LES TANKS


Les tanks jouent un rôle considérable dans l'offensive de nos alliés.
Le correspondant du daily Mail écrit :
« On reconnaît l'aide inestimable apporté par les tanks lors de la prise de Monchy et de la redoute de la Harpe.
» Moi qui suivis le remous, si l'on peut ainsi dire, d'un des tanks les plus actifs, je puis parler en connaissance de cause de l'habileté de ces pachydermes à franchir les trous de marmites, à démolir les fils barbelés, à s'ébrouer sous l'avalanche des balles et des obus... »
Quant aux effets du tank, jugez-en par ces lignes dont l'auteur n'est autre qu'un soldat qui prit part à la bataille dans un de ces monstres automobiles.
« Notre machine avance de sa marche régulière et inexorable. Un fossé ! nous le franchissons ; un talus ! nous l'escaladons; un amas de moellons provenant d'une maison démolie ! nous passons à travers. Et voici tout à coup les premiers réseaux de fils de fer barbelés. Notre tank ne fait pas même un effort : tout casse, tout se brise, tout est arraché. Les piquets de bois sautent de toutes côtés, les chevaux de frise sont écrasés. J'ai l'impression d'être à l'intérieur d'un gigantesque coin de fer qui entrerait dans du beurre. Quant à nous, nous tirons sans relâche, la main sur notre « outil », l'oeil collé au « regard » percé dans le blindage.
» Un heurt ! un halètement puissant un dernier temps d'arrêt à peine perceptible : l'avant de notre machine écarte les sacs de terre et de ciment et les rejette de chaque côté, comme fait le soc d'une charrue labourant la terre. Un heurt plus sec ! Une sorte de coup sourd, un craquement nous entrons dans un mur qui cède. Nous broyons des engins. Des grenades éclatent sur notre blindage. Nous sommes en plein sur le nid, et soudain, de vilaines têtes de Germains, l'épouvante peinte sur le visage nous apparaissent des deux côtés.
» Chez les Allemands, c'est le plus extraordinaire désarroi que j'aie jamais vu. Ils se jettent à plat ventre, ils lèvent les bras au ciel ; quelques-uns tentent de fuir. Un coup de sifflet retentit dans le tank, qui s'arrête.
Notre objectif est enlevé. Notre « machine »s'est comportée comme aux essais.»

VARIÉTÉ

Du char de guerre au Tank

La guerre des machines. - Les Tanks de l'antiquité. - L'hélépole de Démétrius.
Chars de guerre du XVIe siècle. - La forteresse mobile de Balbi --Un rêve du Baiser

On a dit de cette guerre qu'elle était la « guerre des machines ». Jamais, en effet, les sciences et l'industrie humaines ne furent mises autant à profit pour l'oeuvre de destruction. Fusils automatiques, mitrailleuses, autos-canons, aéroplanes, dirigeables, charrues automobiles pour creuser les tranchées, torpilles aériennes, gaz asphyxiants et bombes asphyxiantes, jets de liquides enflammés, jamais les progrès de la science ne mirent plus de ressources au service de la guerre.
Mais de toutes les machines imaginées et réalisées au cours de cette lutte gigantesque, le tank, la forteresse mobile restera la plus caractéristique, la plus représentative, celle qui témoignera le mieux des efforts accomplis par les belligérants dans la recherche et dans la réalisation de l'effroyable et du colossal.
Or, comme il n'est rien d'absolument nouveau sous le soleil, de même que l'orgue de bombarde a précédé la mitrailleuse, de même que le feu grégeois a précédé la bombe incendiaire, le tank a eu de lointains ancêtres dans les guerres de l'humanité. Ne vous semblent-il pas curieux de passer en revue ces engins précurseurs de notre actuelle « Crème de menthe » ?

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Le premier en date parmi ces aïeux du tank est, à coup sûr, le char de guerre des armées perses.
Ce fut, dit-on, Cyrus qui l'imagina. Aux essieux des chars ordinaires qui servaient à transporter les chefs sur le champ de bataille, il fixa des lames de faux, ce qui devait rendre le passage de ces chars extrêmement meurtrier. Puis, il perfectionna son invention et ajouta deux longues pointes fixées à l'extrémité du timon, pour percer tout ce qui se présentait de face. Enfin, il munit l'arrière du char de lames tranchantes et aiguës pour empêcher qu'on y pût monter.
Je vous laisse à penser quelle boucherie devait faire un tel engin lancé dans les masses ennemies.
Après le char de guerre des Perses vient l' « hélépole » des Grecs.
L'hélépole - qui veut dire preneuse de villes - n'est plus un char, mais une tour, une machine de siège mouvante, supportée par des tortues et armée d'énormes béliers.
La plus célèbre de ces machines est celle que construisit Démétrius Poliorcète pour faire le siège de Rhodes.
En voici la description que nous fournit Diodore de Sicile, et d'après la traduction du chevalier de Folard :
« Démétrius ayant préparé quantité de matériaux de toute espèce, fit faire une machine qu'on appelle hélépole, qui surpassait en grandeur toutes celles qui avaient paru avant lui. La base en était carrée. Chaque face avait cinquante coudées. Sa construction était un assemblage de poutres équarries liées avec du fer ; des poutres, distantes les unes des autres d'environ une coudée, traversaient cette base par le milieu, pour donner de l'aisance à ceux qui devaient pousser la machine. Toute cette masse était mise en mouvement par le moyen de huit roues proportionnées au poids de la machine, dont les jantes étaient de deux coudées d'épaisseur et armées de fortes bandes de fer.
» Pour les mouvements obliques on avait fait des antistreptes (sortes de roues à billes) par le moyen desquelles la machine se tournait de tous les sens. Aux encoignures, il y avait des poteaux d'égale longueur, et hauts à peu près de cent coudées, penchés les uns vers les autres. La machine était à neuf étages.
» Trois de ses côtés étaient couverts de lames de fer, afin que les feux lancés de la ville ne pussent l'endommager. Chaque étage avait des fenêtres sur le devant d'une grandeur et d'une figure, proportionnées à la grosseur des traits de la machine. Au-dessus de chaque fenêtre était élevé un auvent, ou manière de rideau, fait de cuir garni et rembourré de laine, lequel s'abaissait par une machine et contre lequel les coups lancés par ceux de la place perdaient toute leur force. Chacun des étages avait deux larges échelles, l'une desquelles servait à porter aux soldats les munitions nécessaires, et l'autre pour le retour.
» Pour éviter l'embarras et la confusion, trois mille quatre cents hommes poussaient cette machine les uns par dedans et les autres par dehors, C'était l'élite de toute l'armée pour la force et pour la vigueur ; mais l'art avec lequel cette machine avait été faite facilitait beaucoup le mouvement. Démétrius employa les équipages des vaisseaux pour aplanir le chemin par où les machines devaient passer. Ce chemin était long de quatre stades, de sorte que l'étendue des travaux était de six entre-deux de tours et de sept tours, et le nombre tant des ouvriers que des travailleurs montait à trente mille. »
Avouez que nos tanks d'aujourd'hui sont de bien modestes engins, comparés à cette formidable machine qui exigeait plus de trois mille paires de bras pour la mettre en route et toute une armée pour lui préparer le chemin.
Cependant, ne croyez pas que cette description soit, de la part de l'historien sicilien, oeuvre de pure imagination. Plutarque l'a confirmée presque dans les mêmes termes et avec des chiffres à peu près correspondants.
« La machine, dit-il, que Démétrius fit approcher des murailles de Rhodes, avait par le bas, en chaque côté de sa longueur quarante-huit coudées (Diodore dit cinquante) et soixante-six de hauteur... »
Il confirme la forme pyramidale de l'engin qui « allait toujours en rétrécissant en pointe par le haut ».
Il note, comme Diodore, que « le front qui regardait vers les ennemis était ouvert et avait à chaque étage des fenêtres par lesquelles on jetait toutes espèces de traits.»
Et il ajoute que la machine « était si bien assise qu'elle ne branlait pas, ni ne penchait d'un côté ni de l'autre quand on la faisait mouvoir, et demeurait droite et ferme dans son soubassement, s'avançant également autant en un endroit qu'en l'autre avec un bruit et un son merveilleux... »
Toutes les tours de guerre n'avaient pas ces dimensions colossales. Mais comme elles servaient généralement dans les sièges des villes elles étaient toujours assez hautes pour dominer les remparts de la cité assiégée. Souvent, elles étaient munies à l'un des étages supérieurs, d'un pont-levis qui se rabattait sur la muraille ou sur la brèche et permettait aux assaillants de pénétrer dans la ville. Quand elles n'étaient pas blindées comme celle de Démémtrius, on les garnissait de peaux crues pour les protéger contre l'incendie.
Montées sur des roues très basses, qu'on mettait en mouvement de l'intérieur à l'aide de leviers, les essieux faisant office de treuils, elles avaient l'air de marcher d'elles-mêmes.
Contre ces monstres automobiles les assiégés employaient divers moyens de défense. Tantôt, ils essayaient de les briser à coups de bélier ou en lançant sur eux de lourdes pièces avec les machines de jet ; tantôt ils les brûlaient, soit en y mettant directement le feu pendant des sorties soit en y lançant des traits ou des vases garnis de subtances incendiaires. D'autres fois, ils employaient la sape et minaient le terrain sur lequel ils étaient placés, car la tour de siège une fois renversée ne pouvait plus être relevée.
Les Tyriens, assiégés par Alexandre, employaient même contre ses tours un moyen de défense assez original : ils leur jetaient d'immenses filets qui les enveloppaient tout entières ; et, tandis que les défenseurs essayaient de se dépêtrer de ces rets, ils avaient tout loisir de brûler le monstre ou de l'enfoncer à coups de bélier.
Ces tours mobiles ne servirent pas seulement à l'attaque des villes. Elles figurèrent aussi dans les batailles. Cyrus ne se contentait pas des chars à faux, il eut ainsi des tours de guerre. A la bataille de Thymbrée, plus de cinq siècles avant Jésus-Christ, l'armée perse en avait plusieurs. Ces tours étaient hautes de 4 m. 50 environ. Chacune renfermait vingt archers et était traînée par huit paires de boeufs. Mais à l'inverse de nos tanks qui vont de l'avant et déblaient la voie à l'infanterie, les tours de Cyrus demeuraient derrière les lignes de fantassins, et les archers, du haut de leur plate-forme, tiraient par dessus la tête des troupes placées devant les tours et criblaient l'ennemi de coups plongeants.

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Le moyen âge négligea la guerre des machines. Les chevaliers qui à l'apparition du canon, crièrent à l'indignité, eussent rougi d'employer à la guerre d'autres armes que leur lance et leur épée.
Mais, au XVIe siècle, on voit reparaître certains engins inspirés des méthodes guerrières de l'antiquité, et perfectionnés. Végèce dans son livre des Stratagèmes, imprimé à Paris en 1536, reproduit l'image d'une tour roulante percée de meurtrières à travers lesquelles passe la gueule de plusieurs couleuvrines, que servent des artilleurs coiffés de casques tout pareils à la bourguignote d'aujourd'hui.
Les Anglais, sous Henri VIII, employèrent, dit-on, de ces chariots de guerre. On cite encore un ingénieur du roi de France Henri III, Agostino Ramelli, qui construisit en 1588 un grand chariot voûté, clos et bien fermé où deux ou trois couples d'arquebusiers étaient postés à des meurtrières. Le propulseur de ce char de guerre se trouvait à l'intérieur, où un homme actionnait, au moyen d'une manivelle, deux aubes latérales à palettes mordant le sol.
C'étaient là les autos-mitrailleuses de la Renaissance.
Autos ? non ; car ces tours et ces chars marchaient encore à bras d'homme, comme l'antique hélépole de Déniétrius Poliorcète. Le premier projet de traction automobile appliquée à l'artillerie ne devait voir le jour, avec le chariot de Cugnot, qu'à la fin du XVIII, siècle ; et la première forteresse automobile, la véritable précurseuse du tank, ne devait être réalisée que cent ans plus tard, à l'époque de la première guerre franco-allemande.
L'inventeur était un ingénieur italien nommé Balbi.
Dès l'année 1854, il avait présenté au gouvernement français son projet de Forteresse mobile en fer. On sait quel est généralement le sort des inventions présentées à nos administrations : celle de Balbi, par sa nouveauté, par son audace, devait plus que toute autre, être mal accueillie. Une forteresse marchant toute seule à la vapeur... Allons donc ! jamais la routine des bureaux ne consentirait à croire cela réalisable. L'inventeur fut éconduit.
Cependant, il ne se découragea pas. En 1870, au lendemain de l'investissement de Paris, il vint proposer au gouvernement de la Défense nationale l'invention que le gouvernement impérial avait dédaignée.
Il n'eut pas plus de chance, hélas avec la république qu'avec l'empire. Les gouvernements changent, mais l'esprit rétrograde des bureaux reste éternellement le même.
Alors Balbi eut recours à l'initiative privée et ouvrit une souscription en vue de construire sa forteresse roulante. On a retrouvé les listes de souscripteurs et relevé, paraît-il, parmi les premiers noms inscrits, celui de M. Clémenceau, alors maire de Montmartre.
Balbi, dans une brochure aujourd'hui introuvable, décrivait en ces termes sa Forteresse mobile :
« Mue par la vapeur, disait-il, et construite comme les monitors américains, c'est-à-dire cuirassée et à l'épreuve de l'artillerie, cette forteresse, de dimensions variables, percée de créneaux pour le tir des fusils et armée soit de mitrailleuses, soit de canons de différents calibres, peut, en se portant contre les ouvrages ennemis, les détruire et frayer, à travers leurs lignes d'investissement, un passage aux défenseurs de Paris. Construite de façon à pouvoir, dans les plaines comme sur les côtes, gravir ou descendre des plans inclinés, elle doit, par la seule masse de son poids, s'élevant jusqu'à dix, quinze mille kilogrammes et plus, renverser, broyer, détruire tous les obstacles. C'est, en un mot, une véritable forteresse roulante, invulnérable et dont l'action est terrible. Sur la déclivité de cette forteresse, dans ses parties essentielles, les projectiles de toute nature ne peuvent que dévier ou ricocher. La pièce d'artillerie dont elle doit être armée ne peut être démontée. Par une disposition nouvelle, le sabord, qui ne s'ouvre que pour l'issue du boulet, de l'obus ou de la mitraille se referme aussitôt le coup parti et reconstitue alors, par la jonction des quatre lames triangulaires qui le composent, l'éperon qui termine, comme dans les monitors maritimes, l'avant de la forteresse.
» Assailli par des ennemis qui en voudraient, par impossible, tenter l'assaut, le toit conique de la tour, armé à sa base de lames solides, aiguës et tranchantes, se met à tourner avec une rapidité qui devient vertigineuse, et tout ce qui l'approche est, en un instant, rejeté au loin, fauché, dispersé, anéanti. De larges roues, adaptées
à des essieux brisés, supportent l'appareil et lui permettent d'avancer, de reculer, d'obliquer, d'évoluer en tous sens sur les terrains les plus accidentés, qu'elle nivèle, pour ainsi dire, sous son poids énorme, comme sur les routes ordinaires ou les voies ferrées. Indépendamment des artilleurs et des soldats postés aux créneaux, un seul homme suffit à la direction de cette énorme machine. Et la dépense du combustible est de un franc cinquante par heure, Le prix de chaque forteresse est de dix-sept mille francs. »
Avouez que c'était un prix fort raisonnable pour un pareil engin et que le budget de la guerre eût pu supporter la dépense sans qu'il en coûtât beaucoup à la France. Mais Trochu, gouverneur de Paris, n'était pas l'homme des initiative hardies.
Balbi, cependant, recueillit par la souscription privée assez d'argent pour réaliser son rêve ; il se mit à l'oeuvre. Trop tard, hélas ! La paix fut signée avant que la forteresse pût être achevée ; et cette aïeule de « Crème de menthe » ne servit jamais.
Depuis lors, d'autres projets virent le jour, mais restèrent à l'état de projet. Dans aucune des guerres récentes on ne signale l'emploi de forteresses automobiles conçues sur le principe de ce terrible tank dont les Allemands eurent pour la première fois la révélation au cours de la bataille de la Somme.
Et, cependant, d'aucuns prétendent que Guillaume II en personne aurait, en 1897, dessiné de ses augustes mains un projet de forteresse automobile à l'usage de l'armée allemande.
Qu'en advint-il ? Nul ne pourrait le dire. L'invention du criminel Tonchatout ne sortit pas du néant. C'est bien dommage que tous les rêves de ce fou sanguinaire n'y soient pas demeurés avec elle.

Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 29 avril 1917