SAINT-ELOI SUR LE FRONT


Cette scène se passe dans une forge du front. Les soldats qu'on voit là sont tous des gars du Nord, originaires des pays envahis. Le 1er décembre ils n'oublient pas que c'est la fête de leur métier, et comme ils le faisaient naguère dans leurs usines, ils fêtent la Saint-Eloi le verre en main.
Car, dans tous nos pays septentrionaux, ce jour-là est jour de grande fête pour les « Noirs ».
Les « Noirs » - eux-mêmes se plaisent à se désigner ainsi - ce sont les ouvriers du fer : puddleurs et mécaniciens, maréchaux ferrants, serruriers, cloutiers et chaîneurs, tous ceux qui battent l'enclume et mettent en oeuvre les métaux.
Or, dans les cités industrielles du Nord, le 1er décembre, tous les « Noirs », depuis le forgeron, jusqu'à l'orfèvre, chôment et se réjouissent.
Les ateliers sont clos, les joyeuses chansons succèdent aux sifflements haletants des machines, le choc des verres remplace le bruit clair des marteaux sur l'enclume et le beuglement sourd des pilons.
Comme au temps jadis, les ouvriers du « stil de Monsieur Saint-Eloi » fêtent leur patron.
Sans doute, fort peu de ces braves gens connaissent l'histoire du petit orfèvre limousin qui par son talent, devint maître des monnaies du royaume, et, par sagesse, fut le conseiller de deux rois de France. Bien peu d'entre eux ont vu son fameux chef-d'œuvre : le trône enrichi d'or et de pierreries qu'il fit pour Clotaire II et que l'on conserve aujourd'hui dans le trésor de la basilique de Saint-Denis. Ils ignorent peut-être qu'avant d'être évêque de Noyon et de combler de bienfaits tout le Nord de la France dont il était le pasteur, se travailleur habile fut un ministre intègre et généreux - un ministre sur lequel nombre de ministres de tous les temps eûssent bien fait de prendre exemple - et que le bon roi qui n'était pas si benêt que le dit la légende, le tenait en estime très haute et ne faisait rien sans le consulter.
Mais ce qu'ils savaient bien, les « Noirs » de nos usines, c'est qu'Eloi fut un ouvrier comme eux, un ouvrier qui, parvenu aux honneurs et à la richesse, ne rougit jamais de son origine, ne cessa d'encourager les travailleurs et de soutenir le peuple, et montra pour les pauvres une inépuisable charité.
Et c'est pour cela qu'en tous temps, ils ont célébré sa fête et qu'ils la célèbrent toujours même en temps de guerre, avec une véritable solennité.

Le Petit Journal illustré du 3 décembre 1916