LE GÉNÉRAL DEBENAY

 

On nous dira plus tard tout ce que cette guerre a révélé de talents militaires. Combien de soldats en sortiront justement illustres et qui, en 1914 n'avaient pas encore les étoiles. Combien seraient arrivés a l'âge de la retraite sans avoir dépassé le grade de colonel ! Dès le début des hostilités, ils se distinguèrent par leur savoir, leur valeur, leur esprit d'initiative, leur autorité dans le commandement, et, en quelques mois ils ont atteint les plus hautes fonctions. Telle est l'histoire du général Debenay dont nous donnons aujourd'hui le portrait à nos lecteurs

VARIÉTÉ

La censure de la table

A Propos d'un arrêté. - Lois somptuaires du temps passé. Charles VI et M. Herriot. -- Contentons-nous de deux plats : les Boches voudraient bien en avoir autant.

« Toute loi somptuaire, dit Voltaire, est injuste en elle-même ; c'est pour le maintien de leurs droits que les hommes se sont réunis en société, et non pour donner aux autres celui d'attenter à la liberté que doit avoir chaque individu de s'habiller, de se nourrir, de se loger à sa fantaisie, en un mot, de faire de sa propriété l'usage qu'il veut en faire... »
Mais Voltaire, bien qu'il ait été l'ami de Frédéric de Prusse, n'avait pas prévu Guillaume II, son descendant, et la folie hégémonique de l'Allemagne. Il n'avait pas prévu qu'un jour viendrait où, pour réduire l'orgueil du Teuton, il faudrait, chez nous, s'imposer quelques privations nécessaires, et ménager les ressources du pays afin de tenir un quart d'heure de plus que l'ennemi. Si Voltaire avait prévu cela, il eût déclaré, qu'en certaines circonstances, les lois somptuaires étaient opportunes et devaient être respectées.
Or, l'arrêté qui, à partir du 15 février, réduit les repas au restaurant à un potage ou un hors-d'œuvre, deux plats, un fromage et un dessert, est, dans son essence, une loi somptuaire. Mais, à l'inverse des lois somptuaires d'autrefois, celle-ci n'a pas pour but unique de défendre les gens qui abusent contre leurs propres entraînements. Son objet est plus élevé et plus respectable ; il s'inspire de l'intérêt national. Et l'arrêté dit à tous : « Mangez raisonnablement pour que tout le monde ait à manger et puisse manger jusqu'à la victoire. »
Ainsi considérée, la loi somptuaire n'est plus une atteinte à la liberté de chacun, puisque, en temps de guerre, la liberté de chacun doit s'incliner devant l'intérêt de tous.
Au surplus, avouez que la restriction imposée par la loi n'est pas très sévère. Vous faut-il plus de deux plats pour vous rassasier ?... Alors, songez au nombre immense de braves gens qui n'en mangent qu'un à chaque repas et qui ne s'en trouvent pas plus mal. Voire même, oserai-je dire, qu'ils s'en trouvent mieux, car si j'en crois les spécialistes des maladies du tube digestif, l'estomac a horreur des repas panachés, et l'homme qui mange, même abondamment, d'un seul mets, digère mieux que celui qui chipote dans cinq ou six plat différents.
Donc, ne récriminons pas, et félicitons-nous, au contraire, de vivre, en temps de guerre, sous un régime qui, s'il ne nous ménage pas les censures de toutes sortes, ne nous a pas, du moins, imposé jusqu'ici la censure de la table.

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Nos aïeux, même en temps de paix, n'ont pas toujours pu se flatter d'un tel avantage.
D'ailleurs, les lois somptuaires visant le luxe de la table sont un héritage que nous a légué la législation romaine.
Aux premiers temps de la République, ces lois n'eussent pas eu raison d'être : la vie à Rome était sobre et frugale ; mais, après la seconde guerre punique, lorsque les victoires de Cornelius Scipion eurent fait affluer en Italie les richesses des pays conquis « opulentes contrées, dit Caton, remplies de tout ce qui peut servir d'amorce aux passions », alors le luxe devint tel que la nécessité de lois somptuaires s'imposa.
Les excès de la gourmandise furent réprimés, sévèrement.
En 573, sous l'inspiration de Caton, fut promulguée la loi Orchia, dont le but était de limiter les dépenses de la table. Mais il faut croire que la loi Orchia ne fut guère respectée, car, vingt ans après, une autre loi, la loi Faunia, était établie pour les mêmes raisons.
Cette loi, à ce qu'il semble, ne prétendait à rien de moins qu'à réduire les Romains au brouet des premiers âges. Jugez-en : elle fixait la dépense de la table par tête pour les jours ordinaires à onze as ou deux petits sesterces et demi, ce qui fait environ 55 centimes de notre monnaie actuelle. Ou les victuailles étaient à Rome d'un prix des plus infimes, ou les Romains avaient bien peu d'appétit, pour qu'une si maigre somme pût suffire à assurer leur nourriture.
Il est vrai que dix jours par mois on pouvait dépenser le triple, soit une valeur d'un peu plus d'un franc cinquante. Enfin les jours de fête et de jeux, il était permis de dépenser par tête, pour la nourriture, une somme équivalant à cinq francs de notre monnaie.
Que de gens dépensent plus, par le temps qui court, pour leur seul déjeuner !
La loi Faunia défendait encore à tout citoyen d'admettre à sa table plus de trois convives étrangers, excepté trois fois par mois, les jours de fête et de marché.
La bonne loi se préoccupait même de la protection des oiseaux. Elle interdisait. de servir aux repas aucun volatile, sauf une poule non engraissée.
La loi Faunia, probablement, eut le même sort que celle qui l'avait précédée, car dix-neuf ans après, une troisième loi somptuaire intervenait, la loi Didia, confirmant les mêmes dispositions et les aggravant encore : en effet, elle ne punissait plus seulement l'amphitryon qui traitait trop généreusement un trop grand nombre de personnes, mais elle prévoyait des sanctions contre les invités eux-mêmes.
La censure de la table semble avoir été dès lors acceptée sans objections. Ce n'est qu'une quarantaine d'années plus tard qu'un tribun nommé Duronius osa s'élever contre les lois somptuaires. Des siècles avant Voltaire, ce Romain exprimait les mêmes idées que le grand philosophe à propos des lois somptuaires. Il les déclarait injustes, attentatoires à la liberté des citoyens et proposait de les abolir toutes. Le Sénat romain ne partagea pas sa manière de voir, et il le lui montra en l'expulsant de son sein.
Cependant, il faut croire que les citoyens marquaient moins de respect que le Sénat pour les lois qui réprimaient les excès de la table, car ces lois, peu à peu, tombèrent en désuétude. Si bien que moins d'un siècle plus tard, il fallut en édicter une nouvelle : la loi Licinia.
Cette loi rééditait à peu près les mêmes dispositions que la loi Didia. Elle stipulait que les jours de calendes et les nundines, jours des marchés, on ne pourrait dépenser par tête, pour la ta table , Plus de 30 as, soit un franc cinquante. Aux festins de noces, la dépense ne pourrait excéder 200 as par tête, soit dix francs de notre monnaie. Aux jours ordinaires, on ne devait pas servir à chaque convive plus de 3 livres de viande (9 hectogrammes) et une livre de poisson salé. Mais il faut croire que le législateur appréciait les vertus du végétarisme, car il permettait de manger des légumes à discrétion.
Je vous fais grâce des lois somptuaires qui suivirent : nous n'en finirions pas s'il fallait passer une revue complète de toutes les ordonnances qui furent prises à Rome contre le luxe et la gourmandise. La plupart, au surplus, pour ne pas dire toutes, n'eurent aucune valeur pratique. Les riches Romains n'en tenaient aucun compte et se nourrissaient à leur guise. Le législateur ne pouvait plus lutter. Il n'eut d'autre ressource que de permettre ce qu'il était incapable d'empêcher. La loi Julia, promulguée par Auguste, autorise pour les jours ordinaires une dépense par tête de 200 sesterces, et pour les festins de noces, une dépense de mille sesterces. Nous sommes loin de la sobriété exigée par les premières lois somptuaires. Et, cependant, les Romains ne se contentaient pas de cela. ils enfreignaient la loi et dépensaient de plus en plus pour leurs repas, sans se soucier, de ses sévérités.
Ce que voyant, Tibère renonça à faire des lois somptuaires et laissa chacun libre de se ruiner en excès de table. Ses sujets, d'ailleurs, ne s'en firent pas faute. Les plus grandes fortunes s'épuisèrent en frais de cuisine, et chaque repas devint une orgie. Pour donner une idée du luxe de table que les opulents seigneurs romains considéraient comme une nécessité, il faut rappeler l'histoire d'Apicius.
Ce gourmet fameux avait dévoré en frais de cuisine cent millions de sesterces (plus de 26 millions de notre monnaie) il s'avisa un jour de compter ce qui lui restait de sa fortune, et constatant qu'il n'avait plus que dix millions de sesterces, soit environ 2.600.000 francs, il pensa que mieux valait mourir que d'être condamné à se nourrir avec le revenu d'une si faible somme, et il s'empoisonna.

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En France, il n'est pas question de lois somptuaires avant la fin du XIVe siècle. Le pays est pauvre et, même à la cour des souverains, règne la frugalité.
Il faut croire cependant qu'au temps de Charles VI cette frugalité commençait à ne plus être l'usage général chez les bourgeois de Paris, car une ordonnance royale enjoignit alors à ceux-ci de s'en tenir à un menu aussi restreint que celui qui vient de nous être imposé par décret ministériel. « Nemo audeat, dit l'ordonnance, dare praeter duo fercula cura potagio : que personne n'ose donner plus de deux plats avec le potage. »
M, Herriot se doutait-il, en prenant son arrêté, qu'il reproduisait presque textuellement une ordonnance de Charles VI le bien-aimé ?
D'autres lois somptuaires suivirent celles-ci ; mais elles visaient plutôt le luxe du logis et de la toilette que les dépenses de la table.
C'est sous Charles IX qu'intervient une loi censurant les excès de la gourmandise.
Le chancelier Michel de L'Hospital fut l'auteur de cette loi.
Voici ce qu'écrit à ce propos M. Armand Lebault dans son important ouvrage sur la table et le repas à travers les âges :
« L'austère chancelier s'était proposé de réfréner le luxe de table, qu'il considérait comme un scandale public et un défi jeté aux malheureux, et il lança des édits réglant les repas jusque dans leurs moindres détails, prévoyant de fortes amendes pour les contrevenants, et même la prison et le bannissement pour les récidivistes. »
Mais l'auteur s'empresse d'ajouter que ces mesures ne donnèrent aucun résultat.
« Ce qui prouve bien, ajoute-t-il, l'inefficacité de ces ordonnances, ce sont, les récits des chroniqueurs, contemporains sur les moeurs gastronomiques ».
Bodin, notamment, qui vivait au temps de Michel de l'Hospital, disait, en 1574, dans son Discours sur les causes de l'extrême cherté qui est aujourd'hui en France :
« On ne se contente pas en un disner ordinaire d'avoir trois services, premier de bouilly, second de rosty et le troisième de fruiet. Et encore il faut d'une viande avoir cinq ou six façons, avec tant de saulces, de hachis, de pasticeries, de toutes sortes de salemigondis, et d'autres diversitez de bigarrures, qu'il s'en fait une grande dissipation... Et quoique les vivres soient plus chers qu'ils ne fussent oncques, si est-ce que chacun aujourd'huy se mesle de faire festin et un festin n'est pas bien faict, s'il n'y a une infinité de viandes sophistiquées pour aiguiser l'apétit et irriter la nature. »

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Le XVIe siècle fut, en effet, l'époque où la cuisine française commença à devenir un art. Mais si les repas gagnent en qualité, ils ne perdent nullement en quantité.
Le XVIIe siècle n'est pas moins gourmand, et il est plus cérémonieux. On retrouve dans les repas le souci de belle ordonnance qui est la marque du temps. Mais ce n'est point, croyez-le bien, au détriment de l'abondance des plats.
Tout homme noble, tout bourgeois aisé recevant sa famille ou ses amis, ne se contente pas à moins de quatre services, le premier comportant deux grands potages et deux petits, huit entrées, une douzaine d'assiettes de hors-d'oeuvre (boudins, saucisses, andouilles, etc.) ; le second, deux rôtis au moins ; le troisième, des pâtés variés (nos aïeux avaient le génie du pâté), des jambons, des entremets froids, des entremets chauds ( cardons, artichauts, nouilles, oeufs frits), des ragoûts. Enfin le quatrième, des plats de fruits crus, de fruits secs, de compotes et de friandises diverses.
Les pièces montées de pâtisseries et les pyramides de fruits sont si hautes que Mme de Sévigné en 1671, dit qu'il faut pour les apporter jusqu'à la salle à manger faire hausser les portes.
A la fin du règne de Louis XIV, il faut bien réfréner un peu les dépenses de table ; mais ce n'est point à la gourmandise que s'en prennent les ordonnances somptuaires, c'est au luxe de la vaisselle. L'orfèvrerie, l'argenterie sont portées à la fonte. Les gourmets mangeront dorénavant dans la faïence, mais si leur fortune le leur permet, ils ne mangeront pas moins qu'auparavant. Le peuple n'a pas de pain, mais les lois n'ont pas osé toucher à la table du riche et l'empêcher de manger. Plus que son appétit.
La censure de la table ne sévit pas plus au XVIIIe siècle qu'au XVIIe. C'est l'époque où le luxe du repas atteint son apogée en France. Et les lois se gardent bien d'intervenir.
II semble que la Révolution, en supprimant les abus de l'ancien régime, ait également brisé l'appétit des Français. Depuis lors, si nous exceptons la période de la Restauration, la France a renoncé aux formidables mangeailles qui faisaient l'orgueil et la joie de nos aïeux.
Et les médecins, pourtant, prétendent encore que nous mangeons trop. Qu'eusent-ils dit des gourmets de la Renaissance et du siècle de Louis XIV ?...
Nous sommes à la vérité de très petits mangeurs, en comparaison des Français d'autrefois, et si les circonstances ne la justifiaient pas, une loi somptuaire réduisant nos repas serait la plus injuste et la plus arbitraire des lois.
Mais les circonstances la justifient. Nous sommes en guerre : il faut être économe. Et déjà, d'ailleurs, nos amis Italiens nous ont donné l'exemple de cette économie. Plus soumis que leurs ancêtres les Romains du temps d'Auguste, ils ont accepté volontiers le régime des deux plats et même de deux jours sans viande.
Imitons leur exemple. Un potage, deux plats, du fromage, un dessert, n'est-ce point assez pour composer un bon repas ?
Soyez sûrs qu'il y a, en Bochie, des milliers et des milliers de Boches qui voudraient bien en avoir autant.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 11 février 1917