avait au fond de la mer des cimetières pour les trépassés et que ces cimetières étaient gardés par des évêques, « les évêques de la mer ».
Le jour de la Toussaint, ces évêques officiaient dans les cathédrales des villes englouties au temps jadis, telle la ville d'Ys ; et, en se penchant au bord des flots on entendait les cloches de ces cathédrales qui tintaient loin, bien loin, dans les profondeurs sous-marines.
Et les âmes des noyés, éveillées par ces cloches, montaient à la surface et venaient errer sur la crête des vagues.
La Bretagne terrienne n'avait pas moins de légende sur les morts que la Bretagne maritime. Tout un peuple de personnages fantastiques s'y agitait :
L'Ankou, le pourvoyeur des cimetières, qui traversait les villages la nuit, sur un char aux roues grinçantes, vêtu d'un linceul et la faulx à la main ; les Kanorenoz, les lavandières nocturnes, qui lavaient les linceuls des morts ; le Sparfel, l'oiseau de la mort, qui venait battre des ailes aux vitres des maisons quand quelqu'un passait de vie à trépas.
Tous ces personnages ont vécu longtemps dans les imaginations bretonnes. Aujourd'hui, devant les progrès de la science de l'instruction, ce ne sont plus que des figures imprécises. Bientôt, ils ne survivront que dans les recueils de folklore et les paysans bretons les auront totalement oubliés.
Mais si les légendes meurent, la foi subsiste ; et en Bretagne, comme d'ailleurs dans toutes les provinces françaises, Il a quelque chose qui ne meurt pas ni ne mourra jamais : c'est ce culte pieux et touchant qui, aux deux premiers jours de novembre, porte la foule recueillie vers les cimetières et sollicite l'hommage des vivants à la mémoire des êtres chers disparus.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 5 novembre 1916