SA DERNIÈRE VISION

Sa dernière vision !... oui, en dépit
le la sécheresse de coeur, de l'égoïsme, de l'indifférence
que cet homme a montrés tout sa vie, même au milieu les
pires malheurs domestiques, nous pouvons la supposer telle.
Si déprimé qu'il fût par l'âge et par la maladie,
il n'est pas possible qu'avant de mourir, François-Joseph n'ait
pas vu, dans un éclair sinistre, toute l'étendue du mal
voulu et causé par lui.
Dans un ouvrage récemment paru : l'Autriche a voulu la guerre,
M. Pierre Bertrand a établi méthodiquement, irréfutablement,
la culpabilité spéciale de l'Autriche dans les événements
de 1914. Que François-Joseph ait hésité à
lancer son pays dans la sanglante aventure, c'est possible ; mais, sous
la pression de l'Allemagne, il a fini par s'y résoudre. Et sa
culpabilité est entière. Il partagera donc avec Guillaume
II, devant l'histoire, la responsabilité des barbaries qui dévastent
l'Europe depuis plus de deux ans.
Le destin, en vérité, lui a fait la part trop belle en
l'enlevant avant la fin, avant le châtiment. La mort a été
trop clémente pour lui. Mais il n'est pas possible qu'en mourant
il n'ait pas eu devant les yeux l'image horrible le son crime, il n'est
pas possible qu'il n'ait pas vu ces champs couverts de morts, qu'il
n'ait pas entendu les malédictions des veuves et les orphelins
innombrables que son orgueil, sa duplicité et sa faiblesse devant
les volontés du Kaiser ont voués aux larmes et au malheur.
VARIÉTÉ
Les superstitions
des Habsbourg
A propos de la mort de François-Joseph.
- La « Balayeuse » de Berlin et la « Dame Blanche»
de Vienne. - Un règne calamiteux. -- Les corbeaux.
C'est un fait singulier que chez les Habsbourg
et chez les Hohenzollern on retrouve la mêmes légende,
la même croyance à l'apparition d'une « Dame Blanche
», chaque fois qu'un malheur menace la dynastie ou l'un de ses
représentants.
Cher les souverains de Prusse, la dame blanche s'appelle « la
Balayeuse ». Elle se montre dans le palais impérial et
aux alentours comme une annonciatrice calamités. On l'aperçut
pour la première fois, paraît-il, au palais de Berlin au
XVIe siècle, sous le règne de l'électeur Sigismond,
peu de jours avant la fin subite de ce prince. On la vit encore en 1806.
Elle se montra alors au prince Louis de Prusse qui devait être
tué le lendemain au combat de Saateld. Le fait fut affirmé
par l'aide de camp du prince. Une des dernières fois qu'elle
apparut, ce fut dans la période qui précéda la
mort de l'empereur Frédéric, le père de Guillaume
II. Quelques personnes assurèrent l'avoir parfaitement reconnue.
Le fantôme blanc tient un balai dont on entend le bruissement.
La « Balayeuse », dit-on, apparut, dès le début
de la guerre, au palais de Berlin. Sa présence s'y expliquera
mieux encore, la guerre finie. Elle aura là, en effet, un fier
coup de balai à donner.
A Vienne, l'apparition tragique est plus distinguée : ce n'est
pas une balayeuse ; c'est une Dame Blanche comme toutes les Dames Blanches.
La plupart des princes et princesses de la Maison d'Autriche croyaient
à cette apparition, Marie-Antoinette notamment. Lorsqu'elle était
enfermée au Temple, avant sa condamnation, elle demandait souvent
aux personnes de son entourage si elles n'avaient pas vu la Dame Blanche
errer aux alentours.
Marie-Antoinette, il est vrai, avait un penchant très vif pour
le merveilleux. Mme Campan en donne ce témoignage :
« Un soir, dit-elle, quatre bougies étaient placées
sur la toilette de la reine : la première s'éteignit d'elle-même
; je la rallumai ; la seconde, puis la troisième s'éteignirent
aussitôt ; alors la Reine, me serrant la main avec un mouvement
l'effroi, me dit : « Le malheur peut rendre superstitieux ; si
cette quatrième bougie s'éteint comme les autres, rien
ne pourra m'empêcher de regarder cela comme un sinistre présage
; la quatrième bougie s'éteignit.
» On fit observer à la Reine que les quatre bougies avaient
été probablement coulées dans le même moule
et qu'un défaut de la mèche s'était naturellement
trouvé au même endroit, puisque les bougies s'étaient
éteintes dans l'ordre où on les avait allumées.
Mais la Reine n'abandonna pas ses sinistres pressentiments.
» Peu de jours après un événement cruel semblait
les justifier : son premier fils mourait à Meulon.
***
François-Joseph croyait-il à la Dame Blanche comme la
plupart des princes et les princesses de sa maison ? En ce cas cette
fée sinistre a dû lui apparaître plus d'une fois
au cours de son long règne assombri par tant l'événements
tragiques.
Du moins, si la Dame Blanche ne lui apparut pas, François-Joseph
ne fut-il pas pris en traître par le destin. Dès le début
le son règne, il aurait été prévenu inopinément
par un personnage mystérieux de toutes les calamités qui
l'attendaient.
Voici, en effet, ce que raconte M. Henri Nicole dans son livre si curieux
: les Souverains en pantoufles
« Le jeune empereur chassait un jour le chamois dans le Tyrol
avec son frère l'archiduc Maximilien, qui devait être plus
tard empereur du Mexique. Leur expédition n'ayant pas été
très heureuse, ils s'étaient attardés au sommet
d'une montagne jusqu'au crépuscule.
» Voyant la nuit venir, ils n'avaient pas hésité
à prendre des chemins de traverse escarpés pour regagner
plus rapidement leurs pénates.
» Comme ils côtoyaient un dangereux précipice, un
homme misérablement vêtu, sortant brusquement l'un fourré,
se dressa soudain devant eux, les yeux hagards, les mains en l'air et
criant de toutes ses forces :
» - Au nom du ciel, arrêtez-vous !... J'ai à vous
parler...
» Quoique ce ne fut guère le lieu ni le moment d'entamer
un entretien, François-Joseph feignit aussitôt le lui donner
satisfaction, pensant avoir affaire à un fou, doublement dangereux
en la conjoncture. Car l'étroit sentier permettait à peine
à deux hommes de passer de front et le moindre faux pas, le moindre
geste imprudent les pouvait précipiter dans le gouffre.
» S'arrêtant, donc crânement le premier, juste en
face de l'inconnu, l'empereur lui dit :
» - Parlez !
» A sa grande surprise, celui qu'il prenait pour un paysan ou
pour un individu d'extraction vulgaire, s'exprima en un langage châtié
et prouva d'abord qu'il était très au courant de la politique
du monarque et même en possession de véritables secrets
d'État. Puis, abandonnant le domaine du passé et du présent,
il se mit à sonder l'avenir en prophète et il énuméra
à François-Joseph toute la longue série de désastres,
de douleurs et de déboires qui devait signaler son règne.
» Après quoi, il disparut comme par enchantement, sans
que les deux chasseurs aient pu se rendre compte du chemin qu'il avait
pris. Toutes les recherches opérées dans la suite pour
retrouver ses traces furent absolument infructueuses. Et c'est l'empereur,
dit-on, qui raconta lui-même cette aventure mystérieuse
après la mort tragique de l'impératrice - c'est-à-dire
un demi-siècle plus tard - en déclarant :
» - Tout ce qui m'a été prédit ce jour-là
s'est vérifié, hélas !... Maximilien fusillé
à Queretaro ; l'archiduc Rodolphe, mort si mystérieusement
à Meyerling ; la duchesse d'Alençon expirant dans les
flammes du Bazar de la Charité ; la folie du roi Louis de Bavière,
celle d'Othon, son successeur ; l'impératrice Élisabeth,
innocente victime de l'odieux Luccheni... Il ne me reste plus qu'à
disparaître pour donner complètement raison à ce
prophète de malheur qui m'a affirmé également que
je serai le dernier empereur d'Autriche !... »
« Le dernier empereur d'Autriche... » Le prophète
semble s'être trompé puisqu'un nouvel empereur succède
à Francois-Joseph ; mais s'est-il trompé de beaucoup ?
***
Si François-Joseph n'a pas vu se réaliser la dernière
prophétie de l'homme mystérieux, s'il est mort empereur
d'Autriche, on peut dire que, comme homme et comme souverain, il a reçu,
au cours de son long règne, les pires atteintes du destin.
A peine est-il sur le trône qu'il se trouve en face des soulèvements
de la Lombardie, de la Vénétie et des peuples slaves de
la Hongrie.
S'il n'a point perdu son trône, il a perdu cependant plus d'une
province. La guerre de 1859 contre l'Italie et la France lui enleva
la Lombardie ; celle de 1866 contre la Prusse, le força à
subir le développement de cette puissance allemande devant laquelle
il devait plus tard, oublieux de l'humiliation imposer, s'incliner comme
un vassal. La même année, il perdait la Vénétie.
Qu'eût-il perdu encore si la mort n'était venue, la mort
trop charitable, l'enlever avant la fin de la guerre ?
Mais ses malheurs politiques ne sont rien auprès des calamités
domestiques qui fondirent-sur lui.
Marié à la plus belle des princesses il ne tarde pas à
lasser sa constance par la vie déréglée qu'il mène.
Après quelques années de mariage, la reine Elisabeth se
sépare de cet indigne époux.
On connaît la douloureuse histoire de Maximilien, frère
de l'empereur. Entraîné dans la folle aventure du Mexique,
abandonné, trahi, il succombe à Queretaro ; et sa femme,
l'impératrice Charlotte, perd la raison. François-Joseph
ressentit cruellement ce double malheur.
Ce n'était que le commencement de ses infortunes de famille.
En janvier 1889, c'est le drame de Meyerling. François-Joseph
n'avait qu'un fils, l'archiduc- Rodolphe, espoir de la dynastie
Rodolphe, marié à la princesse Stéphanie de Belgique,
n'avait pas tardé à suivre l'exemple donné par
son père dès les premières années de son
union avec la reine Élisabeth. Il courait les aventures, se livrant
sans vergogne aux plaisirs les plus scandaleux.
Que se passa-t-il à Meyerling le 30 janvier 1889 ? Après
une scène d'orgie, on trouva morts le prince Rodolphe et sa maîtresse
Marie de Vetsera. Rodolphe avait une horrible blessure à la tête.
S'était-il suicidé après avoir tué sa maîtresse
? Avait-il été tué par elle ? Les invités
de cette fête sanglante n'ont jamais parlé. Dix versions
différentes subsistent sur cette nuit sinistre. Sans doute ne
saura-t-on jamais la vérité.
Ce deuil tragique frappa profondément au coeur François-Joseph.
Mais ce n'était point fini des événements mystérieux
et sinistres. La même année, l'archiduc Jean, cousin de
l'empereur, abandonne ses titres et prend le nom de Jean Orth. Quelques
mois plus tard, il frète un voilier, s'y embarque avec l'actrice
Milli-Stubel qu'il a épousée. Il part pour l'Amérique
du Sud. Personne n'a jamais su ce qu'il est devenu.
C'est un fait singulier que la plupart des princes de cette famille
de Habsbourg prennent l'horreur de leurs titres princiers et ne songent
qu'à y renoncer et à chercher la tranquillité et
la sécurité dans une modeste existence bourgeoise. On
dirait qu'ils ont l'intuition des malheurs et des déshonneurs
qui menacent leur race.
D'autres archiducs suivent l'exemple de Jean Orth. L'archiduc Léopold
abdique tous ses titres et devient citoyen suisse sous le nom de Léopold
Wolfing.
L'archiduc Ernest épouse une demoiselle de Skublics que l'empereur
plus tard, se résignant à ces mésalliances, fait
comtesse de Wallbourg. Son père, l'archiduc Henri, lui avait
d'ailleurs donné l'exemple en épousant une chanteuse.
L'archiduc François-Ferdinand, lui-même, celui dont l'assassinat
à Serajevo fut la cause première de la guerre, l'archiduc
François-Ferdmand devenu héritier du trône après
la mort tragique de Rodolphe, ne s'était-il pas mésallié,
lui aussi, en épousant morganatiquement une comtesse Chotek,
que l'empereur, devenu le témoin docile de toutes ces mésalliances,
fit princesse de Hohenberg ?
Les femmes, dans cette famille des Habsbourg se mésallient d'ailleurs
avec non moins de frénésie que les hommes et font scandale
tout autant qu'eux. La veuve de l'archiduc Rodolphe épouse un
simple gentilhomme hongrois, le comte Lonyay. Elisabeth de Bavière,
petite-fille de François-Joseph, se fait enlever par un officier,
le baron de Seefried. Enfin, la princesse Louise de Saxe, une Habsbourg,
s'enfuit avec le précepteur de ses enfants, qu'elle quitte d'ailleurs
bientôt pour épouser un pianiste italien.
Tous ces déboires ne sont rien auprès des calamités
qui vont encore atteindre l'empereur. Le 4 mai 1897, la sœur de
l'impératrice, la duchesse d'Alençon, une des rares personnes
de la famille à laquelle François-Joseph témoignait
de l'amitié, perd la vie dans l'incendie du Bazar de la Charité.
Moins d'un an plus tard, l'impératrice elle-même tombe
à Genève victime de l'attentat de l'anarchiste Luccheni.
On se demande comment François-Joseph supporte toute celle série
de malheurs. Son attitude lors de l'assassinat de l'impératrice
nous apporte une réponse à cette question. Le vieux souverain
s'est cuirassé le cœur d'égoïsme. Il demeure
a peu près insensible devant les coups du sort.
Déjà, au lendemain de la mort de son fils, on l'avait
vu se promener à cheval sur le Prater.
Au lendemain de la mort de sa femme, il montra plus d'indifférence
encore.
Mme Sarah-Bernhardt rapporte qu'après l'assassinat, le corps
de l'impératrice fut ramené à l'hôtel Beau-Rivage
où elle habitait l'entresol. La nuit, des voyageurs trop gais
envahirent l'hôtel et firent scandale.
« J'habitais, raconte Sarah Bernhardt, l'appartement au-dessus
de l'impératrice. Je descends et demande à parler à
une de ses dames d'honneur. Une femme, désespérée,
sanglotant, me reçoit.
» - Ne pourrait-on pas envoyer une dépêche à
l'empereur d'Autriche, pour qu'il obtienne, grâce à une
large rémunération, que le propriétaire de Beau-Rivage
fasse évacuer son hôtel ?... Ce bruit., ces rires sont
scandaleux. J'en souffre à pleurer.
» La jeune femme me prit les mains et, la voix coupée de
larmes, me dit :
» - Vous avez tellement raison qu'un officier de Sa Majesté
vient de télégraphier dans ce sens à Sa Majesté
l'empereur. Nous attendons la réponse.
» Le soir, en rentrant du théâtre, j'appris que plusieurs
dépêches avaient été échangées
sans succès. Sa richissime Majesté François-Joseph,
empereur d'Autriche, roi de Hongrie, trouvait que c'était décidément
trop cher et inutile. Et le corps de la belle morte resta dans son petit
entresol, attendant le fourgon impérial. N'est-ce pas atroce
? Et si pareille chose était arrivée à un milliardaire
américain, l'aurait-on assez blâmé. !...»
Voilà qui explique à souhait comment François-Joseph
a pu supporter si facilement tous les malheurs qui fondirent sur sa
dynastie et comment il déchaîna d'un coeur léger
l'effroyable cataclysme qui, depuis plus de deux ans ensanglante l'Europe.
***
On ignore si la Dame Blanche est apparue autour de Schoenbrum avant
la mort de l'empereur, mais on y a vu les corbeaux.
Et, tout naturellement, on a attaché un sens sinistre à
leur passage, car il parait que les corbeaux jouent toujours leur rôle,
dans l'annonce des malheurs qui menacent les Habsbourg.
Un journal viennois Die Feldpost raconte qu'en 1848, le jour
du couronnement de François-Joseph, une vingtaine de corbeaux
planèrent au-dessus de la ville d'Olmutz pendant toute la cérémonie.
Un corbeau également vola au-dessus de la tête de Maximilien
le jour où à Miramar, il s'embarqua pour ce lointain Mexique
dont il ne devait pas revenir.
La veille du jour où elle fut assassinée, l'impératrice
Élisabeth était assise sur un rocher en compagnie de son
lecteur ordinaire. Elle pelait une pêche qu'elle s'apprêtait
à déguster quand, du fond de l'horizon, un corbeau arriva
à toute vitesse et passa si près de l'impératrice
que, d'un coup d'aile, il fit sauter le fruit qu'elle tenait dans la
main.
Le lecteur, connaissant la légende qui, dans l'histoire des Habsbourg,
prête un sens sinistre à l'apparition des corbeaux, se
leva et pâlit. L'impératrice lui dit :
- N'avez donc pas peur pour moi. Je ne suis pas superstitieuse. Si quelque
malheur devait m'arriver, je ne saurais l'éviter.
Pour moi la mort, c'est la délivrance. Je l'attends avec impatience
depuis dix ans. D'ailleurs, ajouta-t-elle, rien ne peut plus m'effrayer.
Je suis devenue fataliste, ce qui doit arriver arrivera...
Le lendemain, l'impératrice tombait sous le poignard de Luccheni.
Quant à François-Joseph, il n'a pas vu les corbeaux annonciateurs
de sa fin. Ils étaient, parait-il, innombrables et venaient des
champs de bataille prochains. Sans doute, ils devaient cette suprême
visite à celui qui leur a donné si abondante pâture.
Mais était-ce seulement la mort de l'empereur qu'ils annonçaient
? N'était-ce pas aussi la fin de l'empire ?
Ernest LAUT.
Le Petit Journal illustré
du 10 décembre 1916