L'amiral Dartige du Fournet


commandant en chef les flottes alliées d'Orient

On sait que devant l'attitude du gouvernement royal de Grèce, les Alliés avaient dû exiger certaines garanties : la remise entre les mains du commandant des flottes alliés des petites unités de la flotte hellénique ; le désarmement des forts de terre ; l'occupation des îlots de Leros et de Xyra, dans le golfe illustre de Salamine : et enfin le débarquement au Pirée et l'envol à Athènes de fusiliers marins.
C'est à l'énergie de l'amiral Dartige du Fournet que l'on doit l'exécution rapide et sans heurts de toutes ces mesures si nécessaires à la sécurité de nos troupes.
« L'amiral du Fournet, dit notre confrère M. Lucien Nicot, est aujourd'hui la plus haute personnalité de la marine ; il est âgé de soixante ans ; il a conservé toute la belle vigueur de ses jeunes années et la belle énergie dont il a déjà donné bien des preuves, dans plusieurs circonstances mémorables, au cours de sa très brillante longue carrière,
» Partout, que ce soit en Chine, avec l'amiral Courbet ; au Siam, avec l'amiral Humann et le commandant Bory ; à Constantinople, à la tête de l'escadre internationale réunie au moment des guerres baltaniques ; ou bien encore, l'an dernier, à la tête de l'escadre de Syrie, et, enfin, plus récemment, avec la flotte de Salonique l'amiral du Fournet, partout, s'est révélé, non seulement un marin d'élite et un grand chef, mais encore un homme d'un haut caractère ».
Dès le début de sa carrière, le futur amiral avait donné un admirable témoignage de cette énergie. C'était en 1893. Le Siam ayant, méconnu nos droits sur le Mékong, des Français ayant été massacrés, l'amiral Hulmann, commandant la division navale d'Extrême-Orient, décida de faire une démonstration devant Bangkok.
Deux navires de la flotte furent chargés de forcer les passes du Ménam défendues par les forts siamois: c'étaient l'aviso l'Inconstant et la canonnière la Comète. Le capitaine de frégate Bory, à bord du premier de ces bâtiment, avait le commandement de l'expédition. Quant à la canonnière, elle avait pour chef un jeune lieutenant de vaisseau qui, quelques années auparavant, à Formose et dans les combats de la rivière Min, avait eu l'honneur d'être remarqué par l'amiral Courbet, lequel se connaissait en bravoure et en énergie.
Il s'appelait Dartige du Fournet. Avec une intrépidité qui stupéfia les Siamois, les commandants des deux petits bateaux se lancèrent dans les passes, les traversèrent à toute vitesse en dépit des obus qui pleuvaient, des torpilles qui éclataient autour d'eux. Trois heures plus tard, l'inconstant et la Comète mouillaient devant la légation de France à Bangkok.
On sait quel chemin a fait depuis le jeune commandant de la comète ; et les récents événements ont démontré que son énergie, son esprit de décision étaient toujours les mêmes.
Au mois d'octobre 1915, l'amiral Dartige du Fournet remplaçait l'amiral de Lapayrère à la tête de l'armée navale française, et il adressait à la flotte un superbe ordre du jour dont voici le vibrante conclusion :
« Amiraux, officiers, marins de France, attachons-nous passionnément à notre tâche quelle qu'elle soit. Il n'en est pas de petite quand il s'agit de travailler pour la patrie, d'assurer le triomphe de ses armes. Mes amis, mes camarades, mes enfants, unissons-nous dans l'amour le plus beau, le plus pur qui existe : celui de la France. Tournons nos yeux vers le pavillon tricolore qui flotte sur nos têtes, songeons aux grands noms qui résument parmi nous la plus noble des histoires : Charlemagne, saint Louis, Jeanne d'Arc, Jean Bart, Suffren, Courbet, et tant d'autres.
Soyons jaloux d'enrichir, à notre tour, un pareil héritage de gloire et jetons ensemble le cri que résume notre espérance : Vive la France ! »

VARIÉTÉ

L'hygiène en guerre

La contagion dans les armées d'autrefois, - Les combats moins meurtriers que les maladies, - L'exemple japonais. -- Progrès dans l'art de tuer. - Progrès dans l'art de guérir.

Nous exposions ici la semaine dernière les progrès accomplis par la chirurgie de guerre. Ceux de l'hygiène aux armées ne sont pas moins considérables.
Je ne sais plus quel moraliste du moyen âge disait que guerre et peste allaient toujours de compagnie. Il est certain qu'en un temps où les services sanitaires aux armées n'existaient pas, où l'on ne prenait aucune précaution pour garantir contre les contagions les masses d'hommes qui s'en allaient en guerre, les maladies épidémiques devaient faire dans ces masses d'effroyables ravages.
La peste était la plus terrible et la plus fréquente de ces contagions : elle fit, aux Croisades plus de victimes que la lance et le cimeterre des infidèles. Quand elle ne sévissait pas en même temps que la guerre elle venait après elle et désolait les régions où les armées avaient séjourné. Presque toujours, dans les villes assiégées, elle ajoutait ses horreurs à celles de la famine.
Jusqu'au début du XVIIIe siècle, la peste fut, en Europe, la compagne inséparable de la guerre. Puis elle disparut, mais pour continuer à sévir dans les guerres orientales. On sait qu'elle éclata en Égypte et en Asie Mineure lors de l'expédition française en 1799. Le célèbre tableau du baron Gros représentant Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa nous en a conservé le souvenir.
Que faisait-on pour prévenir ces contagions qui, parfois, en quelques jours, réduisaient une armée à l'état de squelette ? Rien ! Comment, se fût-on préoccupé des ravages possibles de la maladie, alors qu'on ne songeait même pas à prendre les plus élémentaires précautions pour relever les blessée sur le champ de bataille et les soigner ?
Jusqu'aux guerres de l'Empire, on n'avait ni ambulances ni ambulanciers. Et même après les créations de Percy et de Larrey, si les blessés pouvaient espérer quelques soins chirurgicaux, les malades, par contre étaient à peu près abandonnés.
A quelques rares exceptions près, on peut dire que, dans toutes les guerres qui se sont succédé au cours des siècles, jusqu'à la guerre actuelle, les maladies ont fait plus de victimes que les armes des adversaires. Le plus grand facteur de destruction, en temps de guerre, était, jusqu'à présent, non pas le feu de l'ennemi, mais la quantité de maladies de tout genre qui s'abattaient sur les armées belligérantes.
Faut-il citer quelques exemples. Nous en trouvons un des plus caractéristiques dans l'histoire de la première invasion prussienne en France. Brunswick, en 1792, était parti en guerre avec des troupes superbes, mais sans se soucier des moindres précautions d'hygiène. Il faisait chaud ; l'armée prussienne manquait d'eau.
En traversant la Champagne, elle se rua sur les raisins encore verts. Une terrible dysenterie, - la diarrhée rouge, comme l'appelèrent les Allemands - fut le résultat de cette gourmandise. Les Boches d'alors tombaient comme des mouches. Arthur Chuquet, dans son livre sur la Retraite de Brunswick, raconte que les endroits où l'armée prussienne avait campé offraient l'aspect d'un charnier. La diarrhée rouge avait fait une bien autre besogne que le canon de Valmy.
Il en fut de même du choléra en Crimée. Il fit parmi les troupes françaises, et plus particulièrement dans la division Canrobert, des ravages autrement graves que
n'en firent les balles et les boulets russes.
C'est un fait constant dans toutes les guerres du passé, même dans celles qu'aucune épidémie n'accompagna : les maladies, les privations, le manque d'hygiène et le manque de soins, l'absence absolue de toute prophylaxie tirent beaucoup plus de victimes que les batailles.

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Voulez-vous des chiffres ? Rien n'est plus éloquent que les chiffres ; et l'on a, à ce sujet, de très probantes statistiques :
Pendant la courte guerre austro-prussienne de 1866 , la Prusse n'eut que 16.782 morts et blessés, avec, par contre, près de 63.000 malades et morts de maladie dans les hôpitaux. Au Mexique, sur 6.700 morts, 5.000 succombèrent aux fièvres. En 1870, sur 465.000 hommes hospitalisés, nous avions seulement 137.000 blessés et 328,000 malades. Pendant la guerre russo-turque en 1877-1878, les Russes eurent 56.905 morts et blessés sur le champ de bataille et le chiffre terrible de 1.006.322 malades et morts de maladie dans les hôpitaux.
C'est pis encore dans les guerres coloniales. En Indo-Chine, nous comptons plus de cent hommes morts de maladie pour un soldat tué au feu. A Madagascar, la proportion de malades est plus forte encore.
Dans l'expédition contre les Boxers en Chine, en 1900, nous ne comptâmes que 65 soldats tués, contre 368 morts à l'hôpital de la dysenterie et de la fièvre typhoïde.
Les combats furent donc toujours, dans les guerres du passé, moins meurtriers que les maladies qui sévissaient sur les armées en campagne. A peine trouve-t-on parmi les campagnes les plus récentes quelques démentis à cette vérité. Et ces exceptions tiennent à ce fait que les expéditions dont il s'agit avaient été préparées, au point de vue hygiénique et sanitaire aussi sérieusement qu'au point de vue militaire. M Gandolphe cite comme modèle de ces campagnes hygiéniques celle des Anglais au Soudan en 1884. « Les hommes, dît-il, ne portaient que le fusil et les cartouches sur un complet de flanelle qui, à chaque étape, était séché au feu ; un filtre individuel, une ration quotidienne de quinine et de cacao ; proximité des vapeurs mouillés à Souakim avec appareils à distiller, à glace et à eau gazeuse, baraquements spéciaux... Le résultat fut incomparable ; sur 7.235 hommes marchant trois mois, il n'y eut que 16 décès. Mais cette guerre confortable coûtait tant d'argent et d'efforts que les Anglais eux-mêmes durent, au Transvaal, en réduire le luxe. »
Les Japonais aussi, dans la guerre contre la Russie donnèrent un merveilleux exemple de prévoyance et parvinrent ainsi à compter infiniment moins de malades et de morts de maladie que de blessés et de tués sur le champ de bataille. Ils avaient accumulé les médicaments de première nécessité et les avaient soigneusement répartis entre leurs diverses armées. Chaque soldat japonais devait avaler chaque jour une pilule de créosote pour sauvegarder son intestin de la dysenterie et de toutes autres infections gastro-intestinales.
Au début de la campagne, le gouvernement japonais avait fait distribuer à chaque soldat un petit opuscule dans lequel étaient résumées, en termes simples et clairs, les grandes lignes de l'hygiène du soldat en campagne.
A un médecin français qui le félicitait de ces précautions, un général japonais répondait :
- Puisque nous informons les soldats que certaines infractions à la discipline peuvent leur coûter la vie, nous ne devons pas négliger de leur apprendre également que de simples prescriptions d'hygiène peuvent la leur conserver.
Le résultat de ces précautions et de ces soins, c'est encore la statistique qui va nous le faire connaître. Le Japon perdit dans la guerre contre la Russie, 80.378 hommes. Furent tués : 47.152 ; moururent des suites de leurs blessures : 11.424 ; moururent par suite de maladies : 21.802.
Malgré les fatigues de la campagne, malgré les températures glaciales de la Mandchourie, ce fut donc une des rares guerres où les maladies firent moins de ravages que les projectiles sur les champs de bataille. Elles ne comptèrent même que pour 25 % dans le total des soldats qui succombèrent au cours de la campagne.
La raison en fut dans les soins, la prévoyance des administrations de la guerre et des services sanitaires autant que dans la discipline d'hygiène imposée aux soldats.

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A la vérité, cette négligence en ce qui concerne les soins d'hygiène qu'on rencontre dans les armées d'autrefois et qui causait tant de morts par maladie, était surtout le fait des administrations militaires. Les médecins la déploraient. Beaucoup d'entre eux faisaient même les plus louables efforts pour y remédier. Le Temps publiait dernièrement un résumé des préceptes d'hygiène qu'un médecin militaire suisse, Jean de Murait, formulait il y a plus de deux siècles, en 1712, à l'usage des armées en campagne.
Ce médecin conseille d'éviter pour l'établissement des camps les lieux marécageux et malsains où l'on respire des vapeurs méphitiques, où l'eau est impure. Il préconise pour l'habillement des soldats les manteaux chauds, les bas secs de rechange. Il recommande au soldat qui a chaud de ne pas boire d'eau froide, et, s'il en a bu, de ne pas rester en place, et de prendre un exercice salutaire.
Jean de Murait est un ami du tabac. Il veut qu'en en fournisse toujours abondamment le soldat. Le tabac, à son avis, chasse le poison du sang et lui rend la fluidité que le froid lui avait fait perdre : il est surtout un merveilleux préservatif contre toutes les contagions. C'est là d'ailleurs une remarque faite par nombre de médecins d'autrefois. J'ai naguère cité ici des extraits d'un « livre de raison » d'un vieux médecin de Nimègue, du XVIe Siècle, qui affirmait n'avoir résisté aux contagions d'une peste terrible qui désola cette ville que parce qu'il avait constamment la pipe au bec en allant soigner ses malades.
Le médecin suisse recommande même les bains-douches pour le soldat ; il donne des avis sur la façon de construire les tentes, les huttes, les abris, pour se préserver du vent, de l'air froid, de l'humidité, de la tempête, de la chaleur, des mille maux qui assaillent le soldat en campagne.
Ses conseils sont excellents. Furent-ils jamais mis en pratique ? C'est pesa probable.
En tous cas, ils furent bien vite oubliée, car jusqu'à la présente guerre, toutes ces questions de prévoyance médicale et d'hygiène générale avaient tenu bien peu de place dans les préoccupations administratives.
Au début même de la campagne, elles étaient assez négligées Mais le besoin a bientôt créé l'organe. Nous avons appris à nous défendre contre la maladie par une hygiène appropriée, en même temps que nous apprenions à nous défendre contre le feu de l'ennemi par la construction des tranchées et des abris souterrains.
Il faut reconnaître aussi que les nécessités de l'hygiène et de la prophylaxie préoccupèrent le service de santé infiniment plus qu'elles ne l'avaient jamais préoccupa. Les mesures prises enrayèrent toutes les contagions possibles, et même supprimèrent la plupart des causes de maladie.
Nos médecins militaires, en général, se plaisent à ce propos à rendre justice aux efforts du service de santé.
D'une conférence excellente et solidement documentée faite par le docteur Garnus à 1' « Actualité médicale » sur Une journée de médecine au front, je détache à ce propos les lignes qui suivent :
« La maladie est rare, à telle enseigne qu'on serait presque tenté de croire qu'elle constitue une exception. La plupart de nos arthritiques, dyspeptiques, bronchitiques, neurasthéniques d'avant-guerre semblent avoir trouvé au front, avec l'activité, l'hygiène et la vie au grand air, de précieux agents thérapeutiques à leur guérison... »
Or, le médecin attribue fort justement cet excellent état sanitaire aux mesures d'hygiène prises par le service de santé et au corps médical qui en est le dispensateur.
Il énumère quelques-unes de ces précautions hygiéniques :
« A la tranchée, dit-il, les débris, détritus de toute nature disparaissent par les soins du service de santé qui fait procéder à leur crémation ; les endroits malsains ou contaminés sont aspergés au crésyl, formol on autres antiseptiques ; les « feuillées » sont enfouies et assainies à l'aide de la chaux.
» Cette hygiène de la tranchée est observée d'une façon plus rigoureuse encore au cantonnement immédiat d'arrière. Là, non seulement les lieux mais les hommes eux-mêmes sont l'objet de désinfections méthodiques. L'eau est scrupuleusement examinée et, à la moindre trace d'impureté, stérilisée. A l'acétification ancienne, pratiquée par les armées de la première République, a succédé la javellisation. Les douches, que l'homme reçoit à l'arrière même de la tranchée, sont complétées au cantonnement par des bains qui le mettent à l'abri de toute sorte de parasitisme. Tout ceci est fait, improvisé avec des moyens de fortune, à l'aide d'une douzaine de seaux suspendus aux arbres, perforés à leur partie inférieure d'un simple trou obturé d'un bouchon de bois ajusté par le soldat, lui-même... Au campement, drainages circulaires sont organisés pour l'épandage des eaux, des fours pour la crémation des ordures... »
Par ces mesures d'hygiène générale auxquelles il faut bien le dire, les médecins majors et leurs aides ont donné tous leurs soins, en même temps que par les précautions prophylactiques imposées aux hommes par le service de santé, on a pu éviter les épidémies fièvre typhoïde, choléra, dysenterie, variole, méningite cérébro-spinale, peste, typhus qui, naguère, décimaient les armée. Comme l'observe le docteur Carnus, la maladie elle-même est rare : la vie active a guéri les arthritiques, bronchitiques, dyspeptiques, neurasthéniques d'avant la guerre.
Si l'art de tuer a fait d'effroyables progrès, félicitons-nous de constater que l'art de réparer les maux de la guerre, de conserver aux blessés les membres atteints ou de remplacer ceux qu'il a fallu amputer, de garder les hommes en santé et d'éloigner d'eux les maladies et les contagions qui faisaient tant de ravages autrefois, a grandement progressé, lui aussi.
Et ceci, du moins, compense un peu cela.

Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 19 novembre 1916