LE GÉNÉRAL GOUGH


Le général sir Hubert de la Poer Gough, le vainqueur de la bataille de l'Ancre, de Bapaume, le chef des forces anglaises qui déterminèrent si activement le recul des Allemands, appartient à la vieille famille des « Fightings Goughs » ( « les Goughs combattants »), du Wiltshire, qui, depuis de nombreuses générations, n'a jamais cessé de donner des soldats à l'Empire britannique.
Son père, sir Charles Gough, gagna la Victoria cross pendant la révolte des Cipayes, en sauvant la vie de son propre frère, également décoré de la Victoria cross. Le cadet du général sir Hubert, le colonel, John Gough, gagna à son tour la Victoria cross au Somaliland, il y a peu d'années.
Aucune autre famille du Royaume-Uni ne put battre un si glorieux record.
Né en 1872, le général Gough, élevé à Eton, puis à Sandhurst, entra à dix-huit ans au 16e lanciers, et avança avec une rapidité prodigieuse. Décoré en 1897 pendant la campagne de Tirat, il fut blessé grièvement lors de la délivrance de Ladytsmith, et reçut à la fois la Queen's medal et la Hing's medal.
Rappelons en quelques lignes les phases de l'offensive du général Gough. Après la prise d'Irles, le 10 mars, il était manifeste que des Allemands ne pourraient tenir longtemps sur les hauteurs formant à l'ouest les défenses naturelles de Bapaume.
La prise du bois Loupart le 13, portait un premier coup à la défense de la ville.
Dès lors, le général décida de prononcer son grand mouvement sur toute la ligne Bapaume-Le Transloy. Et il eut raison de cette ligne défensive.
Le 17 mars au matin, l'ordre fut donné à l'infanterie de marcher en avant.
Depuis Achiet-le-Petit, jusqu'au sud du la Transloy, les grenadiers britanniques, utilisant les boyaux, hier encore allemands, partirent dans la direction de l'ennemi.
A midi, la première patrouille britannique faisait son entrée dans Bapaume. Une heure après, la ville était solidement occupée et les canons anglais, allongeant leur tir, poursuivirent l'ennemi en retraite sur la route de Cambrai.
Dans le même moment, les troupes britanniques s'emparaient de toute la ligne d'Achiet-le-Petit-Le Transloy, et leur succès s'étendait jusqu'au voisinage immédiat de Péronne.
« C'est le châtiment de l'Allemagne qui commence », disait un des généraux de l'armée dont, on a le plus parlé.
Un témoin écrivait : « La marche des troupes britannique, sur un front d''au-moins une douzaine de milles, prend l'aspect d'une battue. »
Il faut admirer la rapidité de l'offensive anglaise, la sureté avec laquelle elle fut dirigée et accomplie, et rendre un éclatant hommage au général Gough qui l'a conduite.

VARIÉTÉ

Le Tchin

C'est l'administration russe. - Routine et vénalité. - Le pavage d'Odessa. - Les honoraires du docteur. - La montre impériale. - Les Allemands dans la bureaucratie russe. - La rénovation du tchin par la Révolution.

Le « Tchin »... N'allez pas vous écrier :
« Dieu vous bénisse ! » Je n'ai pas, en écrivant ce mot, l'intention de vous parler d'éternuement et de rhume de cerveau. ; non ! le tchin n'est point une onomatopée : c'est une expression russe. Le Tchin, chez nos Alliés du Nord, c'est l'Administration. Et vous voyez tout de suite pourquoi je vous parle du tchin : c'est parce que le tchin est la cause, et la victime, de la révolution qui vient de s'opérer en Russie.
Le tchin étant l'administration, le « tchinovnik » est le fonctionnaire. Tous les Français qui ont voyagé en Russie vous diront que le tchinovnik, quoique un peu indiscret, surtout le tchinovnik de la police, est généralement bien éduqué, affable et obligeant. Le tchinovnik accueille les étrangers avec une bonne grâce, un empressement qu'on ne rencontre certes pas en bien d'autres pays ; il se met en quatre pour lui rendre service, lui donner les renseignements dont il a besoin ; aussi, la plupart des voyageurs, en quittant la Russie, emportent-ils de leurs rapports avec les tchinovniks le meilleur souvenir.
Mais si, individuellement, le tchinovnik est un homme charmant et plein de qualités, l'administration russe, dans son ensemble, était jusqu'à présent pleine de défauts.
Son organisation remontait à Pierre-le-Grand ; mais elle a été compliquée, au cours des deux derniers siècles, par d'innombrables ukases, si bien qu'elle est devenue une machine bureaucratique formidable.
La Russie, avant le tsar Pierre, se composait d'une agglomération d'unités politiques à peu prés indépendantes les unes des autres. Pour grouper toutes ces unités, il fallait créer une administration excessivement centralisée. C'est à peu près ce qu'on a fait en France par la suppression des provinces. Cette centralisation créa la Russie et fit une grande nation de cet ensemble de peuples disparates. Mais elle fut poussée à tel point qu'elle amena une sorte de séparation entre le peuple et le gouvernement
A l'époque où fut créé la machine administrative, la population était encore à demi sauvage, illettrée, incapable de se diriger elle-même. Les fonctionnaires avaient pris l'habitude de la traiter en mineure, de la considérer un peu comme une race inférieure. Et, en dépit des progrès, cette tradition a survécu parmi les membres du tchin.
Cependant, déjà, avant le tsar Nicolas II, des empereurs avaient essayé de réagir contre cette tendance de l'administration à mépriser le peuple. Ils avaient tenté de donner à celui-ci une place dans l'État. Alexandre II, notamment, avait affranchi les derniers serfs, réformé la justice et organisé le jury. Il avait créé les zemtsvos, qui sont des conseils généraux chargés de veiller aux intérêts ruraux. Cet essai de décentralisation n'avait rien changé aux traditions du tchin. La bureaucratie toute puissante n'avait pas tardé à rendre illusoire l'action bienfaitrice des empereurs.
Le propre d'une administration est d'être routinière. Mais, s'il faut en croire les Russes, leur administration est la plus routinière du monde entier. Elle est encore, au XXe siècle, esclave de pratiques qui datent de l'époque de Pierre-le-Grand.
Nous nous plaignons, nous autres Français, de la paperasserie et des complications qui régissent chez nous tous les actes administratifs. Que dirons-nous de l'administration russe !
Citons cet exemple, rapporté par Mackenzie Wallace, l'un des hommes qui ont le mieux étudié la Russie :
Un gouverneur général avait un poêle à réparer ; il dut réunir un conseil de trois membres qui certifia que la réparation était nécessaire ; la décision du conseil dut être confirmée par la procureur, qui est le subordonné direct du ministre de la Justice.
Un architecte fut ensuite commis pour examiner le poêle et faire un devis. Ce devis fut ensuite ratifié par le conseil et par le procureur : il s'agissait d'une dépense de 2 roubles 40 kopeks (environ 6 fr.). Un second architecte fut chargé de vérifier le travail du premier et son rapport fut confirmé par le conseil et le procureur. Bref, l'affaire dura trente jours et ne demanda pas moins de trente feuilles de papier. Comprendra-t-on, après cela, qu'on accuse la bureaucratie russe de lenteur et de paresse ?

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Mais on ne l'accusait pas que de lenteur et de paresse : on l'a accusée de tout temps de vénalité.
On raconte que le tsar Nicolas ler disait un jour au tsarevitch Alexandre, qui fut plus tard Alexandre II, le tsar libérateur : « Il n'y a, au service de la Russie que deux hommes dont la probité soit certaine, toi et moi. »
Sur la vénalité et le désordre de l'administration russe, on a raconte des milliers d'anecdotes des plus typiques.
Grenville Murray, qui fut consul d'Angleterre en Russie, rapporte à ce propos, dans son curieux livre Les Russes chez les Russes, l'histoire du pavage de la ville d'Odessa.
Cette grande cité ne fut guère pavée que vers 1865. Elle attendait ce pavage depuis un demi-siècle. En 1815, au lendemain de la grande paix, une taxe, dite de pavage, avait été imposée à ses habitants : les tchinovniks mirent l'argent dans leur poche. Alors le prince Woronzow, gouverneur de la Chersonèse, frappa un nouvel impôt, puis, après réflexion, il employa les fonds à autre chose. Plus tard, un entrepreneur anglais offrit de se charger du pavage ; il s'entendit avec les tchinovniks, obtint une avance de capitaux et disparut. Les habitants, pourtant, ne se découragèrent pas. Le bourgmestre s'arrangea avec quelques-uns d'entre eux pour faire paver la ville à l'aide d'une souscription publique présentée sous la forme d'une taxe volontairement consentie. Mais, ayant négligé d'envoyer des « douceurs » aux bons endroits, il fut suspendu par le gouverneur civil pour s'être mêlé de ce qui ne le regardait pas, et les plans de pavage furent expédiés, pour la quatrième fois, au bureau des Travaux publics à Petrograd. On répondit, au bout de deux ans, que le travail serait fait par les ingénieurs de l'État. Les percepteurs d'impôts reprirent leurs tournées ; des charrettes de pavés se montrèrent peu à peu dans chaque quartier, mais tout cela n'aboutit qu'à de nouvelles déceptions pour les intéressés ; et il ne fallut pas moins qu'une visite du tsar à Odessa pour que la population obtînt enfin de ne plus circuler dans la poussière, durant l'été, et dans la boue pendant l'hiver, après avoir payé et repayé maintes fois pour être délivrée de ce double supplice.
Citons des exemples plus récents.
Il y a une quinzaine d'années, un des grands médecins de Paris avait été demandé à Saint-Péterdbourg pour soigner une Altesse grand-ducale qu'il eut le bonheur de guérir.
La veille de son départ, il recevait un chèque de 3.000 francs, somme qu'il trouva modeste pour un tel déplacement et pour son habileté et sa réputation. Cependant, comme il s'agissait de la nation amie, il ne réclama pas.
Quelque temps plus tard un de ses amis, faisant partie de l'ambassade française a Saint Péterbourg, le réncontrant à Paris, lui disait :
- J'espère que vous avez été content de vos honoraires ?
- Permettez-moi de vous répondre franchement non, dit le docteur.
Comment ! Pour une huitaine de jours d'absence et une opération, on vous donne 50.000 francs... et vous trouvez que ce n'est pas assez !
- Je n'en ai touché que trois mille !
- Ce n'est pas possible, j'ai vu l'ordre qui vous attribuait 50.000 francs !
Quarante-sept mille francs seulement étaient restés en route.
Une anecdote encore, dont le héros est un de nos excellents confrères de la presse parisienne, M. Alexandre Hepp.
Aux fêtes du couronnement d'Alexandre III, M. Hepp, pressé dans la foule qui regardait passer le tsar en son carrosse doré, s'aperçut tout à coup qu'on venait de lui voler sa montre.
« C'était, dit-il, une montre ancienne, plate, qui avait marqué plus d'une heure heureuse, et à laquelle je tenais de coeur...
» Un Russe, ajoute-t-il, auquel je contai ma mésaventure, eut de douces paroles. Il m'assura qu'en Russie régnait un usage adorable : lorsqu'un des fidèles moujiks de l'empereur se permettait de subtiliser quelque objet à un noble étranger, aussitôt sa valeur lui était rendue officiellement et au centuple. Je me consolai, assez vilainement je l'avoue, par une telle perspective, et avant conté de nouveau la chose, mais cette fois à un très haut et très puissant seigneur, qualifié particulièrement pour changer cette espérance en certitude, j'attendis... »
M.Hepp attendit huit jours. Au bout de ce temps, on lui remit un petit paquet scellé aux armes impériales. Enfin, c'était sa montre, une montre qu'il imaginait ornée de toutes les pierres précieuses du Caucase ou de Golconde !
Hélas ! l'écrin ouvert, sur un superbe lit de peluche cramoisie, que voit-il ?... un affreux « oignon » qui valait bien douze cinquante !
A quelques jours de là, allant faire ses adieux au puissant seigneur auquel il avait conté sa mésaventure, il lui montra négligemment la montre impériale.
Celui-ci la contempla longuement ; il ne dit rien ; mais il sonna. Un personnage galonné fit son entrée, puis un autre mandarin du Tchin. On parla russe, on parla vivement, puis le seigneur congédia les deux hommes et tendit la main à son visiteur français avec une élégance exquise.
« La vérité, dit M. Hepp, je la devinai sur-le-champ : mais, peu après, je l'ai sue positivement. Fidèle comme il convenait à une coutume d'hospitalité, qui vaut bien « le pain et le sel », le très haut et très puissant seigneur avait attribué deux cents roubles à l'achat de la montre du noble étranger ; il les avait passés à son secrétaire, qui les avait repassés à son secrétaire, lequel à son secrétaire les avait repassés et, de secrétaires en secrétaires, de ces deux cents roubles trop trébuchants, il n'était resté que quelques pauvres petits... »
Notre confrère racontait cette histoire il y a une douzaine d'années, au moment de la défaite russe en Extrême-Orient. Et il concluait :
« Voilà pourquoi la Russie est battue, voilà pourquoi tant et tant de cadavres jonchent inutilement les plaines et les défilés qui virent Kouropatkine, ou tourbillonnent parmi les algues et les requins,.. »
Oui, voilà pourquoi... Ce simple trait de friponnerie éclairait bien, en effet, l'esprit de vénalité, de malversation qui régnait dans cette administration corrompue. Voilà pourquoi l'armée avait manqué d'armes, de munitions, de vêtements, de vivres. Les crédits, comme pour le pavage d'Odessa, comme pour les honoraires du médecin français, comme pour la montre du journaliste, étaient, en grande partie, restés en route, dans la poche du tchin.

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Or, nul n'ignore que, dans cette adminis tration corrompue, les hommes d'origine allemande tenaient jusqu'à présent une place considérable. Grenville Murray en a expliqué la raison.
« Les vrais Moscovites, dit-il, sont trop peu énergiques pour pouvoir guider et maintenir la main de fer qui pèse constamment sur eux. Le Russe a les qualités des races de l'Orient, aussi bien qu'il en a les défauts. Il est doux et indolent ; il n'opprimera pas par système, s'il n'y voit pas un intérêt ; la vanité le rend digne et, pour toutes ces raisons, il abandonne volontiers au patient Allemand les postes officiels qui exigent un labeur et une assiduité de tous les jours. Le nombre de gens de cette nation qu'on rencontre dans le tchin est énorme ; ils laissent facilement, aux Russes les positions brillantes et se contentent des situations obscures où le pouvoir s'exerce sans ostentation et sans bruit. Les ministres d'État, les gouverneurs des provinces, les généraux de division sont Russes ; les employés, les chefs de bureaux, les secrétaires de gouverneurs sont Allemands, si bien qu'il est impossible d'attaquer quoi que ce soit sans se heurter à un Germain qui appelle aussitôt tous ses compatriotes à la rescousse.
« Voilà pourquoi, disait Grenville Murray, les Russes parlent de leur gouvernement comme si c'était une chose absolument en dehors d'eux ; voilà pourquoi encore on voit tant de complots fomentés par des hommes qui se disent fidèles a l'empereur, et qui déclarent, en même toutes, vouloir renverser la clique administrative qui tient leur tsar en tutelle.
» Ces conspirations, ajoutait-il, échouent, d'ailleurs piteusement, puisque toute la police est aux mains des Allemands... »
On comprend par là l'animadversion dont la police était l'objets de la part des Russes. Ce que le peuple a souffert en Russie de la police est inimaginable. Il avait de sa puissance une terreur incroyable. Un proverbe populaire russe dit : « Il y le tsar et puis il y a Dieu qui sont à à peu près la même chose. Mais, au-dessus d'eux, il y a la Police. » Mais la peur de la police cette fois, n'a pas contenu le peuple et c'est contre cette branche détestée du tchin qu'il a fait surtout la dernière révolution.
La tyrannie de l'administration est enfin vaincue. Pendant plusieurs siècles on s'est contenté de se plaindre du tchin, de crier contre ses malversatians, sa routine, sa vénalité, mais on n'osait pas plus. Le tchin semblait invulnérable. On se contentait de dire : « Si le tsar savait... » Or, les tsars savaient. Pierre-le-Grand lui-même n'ignorait pas que ses fonctionnaires pillaient l'empire. On raconte qu'un jour où il disait sa volonté de faire pendre tous les gens convaincus de vol, son procureur général lui répondit :
- Sire, si vous mettiez ce projet à exécution, vous n'auriez plus de fonctionnaires.
Oui, les tsars savaient. Mais tout autocrates qu'ils fûssent, ils se sentaient impuissants vis-à-vis de leur bureaucratie.
L'entente du peuple, son instruction, sa volonté de participer aux affaires de l'Etat, son ardeur à bien servir la cause alliée dans la guerre présente ont fait ce que n'osa jamais la puissance des empereurs,
La vieille bureaucratie russe est morte, les éléments boches, qui y perpétuaient les mauvaises traditions, en sont définitivement chassés ; et la Russie, servie par un tchin épuré et rénové, va pouvoir enfin marcher d'une allure plus libre dans la voie de la civilisation et du progrès.
Ernest Laut

Le Petit Journal illustré du 1 avril 1917