Le lieutenant général
Stanley Maude

Commandant en chef l'armée anglaise
de Mésopotamie
Le général Maude, qui n'était,
il y a quelque temps encore, que major général, a été
promu lieutenant général, après sa victoire de
Kut-el-Amara, et le roi d'Angleterre lui a adressé, à
la date du 26 février, le message suivant :
« Je vous félicite, vous et les
troupes sous votre commandement, pour les succès que vous venez
de remporter, et suis convaincu qu'aucun effort ne sera épargné
pour que de nouveaux succès viennent compléter votre oeuvre.
C'est pour moi un grand réconfort de savoir que les difficultés
de communication qui, jusqu'ici, avaient entravé vos opérations
sont enfin surmontées »
Le vœu exprimé par le roi s'est
pleinement réalisé de nouveaux succès, plus considérables
encore sont venus compléter l'œuvre du général
Maude. Après une campagne aussi rapide que brillante, les troupes
du général Maude, ayant culbuté les Turcs à
Ctésiphon, sont entrées à Bagdad.
Ainsi, est effacé et glorieusement réparé l'échec
que le général Townshend avait subi, en 1916, à
Kut-el-Amra.
On se rappelle qu'au mois de novembre 1915 les Anglais, après
avoir occupé Bassorah et battu les Turcs à Kut-el-Amara
et à Ctésiphon, avaient été sur le point
d'atteindre une première fois Bagdad.
Mais les Turcs ayant reçu des renforts considérables,
le général Townshend dut battre en retraite. Le 5 décembre,
il rentrait dans Kut-el-Amara avec sa petite armée d'une dizaine
de mille hommes. Il soutint là un siège héroïque.
Mais plus de 60.000 Turcs assiégeaient la ville. Au mois d'avril
1916, le général Townshend dut capituler.
Les Anglais ont pris brillamment leur revanche.
Le 26 février, on annonçait que l'armée du général
Maude venait de reprendre Kut-el-Amara. Le général lança
aussitôt sa cavalerie en avant, tandis que les canonnières
anglaises remontaient le Tigre.
Le 6 mars, Ctésiphon était dépassé. Les
Turcs n'avaient pas même essayé de défendre la ville.
Ils ne tentèrent un effort de résistance que sur la Diala,
une rivière qui se jette dans le Tigre à treize kilomètres
au sud de Bagdad.
La cavalerie anglaise, arrêtée devant leurs lignes de défense,
attendit l'arrivée du gros de l'armée. Vingt-quatre heures
plus tard, le général Mande arrivait. Tandis qu'une partie
de ses forces attaquait les retranchements turcs, une autre partie traversait
la rivière sur un pont de bateaux et continuait sa course vers
Bagdad.
Enfin le 12 mars, un télégramme du général
arrivé à Londres annonçait que les troupes britanniques
s'étaient emparées de la ville des Califes.
Nos lecteurs verront, en lisant notre « Variété
», de quelle importance économique et politique à
la fois est cette conquête pour nos alliés.
Le désastre n'est pas moins grave pour les Allemands que pour
les Turcs, car l'Allemagne depuis un quart de siècle, s'était
implantée dans cette région, dont elle voulait faire une
véritable colonie allemande. Par la remise en état des
terres de la Mésopotamie, qui furent jadis les plus fertiles
du monde, que de richesses n'eût-elle pas tirées de ce
pays merveilleux !
Ces projets sont anéantis par la glorieuse campagne du général
Maude, et si, comme il faut l'espérer, la Mésopotamie
redevient ce qu'elle fut jadis, le grenier du monde, ce ne sera pas
au profit des Allemands.
VARIÉTÉ
LA VILLE des Mille et
une Nuits
Bagdad. - Description merveilleuse de la cité des califes.
- Ce que le régente turc a fait de la Mésopotamie. - La
fin d'un rêve pangermaniste.
Les Anglais sont à Bagdad.
Qui eût pu croire, lorsqu'au mois d'août 1914, les Allemands
déchaînèrent la guerre, que les répercussions
s'en feraient sentir jusqu'aux rives du Tigre et de l'Euphrate, dans
cette Mésopotamie, berceau du monde, et que la ville des califes,
la cité légendaire d'Haroun-er-Raschid et des Mille et
une Nuits deviendrait l'un des enjeux de la victoire.
Bagdad ! ... ce nom évoque à notre pensée toutes
les splendeurs de l'Orient, tous les souvenirs merveilleux des contes
de Shéhérazade qui bercèrent notre enfance. Ce
n'est pourtant, en ce pays des plus antiques civilisations, qu'une ville
relativement moderne.
Les cités par lesquelles passa la colonne anglaise avant d'y
parvenir sont plus anciennes qu'elle. Kut-el-Amara, témoin de
l'échec du général Towshend et du succès
du général Maude, notamment, est une des villes les plus
vieilles du monde connu.
C'est l'ancienne Nisium des Séleucides ; la dynastie fondée
en Syrie par Seleucus y régna pendant près de trois siècles,
jusqu'à l'an 43 avant l'ère chrétienne.
Ctésiphon fut la résidence d'hiver des rois parthes, et
la rivale heureuse de sa voisine Séleucie. Ce n'est plus aujourd'hui
qu'une bourgade, mais, du moins, garde-t-elle, comme témoin de
son antique splendeur, l'une des ruines les plus imposantes de l'antiquité,
le Tak-Kesra, palais de Chosroès-le-Victorieux, dont
l'extraordinaire façade subsiste presque entière, dominant
la plaine du Tigre de son arcade gigantesque. Quand Bagdad vint au monde.
Séleucie et Ctésiphon étaient, depuis des siècles,
en ruines, et c'est avec les débris de ces deux villes que fut
construite la cité des Califes.
Les historiens arabes racontent qu'en l'an 145 de l'hégire (
763 de l'ère chrétienne), le calife Abou-Djafar-al-Mansour,
s'ennuyant dans la ville d'Achemia qu'il habitait alors, envoya de tous
côtés des médecins et des savants habiles dans l'art
de connaître la salubrité de l'air, pour choisir un lieu
où il put se bâtir une capital. Les membres de cette mission
sanitaire désignèrent une plaine à l'orient de
la branche principale du Tigre ; et le cercle qui devait former l'emplacement
de Bagdad fut immédiatement dessiné avec de la cendre.
Les astrologues, consultés, donnèrent un avis favorable,
et, tout aussitôt, furent jetés les fondements de cette
ville que, suivant leurs prédictions, « la destruction
ne devait jamais atteindre. »
Il y a de cela près de douze siècles, et la prophétie
jusqu'à présent s'est réalisée. Quoique
déchue de son importance passée, Bagdad est toujours debout
; et il est possible, étant donnée sa merveilleuse situation
dans ce pays -qui fut le grenier du monde et peut le redevenir - il
est possible, qu'échappant à l'influence désastreuse
des Turcs, elle voie renaître son ancienne prospérité.
Les Abbassides, a ce qu'il semble, bâtissaient les villes aussi
rapidement que le font aujourd'hui les Américains. En quatre
ans, la ville entière était debout et le calife Mansour
prenait possession du splendide palais qu'il s'était fait construire.
Dans son ouvrage intitulé le Ruisseau limpide de l'immense
Océan, l'historien Hibet Allah Mohammed-el-Diri nous donne
une idée des splendeurs de ce palais, qui entouré de sept
enceintes, s'élevait au milieu même de la ville.
Il raconte que deux ambassadeurs ayant été envoyés
par l'empereur de Constantinople pour saluer Mansour, furent émerveillés
en traversant les sept cours du palais. Dans la première, ils
virent cent lions enchaînés, dans la seconde cent girafes,
dans la troisième, cent éléphants, dans la quatrième,
cinq cent chevaux magnifiques ; la cinquième était remplie
d'oiseaux de proie et d'autres animaux dressés pour la chasse,
sans compter une infinité d'oiseaux rares au plumage éclatant
; dans la sixième se tenaient les vizirs et les écrivains,
couverts, chacun selon son rang, de riches habits de soie, de pierreries,
et d'armures rares. Enfin, dans la septième se trouvait le trône
du Calife, autour duquel se tenaient sept pages d'une figure charmante,
portant sur leur tête des candélabres brillants comme le
soleil.
Le calife avait fait creuser un canal de dix coudées de large
qui amenait, dans le parc entourant son palais, les eaux du Tigre, enfermées
entre des murs de pierre blanche. Les troncs des arbres qui couvraient
les rives étaient revêtus de soie précieuse. Dans
le palais, l'eau coulait sur un pavé de cristaux de mille couleurs.
Des parfums de toutes sortes y étaient répandus et le
souffle du vent dispersait leurs odeurs enivrantes.
Les constructions d'Al-Mansour, dit encore notre écrivain arabe,
occupaient un espace de plus de deux milles de rayon. Le mille avait
de 14 à 1.500 mètres.) Entre chaque porte il y avait un
mille de distance. Les murs avaient huit coudées d'épaisseur
sur trente de haut. ( La coudée variait, suivant les pays, de
0,50 à 0,70 c.) Entre chaque porte, il y avait vingt-huit tours,
et entre deux tours cent coudées de distance. A chacune des portes
de la ville, un émir surveillant était assis sur un trône
d'ivoire, ayant sous ses ordres des portiers armés de baguettes
d'or.
Au milieu du palais du calife il y avait une salle de cent cinquante
coudées en tous sens, sur laquelle s'élevait encore un
dôme en briques vertes, au-dessus duquel on voyait, armée
d'une lance, une statue talismanique servant à indiquer de quel
côté les ennemis se présentaient.
Ce palais à lui seul avait coûté « quatre
mille fois mille dinars » à bâtir. ( Le dinar, sous
les Abassides, était une monnaie d'or dont on ne connaît
pas exactement la valeur.)
L'enthousiaste auteur du Ruisseau limpide ajoute que Bagdad
comptait alors vingt-quatre mille quartiers, dans chacun desquels il
y avait une mosquée, un minaret avec un bain vis-à-vis.
Plus de cent cinquante ponts traversaient les divers canaux qui arrosaient
la ville et mettaient en mouvement quatre cents moulins à trois
meules. Hors des murs, on comptait trente mille fabriques de poterie,
quatre mille verreries, quatre mille forgerons ( Bagdad est encore de
nos jours un centre des industries de la poterie et de la verrerie arabes.)
Chaque jour, les cuisines du palais consommaient mille boeufs de choix,
trois mille moutons engraissés, sans compter les autres viandes
et la volaille. Quatre cents marmites brouillaient continuellement.
Cinq cents chasseurs et autant de pêcheurs étaient employés
pour les provisions de chaque jour. Sur trente mille fours que possédait
la ville, sept mille étaient affectés au service du palais.
Ses environs étaient, dans un rayon très étendu,
cultivés par un nombre infini de jardiniers, en sorte - conclut
notre auteur - « que tous les denrées y étaient
à très bon marché. »
Les Bagdadins d'alors étaient des gens bien heureux.
***
Faites, en lisant cette description de Mohmmed-el-Diri, la part très
large de l'exagération orientale : il n'en demeure pas moins
que Bagdad devait être une ville merveilleuses et le calife Mansour
un monarque puissant. Et il est probable que sous ses successeurs, notamment
sous le règne d'Haroun-er-Raschid, le fastueux calife qui envoya
des présents à Charlemagne, Bagdad fut plus splendide
encore.
Mais vint la domination turque, qui marqua la fin de cette prospérité.
« Où le Turc a passé, l'herbe ne pousse plus »,
dit un proverbe de l'Orient. Et nulle part ce proverbe ne s'est plus
tristement justifié que dans cette Mésopotamie si prospère,
si fertile au temps des Chaldéens, des Perses, et au temps des
Califes, et si stérile, si misérable depuis que le pouvoir
turc s'en est emparé.
A l'époque où les rois perses possédaient la Mésopotamie,
cette contrée produisait à elle seule un tiers du revenu
agricole de leur empire. « Cette splendide plaine d'alluvion,
dit Guillaume Lejean qui l'explora il a une cinquantaine d'années,
était quelque chose comme ce que sont aujourd'hui l'Ukraine,
la Lombardie ou la Belgique. Hérodote la cite comme la plus fertile
de son temps en fait de céréales : le froment, selon lui,
rapportait en moyenne deux cents pour un, trois cents dans les meilleures
années ; la feuille du froment et celle de l'orge atteignaient
une largeur de quatre doigts. L'historien ajoute naïvement : «
Quant à la grosseur de tige du millet et du sésame, je
ne la dirai pas, quoique je la connaisse parfaitement : Je passerais
pour un menteur... »
Comment donc ce pays, naturellement aride, où il pleut rarement,
ce pays qui, à part ses grands fleuves, est absolument privé
de sources et d'eaux courantes, était-il arrivé à
cet état de fertilité extraordinaire ?
Tout simplement par les drainages et les irrigations.
« L'industrie chaldéenne, dit Lejean, avait de bonne heure
résolu le problème. De l'Euphrate, du Tigre et de la Diala,
partaient en tous sens de larges canaux, dont les uns faisaient communiquer
les fleuves entre eux, et dont les autres ( les plus nombreux ) allaient
finir dans la plaine. Les grands canaux étaient eux-mêmes
les artères d'où partaient d'autres saignées qui
se ramifiaient à leur tour, de manière que l'ensemble
formait quelque chose d'analogue aux nervures d'une feuille d'arbre.
Les principaux canaux de communication étaient navigables et
étaient couverts de barques chargées de blé...»
Et l'explorateur, parcourant ce pays alors aride, désolé,
immense étendue de sables, à peine bosselée çà
et là de quelques monticules sous lesquels dorment les ruines
des cités d'autrefois, se substitue en imagination à quelque
voyageur du temps de Sémiramis, alors que la Babylonie était
dans le plain épanouissement de sa richesse.
« J'ai sous les yeux, dit-il, une plaine un peu monotone d'aspect,
découverte, mais où ondule une mer d'épis quelque
chose comme la Beauce transportée sous le climat de l'Andalousie.
De distance en distance, des lignes de palmiers ombragent des villages
populeux... Le vert vif des cultures et des pâturages est coupé
d'innombrables ligues blanchâtres, ce sont les berges des canaux
où circulent les barques rondes charges de grains... Partout
une exubérance d'activité et de vie, nulle part le désert
: bien au contraire, une population si dense que le long de quelques-uns
de ces canaux, les lieux se succèdent sans interruption sur une
longueur de trois à cinq heures de chemin.
« Voici le passé. Quant au présent, il parle assez
de lui-même. Un immense désert jauni, couvert de monticules,
de ruines, sillonné en tous sens de canaux desséchés.
Quelques pauvres villages de fellahs, quelques groupes de tentes noires
appartenant aux Arabes : Voilà ce qu'est aujourd'hui l'héritage
de Sémiramis... »
Le régime turc a causé cette ruine.
***
Les Boches savaient bien ce qu'ils faisaient en convoitant ce pays.
Badgad, en dépit de sa décadence, restait toujours l'un
des points les plus importants du continent asiatique. Elle demeurait
l'entrepôt des marchandises de l'Inde, de la Perse, de la Turquie.
C'était encore le marché d'un riche commerce, le centre
de relations auxquelles participaient tous les peuples de l'Asie. Les
transactions commerciales avec l'Europe y étaient encore importantes
il y a un demi-siècle, puisqu'un voyageur français qui
y passa à cette époque, compta une soixantaine de maisons
de commerce européennes qui y étaient installées.
Ces maisons représentaient à peu près toutes les
nations actives de l'Occident. Seule l'Allemagne ne jouait pas encore
sa partie dans ce concert européen en Mésopotamie. L'Allemagne
y vint la dernière, mais, accapareuse et insolente à son
ordinaire, elle prétendit tout de suite prendre la première
place.
Un de nos compatriotes, qui visita il y a une dizaine d'années
Bagdad et l'Irak-Arabi, raconte comment s'y prirent les Boches :
« En 1890, le goût des études orientales fixait à
Bagdad un jeune Allemand de Bonn-sur-le-Rhin, M. Richarz ; il avait
de la fortune, s'installa dans une belle maison voyagea et devint consul
d'Allemagne. Un employé de commerce, formé dans une maison
allemande de Damas, fonda la maison Berk Puttmann ; ils sont là
maintenant quatre Allemands, entendus et travailleurs, qui s'implantent
à coups de poing, selon la nouvelle méthode de leur race,
acquérant ainsi un succès brillant et une légitime
impopularité. Une mission du musée de Berlin entreprit
de déblayer les ruines de Babylone ; une autre fouilla plus haut
sur le Tigre, à Kalat-Chergat. Enfin, en mars 1903, l'activité
germanique mit le comble à ses espoirs, en obtenant pour la Société
du chemin de fer ottoman d'Anatolie la concession définitive
de la ligne de Bagdad et embranchements... »
Ainsi, les Boches visaient tout à la fois l'exploitation de ce
pays au point de vu commercial, au point de vue archéologique,
sans oublier le point de vue politique.
Comme l'observe fort bien le Français auquel nous venons d'emprunter
ces lignes, l'histoire a constamment marqué pour le siège
d'un grand empire la partie la plus resserrée de la Mésopotamie,
entre l'Euphrate et le Tigre, Après la chute de Babylone, Séleucie
devint la capitale des Grecs ; Ctésiphon celle des Parthes et
des Sassanides ; Hira, Koufa, Bagdad furent, à tour de rôle
les boulevards de la domination arabe. Aujourd'hui que les Persans et
Turcs ne se disputent plus la plaine du Tigre, le pangermanisme croyait
pouvoir s'en emparer pour y répandre le trop plein d'activité
d'une race qui, fière de ses succès en Europe, entendait
justifier en Asie ses prétentions impériales.
La guerre, déchaînée par l'Allemagne, a fait de
ce rêve la plus cruelle des désillusions. Le rôle
de l'Allemagne est à tout jamais fini en Mésopotamie.
Ce ne sont point des savants allemands qui ramèneront au jour
les antiques cités disparues ; ce ne sont point des ingénieurs
allemands qui rendront la fécondité aux plaines de l'Euphrate
et du Tigre ; ce n'est point du blé allemand qui poussera là
; ce ne sont point des commerçants allemands qui profiteront
de la prospérité renouvelée de la ville des califes
et tireront avantage de l'effort accompli par l'Allemagne pour la construction
du chemin de fer de Bagdad. Sic vos non vobis, messieurs les
Boches : une foie au moins vous aurez travaillé pour le profit
des autres.
C'est bien votre tour.
Ernest LAUT.