LE GÉNÉRAL ALEXEIEF

Généralissime des armées russes

On sait que le général Alexeief, chef d'état-major des armées russes, a été désigné par le gouvernement provisoire comme généralissime.
« L'opinion française, dit un de nos plus éminents critiques militaires, connaît la haut-valeur du général Alexeief. Elle n'a pas oublié dans quelles conditions critiques ce chef est entré en scène.
» C'était aux heures les plus sombres de l'été1915. Varsovie, Brest-Litovsk, Kovno étaient tombées. Vilna allait succomber. Riga était menacée. Quelques centaines de mille hommes démunis d'armes et de munitions opposaient à l'invasion la barrière d'héroïques sacrifices. A ce moment critique, le tsar vint se placer à la tête de ses troupes et désigna pour le suppléer dans les fonctions de généralissime effectif, le général Alexeief.
» L'arrêt de l'offensive d'Hindenburg a été le premier résultat singulièrement réconfortant de cette collaboration. Puis, après un hiver de laborieux efforts réparateur, vinrent les jours glorieux de l'attaque de Broussiloff, avec la conquête de la Bukovine et 600.000 prisonniers. Il n'a, certes, pas tenu au chef du grand état-major russe que cette brillante opération n'eût un autre lendemain que l'épreuve Roumaine.
» - A la fin de janvier 1917, on apprenait que le général Alexeief était obligé de prendre repos prolongé pour raisons de santé.
Le 10 mars, remis de ses fatigues, il reprenait ses fonctions.
Partisan dévoué du nouveau régime, le général Alexeief s'efforce de substituer une discipline raisonnée à la discipline automatique de l'ancien régime.
Il est décidé à pousser vigoureusement les opérations jusqu'à la victoire définitive.
Ajoutons que la popularité du général Alexeief est considérable dans l'armée russe et son choix comme généralissime a été accueilli partout avec le plus vif enthousiasme.

VARIÉTÉ

La “ société des Nations ”

Projets de paix perpétuelle. - Pacifistes d'autrefois. - L'abbé de Saint-Pierre. - L'Allemagne en 1806. - Henri IV pacifiste. - L'apologue de la fouine et du hérisson.

Les extrêmes se touchent : c'est généralement après les grandes guerres qui désolèrent le monde que se firent jour les espérances de paix universelle.
Nous sommes même, cette fois, plus pressés que ne le furent nos aïeux ; la guerre n'est pas encore finie, et déjà l'on nous parle de la « Société des Nations », de l'entente universelle pour éviter le retour de pareils cataclysmes ; et les prophètes de l'arbitrage international, les rêveurs de la fraternité humaine dont le canon a, depuis trois ans bientôt, interrompu les discours, commencent à retrouver la voix.
On a évoqué récemment à ce propos une figure douceâtre et falote, celle du bon abbé de Saint-Pierre, l'auteur du Projet de paix perpétuelle, qu'un socialiste de marque confondait plaisamment l'autre jour avec l'auteur de Paul et Virginie.
Or, l'abbé de Saint-Pierre ne fut pas le premier qui caressa cette généreuse utopie de la fraternité des peuples.
M, Vesnitch, ministre de Serbie à Paris, qui est un fin lettré et connaît le passé de la France mieux que beaucoup de Français, a naguère exhumé les noms de deux précurseurs qui abordèrent, l'un à l'aurore du XIVe siècle, l'autre au commencement du XVIIe, le problème du maintien de la paix générale et de l'arbitrage international.
Le premier se nommait Pierre Dubois. Il était avocat à Coutances. Député aux Etats-Généraux, il rédige un long mémoire qu'il présente à Philippe-le-Bel, et dans lequel il propose ses combinaisons politique, judiciaires et autres pour assurer l'entente, entre les peuples par l'établissement d'un véritable congrès de la paix.
« Les siècles, dit M. Vesnitch, ont pu changer des détails dans les idées de Pierre Dubois, mais les grandes lignes sont restées debout ; certaines dispositions sur l'arbitrage international et sur sa procédure, arrêtées par les conférences de La Haye, rappellent les projets de ce « publiciste » du XIVe siècle presque textuellement. »
Il faut croire, cependant, que notre homme ne prenait pas ses idées très au sérieux, car il avait intitulé son travail : Les « rêves » d'un homme de bien.
Le second précurseur a nom Emeric Cruci, né en 1590, mort en 1648.
Celui-ci a exposé ses idées dans un livre; le Nouveau Cynée, et synthétise son oeuvre dans sa préface.
Sans se préoccuper des guerriers, qui l'appelleront par mépris « homme de plume et d'écritoire », il propose une chose : « non seulement possible, dit-il, mais aussi de laquelle les anciens ont eu l'expérience. Sous l'empire d'Auguste, toutes les nations étaient pacifiées... Qui nous empêche d'espérer un bien dont les siècles passés ont joui ? Je crois qu'il n'y a rien de si facile que cette affaire, si les princes chrétiens la veulent entreprendre. Il ne faut pas dire que les propositions qui se font de la paix universelle sont chimériques et mal fondées. »
Hélas ! les princes chrétiens ne voulurent pas écouter la voix du candide pacifiste et leurs peuples continuèrent à se massacrer.
Cela n'empêcha pas qu'un siècle plus tard, au lendemain des grandes guerres de Louis XIV, au lendemain de Denain, apparut un nouveau projet de paix perpétuelle. C'était l'oeuvre d'un doux ecclésiastique, l'abbé de Saint-Pierre. Saint-Simon disait de lui : « Il avait de l'esprit, des lettres et des chimères. »
Il avait surtout des chimères, notamment celle de faire régner la paix dans le monde. Ayant accompagné le cardinal de Polignac au congrès d'Utrecht, il conçut là l'idée de son Projet de paix perpétuelle. Et, l'année suivante, il publia son oeuvre tendant à la création d'un sénat ou tribunal arbitral européen qui réglerait toutes les difficultés entre les peuples sans effusion de sang.
Cela fait, il s'en fut trouver les ministres avec l'espoir de leur faire adopter ses projets. Le pauvre pacifiste fut assez mal accueilli. « Vous avez oublié un article essentiel, lui dit le cardinal Fleury, alors premier ministre, celui d'envoyer des missionnaires pour toucher le coeur des princes et leur persuader d'entrer dans vos vues. »
Le cardinal Dubois ne le prit par plus au sérieux. Il se contenta de dire de son ouvrage ce que le pacifiste du temps de Philippe-le-Bel avait dit du sien : « Ce
sont les rêves d'un homme de bien. »
Cependant, le bon abbé ne se décourageait pas. Il avait conscience d'avoir fait une grande oeuvre, et il le proclamait avec un orgueil naïf qui ferait sourire si l'auteur n'apparaissait pas profondément convaincu.
« Comme jamais, écrit-il, projet plus grand, plus beau ni plus utile n'occupa l'esprit humain que celui d'une paix perpétuelle et universelle entre tous les peuples de l'Europe, jamais auteur ne mérita mieux l'attention du public que celui qui propose les moyens pour mettre ce projet à exécution... »
Malheureusement, le bon pacifiste ne semble pas avoir trouvé meilleur accueil auprès du public qu'auprès des ministres. Ses généreuses utopies n'eurent guère d'écho.
Il s'en consola en cultivant son idée fixe pour sa joie intime et personnelle.
« Je vais voir du moins en idée, écrit-il, les hommes s'unir et s'aimer ; je vais penser à une douce et paisible société de frères, vivant dans une concorde éternelle, tous conduits par les mêmes maximes, tous heureux du bonheur commun ; et, réalisant en moi-même un tableau si touchant, l'image d'une félicité qui n'est point m'en fera goûter quelques instants une véritable. »
Comme quoi, vous le voyez, le digne abbé n'était point tout à fait dupe de sa chimère. Caresser son utopie suffisait à ce pacifiste d'autrefois. C'est bien dommage que les pacifistes d'avant la guerre ne se soient pas toujours contentés à si bon compte.

***
Les théories pacifistes ne sont pas incompatibles avec l'esprit terroriste. Nos anarchistes d'avant-guerre étaient tous des amis de l'humanité. Robespierre l'avait été avant eux.
Le 15 mai 1790, il propose à l'Assemblée Constituante de déclarer que « la nation française, contente d'être libre, ne veut s'engager dans aucune guerre et veut vivre avec toutes les nations dans cette fraternité qu'avait commandée la nature ». Pétion et d'autres pacifistes renchérissent et réclament le désarmement.
En vain Mirabeau intervient de sa voix de tonnerre : « La paix perpétuelle, s'écrie-t-il, est un rêve, et un rêve dangereux s'il entraîne la France à désarmer devant une Europe en armes... » L'Assemblée vote cependant la motion de Robespierre.
Dès lors une campagne de désorganisation nationale s'engage. Mais, deux ans plus tard la guerre éclate ; et, malgré la campagne des pacifistes, la France entière se lève dans un admirable élan de patriotisme.
Alors, comme aujourd'hui, les événements démontrèrent que la propagande des internationalistes n'avait pas entamé l'âme du peuple.
II eut curieux de constater que cette démoralisation par l'antimilitarisme et la propagande pacifiste, ce fut la Prusse qui, de toutes les nations d'Europe, la subit le plus profondément et en supporta naguère les plus cruelles conséquences.
Ouvrez le célèbre ouvrage sur la guerre et la stratégie, de Clausewitz, le fameux écrivain militaire allemand, vous y lirez ceci sur l'état d'esprit de la Prusse aux
environs de 1806:
« On ne songeait alors, dit Clausewitz, qu'au bonheur universel, à la paix éternelle, à la fraternité des peuples... Le sentiment national avait disparu, et, avec lui, les passions solides et saines, le feu sacré et l'amour violent de la patrie. Le dilettantisme spirituel avait tué le sens pratique... »
Le résultat de cette mentalité pacifiste, vous le connaissez : ce fut Iéna et la conquête de la Prusse par les armées françaises.
La leçon fut rude aux Boches d'alors. Mais ce peuple a de la mémoire et de la rancune. Il nous a prouvé, en 1870 et aujourd'hui, qu'il ne l'avait point oubliée...
Chez nous, cependant, après la période guerrière de l'empire, après les campagnes d'Algérie, sous Louis-Philippe, la généreuse mais dangereuse utopie de la paix universelle renaissait à la faveur du mouvement démocratique de 1848.
Comme au temps de l'Assemblés Constituante, on tente de répandre dans les masses la croyance en la fraternité des nations. On chante

Les peuples sont pour nous des frères.

Les poètes se font l'écho de ces idées humanitaires. Lamartine écrit cette fameuse Marseillaise de la Paix que l'antipatrotisme a tant exploitée depuis :

Et pourquoi nous haïr et mettre entre les races
Ces bornes ou ces eaux qu'abhorre l'oeil de Dieu...

L'égoïsme et la haine ont seuls une patrie,
La fraternité n'en a pas.
Victor Hugo flétrit la guerre. Les philosophes, toujours prêts à prendre leurs rêveries pour des réalités, la déclarent désormais impossible.
« La guerre, proclame Proudhon, est arrivée à la fin de son oeuvre, et la parole est à l'économie politique et à la paix...
Les hommes sont petits : il dépend d'eux, jusqu'à un certain point, de troubler le cours des choses... L'humanité seule est grande ; elle est infaillible. Or je crois pouvoir le dire en son nom « L'humanité ne veut plus la guerre. »
Admirez la prescience du philosophe socialiste. Jamais peut-être les peuples du monde ne se sont autant battus que depuis qu'il écrivit ces lignes.
Sous le second empire, les théories humanitaires, s'érigent en protestation contre les campagnes militaires. On prône le pacifisme, tandis qu'une école politique naissante va jusqu'à attaquer le principe des nationalités et nier la patrie.
Pendant ce temps, de l'autre côté du Rhin, l'Allemagne, exaltée par son succès de Sadowa, s'apprête à de nouvelles conquêtes.
Nos revers de 1870 auraient dû nous défendre à tout jamais contre l'utopie pacifiste et la croyance à la fraternité des peuples.
Il n'en fut rien. Peu d'années s'écoulèrent et l'on vit bientôt renaître ces funestes doctrines. Elles tentèrent même de pénétrer l'école française.
Deux ans avant la guerre, un instituteur me disait :
« J'avais dans ma classe quelques tableaux représentant des batailles célèbres de la Révolution et du premier empire : Jemappes, Marengo, Austerlitz, Iéna, quelques autres encore. Un jour, M. l'inspecteur primaire me prit à part et me dit :
« - Vous devriez bien enlever ces tableaux que vous avez là. Ces batailles de l'empire, vous savez, il est préférable de ne pas afficher ça.
« - Bien, monsieur l'inspecteur ; je vais les enlever. Mais ne pourrais-je pas laisser Jemappes ? C'est une victoire républicaine.
« - Évidemment, c'est une victoire républicaine, mais c'est une bataille... Il ne faut pas montrer des batailles aux enfants. Croyez-moi, mon ami, enlevez tous ces beaux et remplacez-les par des sujets pacifiques. Ça vaudra mieux. »
Et l'instituteur enleva les batailles.
Vous voyez par cette simple anecdote jusqu'à quel degré de sottise atteignait la propagande pacifiste d'avant la guerre. Un tel système ne pouvait aboutir qu'à ceci : les petits Français sortant de l'école eussent tout ignoré de l'histoire militaire de leur pays. Et c'eût été le plus clair résultat de cette méthode d'enseignement. Car il eût fallu que les pédagogues pacifistes fussent plus naïfs que de raison pour s'imaginer qu'ils supprimeraient la guerre dans l'avenir en n'en parlant plus dans le présent. Ce procédé rappelle celui de l'autruche qui, poursuivie par le chasseur, se cache la tête derrière une pierre et s'imagine ainsi qu'on ne la voit pas. C'est puéril tout simplement.
Avec de telles méthodes, on émascule une nation, on l'endort dans une fausse sécurité. Et, un beau jour, le réveil est terrible.
Nous n'étions pas tout à fait endormis, heureusement quand éclata la guerre, et la France a depuis lors, prouvé triomphalement aux Boches qu'elle avait su résister à la propagande de tous les empirique et de tous les songe-creux de la paix universelle et du désarmement.

***
Ceci dit, faut-il conclure que le rêve généreux de la « Société des Nations » est irréalisable.
Non, certes. Mais s'il faut considérer sa réalisation, ce n'est point à la façon du digne abbé de Saint-Pierre et de nos théoriciens pacifistes d'avant-guerre. La méthode du bon roi Henri IV me semble ici infiniment préférable.
Car le bon roi Henri IV, lui aussi, fut pacifiste ; mais il le fut intelligemment et pratiquement. Avec son grand ministre Sully, il rêva d'une grande « République chrétienne » qui devait se constituer par l'union d'une douzaine d'États d'Europe et la constitution d'un grand tribunal international chargé de résoudre tous les conflits entre ces États.
Mais Henri IV pensait que la force morale ne pouvait être suffisante pour assurer le respect des verdicts rendus par ce tribunal. Il voulait que ses décisions fussent appuyées par une force matérielle capable de contraindre tout État réfractaire à se soumettre aux délibérations prises par la majorité des juges du dit tribunal.
Son pacifisme était donc, si l'on peut dire, un pacifisme armé. Et n'est-ce pas le seul capable d'assurer le maintien de la paix ?
Si vous voulez la paix, commencez par préparer la guerre contre ceux qui manquent à la foi internationale. Sinon, vous jouez un jeu de dupes.
Vous rappelez-vous une amusante comédie de Labiche qui s'appelle les vivacités du capitaine Tic ? L'auteur nous y montre un de ces sociologues à courte vue, comme il s'en est tant rencontrés chez nous depuis un quart de siècle, un de ces nigauds prud'hommesques qui célèbrent volontiers le pacifisme, l'amour de l'humanité et gémissent à tout propos sur les dépenses du budget de la guerre.
Ce personnage, qui s'appelle Désambois, rêve de fraternité universelle et s'élève à tout propos contre le système des armes permanentes.
« Le penseur, le philosophe sérieux, s'écrie-t-il, se demandent avec angoisse à quoi servent ces phalanges improductives !...»
Alors, le capitaine Tic lui raconte une histoire, l'histoire d'un hérisson philosophe qui dédaignait, lui aussi, les « baïonnettes» improductives qu'il avait sur le dos.
Et ce hérisson philosophe disait :
« Cet appareil de guerre ne me sert à rien et il est désobligeant pour mes voisins. »
Il le supprima donc et arracha de son dos la forêt de pointes qui le protégeait.
« Et, alors, demanda M.Désambrois, qu'arriva-t-il ?
« - Eh bien ! répondit le capitaine Tic, il arriva une fouine qui, le trouvant gras et sans défense, le croqua comme un oeuf... »
Voilà, n'est-il pas vrai, un petit apologue qui pourrait servir d'enseignement aux pacifistes.
La paix universelle, la fraternité des peuples, l'entente entre les nations, l'humanité triomphant des patries, tout cela est fort bien en théorie. Mais gang aux faux frères ! Les hérissons feront bien de ne pas arracher leur armure tant que les fouines garderont leurs dents.
Ernest LAUT.

 

Le Petit Journal illustré du 15 avril 1917